Je ne cesse de penser à mes clients. Pourvu qu'ils n'aient pas besoin de moi ! Je suis sûr qu'ils sont en
danger. Jacques est trop sensible. Igor est trop fier. Venus est trop fragile.
Raoul m'envoie une pensée de réconfort. Il me demande de me concentrer davantage sur mes travaux
d'explorateur. J'ai toujours une fraction de seconde de retard dans les virages. D'accord. Je promets de
m'appliquer.
Raoul, Freddy, Marilyn Ivlonroe et moi visitons des centaines de planètes. Parfois nous descendons à la
surface et n'y trouvons que de la rocaille. Pas la moindre trace d'intelligence.
je propose de n'a atterrir » que sur les planètes tempérées, avec des océans et une atmosphère. Raoul me
répond qu'il n'y a pas de raison pour que la planète où s'est rendue Nathalie soit identique à la notre, mais
Freddy m'approuve. Mes critères suffisent à diviser par dix le nombre de planètes à explorer. Au lieu de
deux cent milliards, il n'y en a désormais plus que 20 milliards...
Nous ne nous attendions pas à être arrêtés par cet adversaire : l'immensité de l'espace.
113. JACQUES
Plus j'écris, plus j'éprouve des sensations étranges. je tremble d'émotion en écrivant et je suis traversé de
frissons proches de l'amour physique. Pendant quelques minutes, je suis «ailleurs». J'oublie qui je suis.
Les scènes s'écrivent d'elles-mêmes comme si mes personnages s'émancipaient de ma tutelle. Je les regarde
vivre dans mon roman comme dés poissons dans un aquarium. C'est agréable et, en même temps, cela me
fait peur. J'ai l'impression de jouer avec un explosif dont je ne possède pas le mode d'emploi.
Quand j'écris, j'oublie qui je suis, j'oublie due j'écris, j'oublie tout. je suis avec mes personnages, je vis
avec eux dans l'histoire. C'est comme un rêve éveillé. Un rêve éveillé érotique car mon corps tout entier
exprime sa joie. Sensation d'extase. Transe. L'instant magique ne dure guère. Juste quelques minutes,
quelques secondes parfois.
Cependant, je ne suis pas à même de décider quand se produiront ces moments d'extase. Ils surviennent,
c'est tout. Ils me sont offerts lorsque je tiens la bonne scène, la bonne musique, les bonnes idées. Lorsqu'ils
cessent, je me retrouve en sueur, hébété. Ensuite, j'ai comme un coup de blues. Une nostalgie, un regret
due le moment merveilleux n'ait pas duré plus longtemps. je baisse alors le son de ma musique et je me
moule de télévision pour oublier la douleur de ne pas vivre en permanence sur de tels sommets.
114. IGOR
Je bondis et je lance une grenade en plein milieu de l'escouade de Tchétchènes qui vient de surgir devant
moi. Je m'éloigne en courant. Je ne réfléchis pas aux balles qui, par intermittence, passent entre mes
mollets. je me précipite vers le puits au centre du village et m'accroche au seau qui y est suspendu.
Les Loups se sont fait décimer. Je ne vois même pas Stanislas. J'abaisse le son de mon baladeur. La
Nuit sur !e mont Chauve décline. J'entends les sifflements de ma respiration et, derrière, le crépitement du
feu, des cris, des ordres, des blessés appelant à l'aide.
115. VENUS
Les jurés m'examinent en silence. Et moi de la scène j'examine les jurés. Au centre, le champion de boxe
poids lourds fixe ma poitrine. À côté de lui : quelques vieux acteurs oubliés, des animateurs de télévision,
un réalisateur de films érotiques, quelques photographes spécialisés dans les nus artistiques, un footballeur
qui n'a pas marqué de buts depuis longtemps.
C'est ça, les jurés ? Ce sont eux qui vont décider de mon sort ? Je suis soudain prise d'un doute. Mais
plusieurs caméras de télévision sont là pour retransmettre le spectacle à travers tout le pays. Des millions
de gens sont en train de me regarder. je leur souris et pousse la hardiesse jusqu'à leur adresser nn clin
d'ail. C e n'est pas interdit par le règlement, que je sache.
J'ai peur. J'ai tellement peur. Heureusement que je me suis bourrée de tranquillisants.
116, ENCYCLOPÉDIE
JE NE SAIS PAS CE QUI EST BON ET CE QUI EST MAUVAIS (PETIT CONTE ZEN) : Un fermier
reçoit en cadeau pour son fils un cheval blanc. Soit voisin vient vers lui et lui dit: , Vous avez beaucoup
de chance. Ce n'est pas â moi que quelqu'un offrirait un aussi beau cheval blanc! , Le fermier répond : ,
je ne sais pas si c'est une borure ou une mauvaise chose... ,
Plus tard, le fils du fermier monte le cheval et celui-ci rue et éjecte son cavalier. Le fils du fermier se
brise la jambe. , Oh ! quelle horreur ! dit le voisin. Vous aviez raison de dire que cela pouvait cire une
mauvaise chose. Assurément celui qui vous a offert le cheval l'a fait exprès, pour vous nuire. Maintenant
votre fils est estropié à vie ! ,
Le fermier ne semble pas gêné outre mesure. , je ne sais pas si c'est une borine ou une mauvaise chose ,,
lance-t-il. Là-dessus la guerre éclate et tous les jeunes sont mobilisés, sauf le fils du fermier avec sa
jambe brisée. Le voisin revient alors et dit: ,Votre fils sera le seul du village à ne pas partir à la guerre,
assurément il a beaucoup de chance. , Le fermier alors répond : , je ne sais pas si c'est une bonne ou une
mauvaise chose. ,
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Tome IV.
117. INVENTAIRE
Dans la constellation d'Orion, c'est le néant.
Dans la constellation du Lion, il y a quelques microbes unicellulaires. Niveau de conscience pas très éloigné
de la pierre.
Dans la Grande Ourse, ce sont des planètes même pas complètement formées.
Autour de l'étoile de Luyten ? Des météorites glacées. Nous perdons notre temps.
Bon sang! et pendant ce temps que peuvent faire mes clients
118. IGOR
Je suis blotti sous la margelle du puits quand, à tout hasard, un type y, expédie une grenade. Je la rattrape
habilement dans ma main droite et je l'examine. Modèle afghan G34, blindage carrelé. Je ne prends pas le
temps de trembler, je la renvoie aussitôt. Le type a compris qu'il y a quelqu'un là-dedans et il s'empresse de
l'y relancer. Je n'hésite pas et je remets la grenade en jeu.
Question de nerfs. Heureusement que le sergent m'a appris à jongler. Comme l'autre persiste, je regarde
plus attentivement l'engin et constate que la goupille est obstruée. Mauvais matériel. Les Afghans ne sont pas
des orfèvres en technologie de pointe. Cette grenade-là n'explosera jamais. Alors je saisis l'une des miennes,
une bonne grenade russe, fabriquée par une bonne mère russe, et dont je connais par coeur le fonctionnement.
J'attends pile les cinq secondes nécessaires, calcule bien ma trajectoire et l'envoie sur le bonhomme. Le type
l'empoigne pour me la relancer mais, cette fois, elle lui pète dans la main.
La guerre, c'est pas pour les amateurs. C'est un métier oit il faut savoir rester méthodique et garder le
rythme. Je sais par exemple que je ne dois pas m'attarder trop longtemps dans ce puits. Alors je bondis audehors,
ramasse le fusil à lunette d'un copain mort et je cours me cacher dans une des maisons. J'y trouve
des autochtones, mais je les tiens en respect avec mon arme et j'enferme toute la petite famille dans la
cuisine. Puis je prends position près de la fènêtre et j'observe tranquillement les environs. Grâce à ma visée
laser, je dispose d'un énorme avantage sur mes adversaires. Je replace le baladeur sur mes oreilles. La
Nuit sur le mont Chauve résonne à nouveau dans mes tympans. Un soldat ennemi traverse mon champ
de vision. II a soudain Litre lumière rouge au-dessus du sourcil. J'appuie sur la détente. Et d'un.
119. JACQUES
Je regarde mes six rats dans leur cage de verre. Ils me regardent. Le chat se tient à distance. J'ai
l'impression qu'ils ont compris que je parlais d'eux. Alors ils se donnent de plus en plus en spectacle contre
la vitre. Dommage que je ne puisse leur lire comment je les ai mis en scène.
Mona Lisa II vient se frotter contre moi afin de vérifier que je ne l'ai pas remplacée dans mon coeur par ces
monstres aux dents pointues.
Je relis mon travail.
En fait, ce roman, il part dans tous les sens. On ne comprend pas pourquoi les scènes s'enchaînent ainsi et
pas autrement. Je me rends compte qu'il me faut construire un échafaudage qui soutiendra toute l'histoire et
fera que les scènes tomberont à tel endroit et non à tel autre, de façon purement aléatoire. Utiliser une
structure géométrique ? Bâtir une histoire en forme de cercle ? Je teste. À la fin du récit, mes personnages
se retrouvent dans la même situation qu'au début. Déjà vu. Une histoire en forme de spirale ? Plus on
avance, plus le récit s'élargit et débouche sur l'infini. Déjà vu aussi. Construire une histoire en ligne ?
Banal tout le monde fait ça.
Je songe à des figures géométriques plus compliquées. Pentagone. Hexagone. Cube. Cylindre.
Pyramide. Tétraèdre. Décaèdre. Quelle est la structure géométrique la plus complexe ? La cathédrale.
J'achète un livre sur les cathédrales et je découvre que leurs formes correspondent a des structures liées
aux dispositions des étoiles dans le cosmos. Parfait. Je vais écrire un roman en forme de cathédrale. Je
choisis pour modèle celle de Chartres, pur joyau du treizième siècle, regorgeant de symboles et de
messages cachés.
Je reproduis méticuleusement le plan de la cathédrale sur une grande feuille de papier à dessin et
m'arrange pour que les évolutions de mon récit s'intègrent dans ses repères millenaires. Les
croisements de mes intrigues correspondront aux croisements des nefs, mes coups de théâtre aux clefs
de voûte. La méthode m'incite à m'amuser davantage en multipliant les développements parallèles.
Mon écriture devient plus (laide, les trajectoires de mes personnages s'inscrivent naturellement dans
cette structure parfaite.
J'écoute de la musique de Bach. Jean-Sébastien Bach usait aussi pour ses compositions de structures de
type cathédrale. Parfois, deux lignes mélodiques se croisent donnant à l'oreille l'illusion d'en entendre
une troisième que pourtant aucun instrument ne joue. J'essaie de reproduire cet effet dans mon écriture
avec deux intrigues qui se chevauchent pour créer l'idée d'une troisième, imaginaire celle-là.
La cathédrale de Chartres et jean-Sébastien Bach constituent mon échafaudage secret. Portés par cette
charpente, mes personnages prennent le large et mon écriture accélère. J'arrive à écrire vingt pages
définitives par jour au lieu des cinq à revoir habituelles. Mon roman devient de plus en plus épais. 500,
600, 1000, 1 534 pages... Davantage qu'un simple polar, c'est , Guerre et Paix chez les rats ,.
Ça me semble enfin suffisamment solide pour être lu.
II ne me reste plus qu'à trouver un éditeur. J'expédie mon manuscrit par la poste à une dizaine des
principales maisons d'édition parisiennes.
120. VENUS
Les jurés votent. Je grignote mon ongle cassé. Je donnerais ma vie pour une cigarette mais le règlement
l'interdit. Mon sort se joue en ce moment.
121. IGOR
Je vise. Je tire. J'en abats un deuxième. J'en abats un troisiéme. Un quatrième. Qu'il est bon de travailler en
musique! Je remercie l'Occident décadent d'avoir inventé les baladeurs. Une vision de maman flotte devant
moi. Plutôt que de viser le coeur, je cherche la tête. Chaque fois que je songe 1 maman, j'ai envie de poser
le doigt sur une détente.
122. JACQUFS
À intervalles plus ou moins longs, je trouve la réponse d'un éditeur dans ma boite aux lettres. Le premier
juge mon sujet trop excentrique. Le deuxième me conseille de remettre mon ouvrage sur le métier en
choisissant cette fois pour héros les chats, , beaucoup plus appréciés du grand public ,.
Je regarde Mona Lisa II.
Y a-t-il un roman 3 faire sur Mona Lisa II, le chat le plus décadent de tout l'Occident ?
Le troisième éditeur me propose de publier mon roman à mes frais, à compte d'auteur. II est tour
disposé à m'accorder un bon prix.
123. VENUS
Les notes tombent. Elles sont plutôt sévères. La meilleure moyenne pour l'instant tourne autour de 5,4
sur 10. Ça y est, c'est mon tour. Les jurés annoncent l'un après l'autre leur verdict : 4. 5. 6. 5... Je conserve
un sourire plaqué sur le visage mais je suis effondrée. Si personne ne m'estime supérieure à ces chiffres
minables, je suis perdue. Quelle injustice ! Je déteste ces gens avec leurs mines hypocrites. En plus la fille
la mieux notée pour le moment est bourrée de cellulite. Ils ne s'en sont donc pas aperçus ?
124. ENCYCLOPÉDIE
IDEOSPHERE : Les idées sont comme des êtres vivants. Elles naissent, elles croissent, elles proliferent,
elles sont confrontées à d'autres idées et elles finissent par mourir.
Et si les idées comme les êtres vivants avaient leur propre évolution ? Et si les idées se sélectionnaient
entre elles pour éliminer les plus faibles et reproduire les plus fortes comme dans le darwinisme ? Dans Le
Hasard et la Nécessité, en 1970, Jacques Monod émet l'hypothèse que les idées pourraient avoir une
autonomie et, comme les êtres organiques, être capables de se reproduire et de se multiplier.
En 1976, dans Le Gène égoïste, Richard Dawkins évoque le concept d', idéosphère ,.
L'idéosphère serait au monde des idées ce que la biosphère est au monde des êtres vivants.
Dawkins écrit: , Lorsque vous plantez une idée fertile dans mon esprit, vous parasitez littéralement mon cerveau,
le transformant en véhicule pour la propagation de cette idée. , Et il cite à l'appui le concept de Dieu,
une idée qui est née un jour et n'a plus cessé d'évoluer et de se propager, relayée et amplifiée par la parole,
l'écriture, puis la musique, puis l'art, les prêtres la reproduisant et l'interprétant de façon à l'adapter à l'espace
et au temps dans lesquels ils vivent.
Mais les idées, plus que les êtres vivants, mutent vite. Par exemple le concept, l'idée de communisme, née de
l'esprit de Karl Marx, s'est répandue dans un temps très court dans l'espace jusqu'à toucher la moitié de la
planète. Elle a évolué, a muté, puis s'est finalement réduite pour ne concerner que de moins en moins de
personnes comme une espèce animale en voie de disparition.
Mais en même temps, elle a contraint l'idée de , capitalisme , à muter elle aussi.
Du combat des idées dans l'idéosphère surgit notre civilisation.
Actuellement les ordinateurs sont en passe de donner aux idées une accélération de mutation. Grâce à
Internes, une idée peut se répandre plus vite dans l'espace et le temps et être plus rapidement encore
confrontée à ses rivales ou à ses prédatrices.
C'est excellent pour répandre les bonnes idées, mais aussi pour les mauvaises, car dans la notion d'idée il n'y a
pas de notion , morale ,.
En biologie non plus d'ailleurs, l'évolution n'obéit pas à une morale. Voilà pourquoi il faudra peut-être
réfléchir à deux fois avant de répandre les idées qui , traînent ,. Car elles sont plus puissantes désormais que
les hommes qui les inventent et que ceux qui les véhiculent.
Enfin, c'est juste une idée...
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif etAbsolu, Tome IV.
125. JACQUES
Le quatrième éditeur me contacte par téléphone et m'encourage à persévérer. , L'écriture nécessite une
grande expérience de la vie. II est impossible qu'à dix-sept ans et demi vous en ayez suffisamment ,, dit-il.
Le cinquième éditeur me reproche mes scènes de batailles, guére prisées du public féminin. Il me rappelle
que le lectorat est dans son immense majorité féminin et que femmes et jeunes filles préfèrent de loin les
scènes romantiques. Pourquoi ne pas réfléchir à une version a love story cher les rats , ?
Je regarde mes rats : un mâle est précisément en train de copuler avec une femelle. Il lui mord très fort le
cou jusqu'au sang, lui écrase la tête et lui bloque la croupe avec ses griffes pour mieux s'y emboîter. La
pauvre couine de douleur, mais le mâle n'en semble que plus excité.
Une love story romantique chez les rats ? Ce ne serait pas réaliste...
126. IGOR
Cinq. Six. Sept. Et dix, qui fait la manche. J'ai abattu tous les soldats ennemis qui se sont aventurés dans
ma rue. II est midi. Le ciel est blanc. Le village fume et les mouches s'acharnent sur la viande encore tiède
des combattants.
Les ennemis sont morts, mais les amis aussi. Je ne vois plus un seul des nôtres. Je pousse le hurlement du
loup. Cc cri de ralliement n'est suivi d'aucune réponse. Je crois que j'ai eu de la chance. Je crois qu'il y a
quelqu'un là-haut, au ciel, qui me protège. Bien sûr, je suis rapide mais j'ai quand même évité plusieurs
fois comme par miracle de marcher sur une mine ou de recevoir une balle perdue.
Ouais, j'ai sûrement un ange gardien. Saint Igor, merci. Je sais que je vais être rapatrié au camp pour y
être réincorporé dans un nouveau commando de Loups et enchaîner d'autres missions pareilles à celle-ci. La
guerre, c'est la seule chose que je sache bien faire. Chacun son truc. Je remets les haut-parleurs sur mes
oreilles et je me repasse la Nuit sur !e mont Chauve. Soudain, j'entends un hurlement de loup. Est-ce un vrai
loup ? Non, c'est Stanislas. Il a raison, il doit avoir lui aussi un ange gardien.
127. VENUS
Encore un 5 sur 10. Tout va se jouer sur le dernier vote. Celui du boxeur.
- 10 sur 10, annonce-t-il.
Est-ce possible ? Ai-je bien entendu ?
D'un coup, ma moyenne grimpe en flèche. À cet instant, j'ai la meilleure note. J'exulte d'abord puis me
reprends. Toutes les tilles ne sont pas encore passées. Une autre peut me doubler.
Dans un brouillard, j'entends les autres chiffres tomber. En tête, je suis toujours en tête. Ça y est, tout le
monde est passé, personne n'a fait mieux.
Je suis... je suis... Miss Univers.
J'embrasse les jurés. Les caméras de télévision me filment. Tout le pays me voit. On me tend une bouteille de
champagne et j'arrose tout le monde sous les flashes des photographes.
J'ai gagné !
Je parle dans le micro
-je tiens à remercier tout spécialement ma mère sans qui jamais je n'aurais trouvé le courage d'entreprendre ce
long cheminement vers la... perfection.
Au moment où je les prononce, je sens que ce sont les mots qu'il faut dire pour plaire au public et aux
téléspectateurs. Mais, entre nous, s'il y a quelqu'un à qui je dois dire merci, c'est à moi et rien qu'à moi.
Sur scène, mes ex-rivales viennent me congratuler. Dans le public, maman pleure de joie et Esteban me
lance des bisous dans les airs.
Après c'est : interviews, félicitations, photos. Je suis au zénith. Ensuite, dehors, les gens me
reconnaissent et me réclament des autographes.
Épuisée, je regagne l'hôtel avec un Esteban plus admiratif que jamais.
J'ai gagné !
128. JACQUES
J'ai perdu. Échec sur toute la ligne. Aucun éditeur ne veut de mes Rats.
Écrivain c'est pas un métier, me dit mon père au téléphone. Tu parles si je le sais ! Je suis libraire et je
vois bien que seuls les gens déjà célèbres se vendent. Deviens d'abord célèbre et ensuite tu pourras écrire
ton livre. Tu n'as pas pris le problème dans le bon sens. ,
II n'y a que Mona Lisa qui reste proche de moi dans l'adversité. Elle sent bien que je suis affaibli et
commence à s'inquiéter sur ma capacité à lui fournir tous les jours sa patée ou ses croquettes.
Je me couche. Le lendemain matin, je vais prendre mon service au restaurant puis je relis mon
manuscrit.
Dans la cage les rats semblent se moquer de moi. Ils m'énervent. lis se prennent pour qui ? Ce ne sont
que des rats après tout. Je les relàche dans les égouts. Qu'ils se débrouillent. Mona Lisa m'approuve d'un
ronronnement significatif.
Je vais m'installer devant ma machine à écrire. Il n'y a plus la moindre magie. Il n'y a plus le moindre
espoir. Je n'y arriverai jamais. Mieux vaut renoncer.
129. ENCYCLOPÉDIE
L E S CREQ: L'homme est en permanence conditionné par autrui. Tant qu'il se croit heureux, il ne remet pas
en cause ce conditionnement. Enfant, il trouve normal qu'on le contraigne à avaler des aliments qu'il déteste,
c'est sa famille. Adulte, il trouve normal que son supérieur l'humilie, c'est son travail. Marié, il trouve normal
que sa femme lui fasse des reproches permanents, c'est son épouse. Citoyen, il trouve normal que son
gouvernement réduise sans cesse son pouvoir d'achat, c'est le gouvernement pour lequel il a voté.
Non seulement il ne s'aperçoit pas qu'on l'étouffe, mais en plus il revendique sa famille, son travail, son
système politique et la plupart de ses prisons comme autant de formes d', expression de sa personnalité ,.
Beaucoup d'humains sont prêts à se battre bec et ongles pour qu'on ne leur ôte pas leurs chaînes. Pour nous
les anges, il est donc parfois nécessaire de provoquer ce qu'en bas ils nomment des ,malheurs , et que nous en
haut qualifions de , CREQ ,, pour , crise de remise en question ,. Les CREQ peuvent prendre plusieurs
formes: accident, maladie, rupture familiale, déboires professionnels.
Ces crises terrifient les mortels mais, au moins, les déconditionnent provisoirement. Très vite, l'humain part à
la recherche d'une autre prison. Le divorcé est pressé de se remarier. Le licencié accepte un travail plus
pénible encore. Cependant, entre le moment où survient la CREQ et celui où le mortel retrouve une autre
prison, il aura joui de quelques instants de lucidité. Il aura entrevu alors ce qu'est la vraie liberté. Même
si, en général, cela l'a plutôt effrayé.
Edmond Wells,
Encyclopédie dit Savoir Relatif et Absolu, Tome lV.
130. VOL COSMIQUE RETOUR
Retour au Paradis.
Que mes clients ont évolué en si peu de temps! À croire qu'ils mûrissent plus vite lorsqu'on ne les
surveille pas. Venus s'est tirée de son anorexie et de sa boulimie et elle s'est acquis le titre de Miss
Univers. Tant mieux, de toute façon, j'avais l'intention de le lui procurer. Igor est sorti et de la prison
et de l'asile d'aliénés et il est devenu un héros militaire. Il n'y a que Jacques à la traine, qui n'arrive
pas à trouver ses marques. Qu'il reste vautré devant sa télévision aussi longtemps ne me laisse rien
présager de bon.
Edmond Wells apparaît toujours au mauvais moment. Il soupire
-Tu me déçois beaucoup, Michael. J'avais placé de grands espoirs en toi et tu gâches le travail...
- Je suis nouveau, je commence à peine à comprendre comment fonctionnent les humains.
Mon instructeur reste dubitatif.
-Ah oui, et cette petite promenade dans l'espace, c'était comment?
II sait. Je proteste :
-À part Jacques Nemrod qui a toujours été à la traîne, mes deux autres clients vont très bien.
-Mon pauvre Michael, dit Edmond Wells, il y a encore beaucoup de choses qu'il faut que je
t'explique. Tu as remarqué que lorsque tu approches de la Terre, tu rencontres des âmes errantes ?
- Non, heu... enfin...
Il est donc au courant de notre visite chez Papadopoulos.
-Tu as remarqué que ces âmes errantes parviennent à se faire mieux comprendre des humains que nous,
précisément parce qu'elles sont tout près des hommes.
- Oui... mais.
-Eh bien, lorsqu'un client fait une prière et que son ange gardien n'est pas là pour la recevoir, que se
passe-t-il selon toi ? - ... Une âme errante s'en occupe.
-En effet. Et crois-moi, elles sont trop contentes, les âmes errantes, de rendre service à notre place. Ce
sont de vraies teignes. Là où l'ange n'effectue pas son travail, l'âme errante s'immisce. Qu'est-ce que tu
te figures, Michael ? Qu'Igor et Venus ont eu de la chance ? Non, ils ont prié, et une âme errante est
accourue faire le travail à ta place. Maintenant, elle les parasite.
Mon instructeur semble vraiment peiné.
- C'est pour cela que chaque fois que je le peux je dis aux hommes : , N'invoquez pas les esprits, n'entrez
pas en transe, fuyez les médiums et tous ceux qui prétendent vous parler de l'au-delà. Ne priez pas
n'importe comment, ne vous mettez pas en quête de votre ange gardien - il sait où vous trouver.
N'essayez pas d'approfondir ce qu'est le vaudou, ou le chamanisme ou la sorcellerie. Vous croyez
manipuler et c'est vous qui vous faites manipuler. Chaque aide a un prix. ,
je lis dans le regard de mon maître une réelle déception à mon égard.
- Comment me faire pardonner? Comment réparer? murmuré-je.
-je suis responsable de toi, Michael, soupire Edmond Wells. Alors, ne te trouvant pas, j'ai retroussé mes
manches. je les ai délivrés des âmes errantes qui leur collaient au dos. Ils sont de nouveau , déparasités ,.
Mais désormais, prends garde ! Tes deux , gagnants , sont convaincus maintenant qu'il suffit de
t'invoquer pour que tout s'arrange. Igor t'appelle même saint Igor car il se figure que chaque être humain
est patronné par l'ange dont il porte le prénom. Edmond Wells s'élève en lévitant.
- Un jour viendra où Igor, Jacques et Venus te rejoindront ici et te fixeront dans les yeux. Et ce moment
sera terrible pour toi car alors ils sauront qui tu es et ce sera à toi de leur rendre des comptes.
Honteux, je baisse la tête.
- Autre chose encore. N'écoute pas les mauvais élèves. Ce n'est pas sur eux qu'il faut t'aligner. Ce ne sont
pas eux qui au jour de la pesée de leur âme s'expliqueront à ta place avec tes clients.
Mon instructeur a un mouvement du menton en direction de Raoul qui volette non loin.
- Par chance, Michael, tu as reçu de bonnes âmes au départ. Il n'est pas dit que la prochaine distribution
te sera aussi favorable. En général, c'est lorsqu'on a échoué avec ses premiers clients et qu'on touche sa
nouvelle couvée qu'on se rend compte combien on avait été bien servi la première fois.
Je me recroqueville. Je voudrais me faire tout petit sous ce regard.
- Pour un mortel, échouer c'est se réincarner, tonne-t-il. Pour un ange, c'est... recevoir de nouveaux
clients.
131. IGOR. 18 ANS
Stanislas et moi avons droit à des médailles. Le colonel Dukouskoff nous donne l'accolade.
- Désormais vous êtes sergents-chefs.
Un parterre de militaires en uniforme impeccable se lève et applaudit. On hisse le drapeau de la nation et
résonne à mes oreilles le doux hymne de la mère patrie. Le colonel Dukouskoff me chuchote à l'oreille
- Vous êtes les deux seuls à vous en être tirés après vous être battus à un contre dix. Quel est votre
secret ?
Je respire très fort et j'hésite. Je ne vais tout de même pas lui parler de mon ange gardien.
-J'ai survécu à ma mère, dis-je. II sourit, compréhensif.
Et, à cet instant, j'exulte d'avoir dix-huit ans et d'être vivant.
1 3 2 . V E N U S . 1 8 A A N S
Je suis dans les bras du champion du monde de boxe poids lourds qui faisait partie du jury. Nous
faisons l'amour. C'est une brute. II halète comme sur un ring. Le bruit est assourdissant. De ses grosses
pattes il m'étend sous lui et j'étouffe. Cent vingt kilos de muscles qui dégagent de la vapeur et vous
oppressent, autant faire l'amour avec une locomotive ou un camion. Aucune délicatesse.
Ça avait pourtant bien commencé. Après l'élection, il m'a contactée et m'a demandé si on pouvait se
voir. J'ai accepté. II est venu vers moi et m'a couverte de compliments comme quoi j'étais vraiment la
plus belle du concours. Puis ça s'est gâté. II m'a rappelé que c'était lui, avec son vote de 10 sur 10, qui
m'avait fait gagner le titre. À l'entendre, je lui étais redevable de ma victoire! Ah, ces hommes, à les
écouter, on n'arriverait à rien sans eux. Mais moi, je sais que si j'ai réussi, c'est parce que j'ai prononcé la
bonne prière au bon moment. J'ai même ressenti une présence amie se manifester pour la première fois.
Mon ange gardien, sûrement.
Par politesse, je le laisse aller jusqu'au bout puis il s'endort en poussant un grand ronflement et j'en
profite pour partir. Je suis vraiment trop gentille.
133. JACQUES. 18ANS
J'écris de moins en moins. Je lis de moins en moins. Je reste parfois avachi dans mon canapé cinq heures
d'affilée devant la télévision, sous une couverture, le chat posé sur mes genoux en train de ronronner. je ne
regarde même pas une émission en particulier. Je zappe.
Mon emploi de serveur suffit à subvenir à mes besoins. De toute façon, je ne coite pas cher. Je me nourris de
bols de pâtes déshydratées qui regonflent quand on verse de l'eau bouillante dessus.
Mona Lisa II est ravie que je regarde la télévision. Elle est persuadée de m'avoir montré la voie de la
sagesse.
Je crois qu'avec L e s R a t s , j'ai écrit un bon livre. Mais si les éditeurs sont incapables de s'en rendre compte,
c'est comme si je n'avais rien fait, alors autant ne rien faire pour de bon.
Au rythme où je grossis, avec mes frîtes, je ne vais pas tarder à me transformer en « Mona Lisa humain ».
Par paresse de me raser, je me laisse pousser la barbe.
Peu à peu, zappant toujours, je descends dans la hiérarchie des programmes. Des informations, je passe aux
films, des films aux téléfilms, puis aux séries, puis aux sitcoms, puis à ces abominables jeux d' érudition , du
matin où deux candidats s'affrontent en tentant de répondre le plus vite possible à des questions nulles du
genre : Quelle est la nourriture préférée des chiens ?
Moi, je me fiche des chiens, j'ai un chat, mais je regarde quand même.
Je pense que je peux continuer à vivre comme ça pendant quarante ans. J'ai renoncé. Et pourtant, un jour, une
émission me fait réagir.
C'est une émission littéraire. L'émission hebdomadaire littéraire de référence. D'ordinaire je l'ignore, mais
aujourd'hui je suis saisi d'un attrait morbide.
Thème de l'émission: l'amour. Premier invité, un vieil acteur qui a connu son heure de gloire. II égrène ses
souvenirs et énumère, la mine coquine, les comédiennes qu'il a comme il dit , honorées ,. Le présentateur, la
mine tout aussi égrillarde, plaisante et renchérit dans les allusions grivoises.
Deuxième invité: un jeune type de mon âge. Auguste Mérignac, annonce le présentateur. Beau gosse. Bien habillé. Sourire décontracté. II publie un roman autobiographique dont le héros se prénomme, comme par hasard, Auguste, lequel a pour particularité de rendre toutes les femmes folles de lui. Après quelques anecdotes libertines, Auguste Mérignac signale qu'il est un passionné de l'amour et que c'est le sens de toute son oeuvre littéraire.
- |
|