Spiritualité, Nouvel-Age - Editions, Livres
LIVRE EN VERSION COMPLETE : LES ENFANTS DU DIABLE PAR Jean-Pierre PETIT



Ancien Directeur de Recherche au CNRS

L'essentiel de ce livre a été écrit en 1986. Il avait été commandé par un
grand éditeur Français qui, au dernier moment, refusa de le publier, sans
doute pour deux raisons. Soit il ne crut pas aux révélations qu'il contenait,
soit il fut effrayé par ce qu'il trouva dans ce manuscrit. Je l'ai complété par
quelques informations récentes. En 1976 je connaissais les grandes lignes
du projet Guerre des Etoiles, qui ne fut porté à la connaissance du grand
public que quinze ans plus tard.
Depuis l'effondrement de l'URSS le public a tendance à croire que le
danger thermonucléaire s'est éloigné. Il n'en est rien, et, après lecture, le
lecteur verra que les choses sont devenues pires encore. En tant que
scientifique il est de mon devoir de tenter d'ouvrir les yeux du public.
Les savants du monde entier ont vendu leur âme au diable, comme Faust,
c'est tout.

Ce livre est dédié à mon ami le scientifique Vladimir Alexandrov,
assassiné à Madrid en 1985 par les services secrets, sur ordre du lobby
militaro-scientifique.
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PROLOGUE
Troie devait disparaître, elle ne pouvait échapper à son destin. Dociles,
les troyens travaillaient donc à leur propre perte. Ils avaient ainsi envisagé
d'abattre un des pans de leur forteresse pour y faire entrer l'énorme cheval à
roulettes abandonné par les grecs devant les portes de la ville. Tout se
déroulait comme prévu.
Mais Cassandre suspecta un coup fourré :
- Timeo danaos et dona ferentes.
Je crains les grecs, surtout quand ils font des présents, disait-elle.
Cassandre, fille du troyen Priam, avait reçu d'Apollon le don de prédire
l'avenir, à condition de se donner au dieu. Elle décrivait le futur de Troie,
sans retenue, dans les rues de la cité, et les dieux en furent agacés.
Quelqu'un voulait contrarier le plan, faire dérailler le destin, peser sur
l'avenir de la ville. Impensable. ...
- Aucune inquiétude, dit Apollon, cette idiote a refusé de coucher avec
moi, aussi ai-je jeté sur elle une malédiction : personne ne la croît.
Les dieux s'esclaffèrent. Il devenait fort divertissant de voir cette pauvre
fille décrire dans une indifférence générale le perte des Troyens, hommes,
femmes, enfants et la mise à sac de la ville. En la voyant certains haussaient
les épaules ou pointaient leur index sur leur tempe en assortissant ce geste
d'un mouvement de vissage. Certains, plus cultivés, disaient "qu'elle avait
le syndrome de la catastrophe". Mais l'enchantement d'Apollon ne semblait
cependant pas parfait. Zeus s'en inquiéta :
Dis-donc, Apollon, Je suis désolé, mais cela ne marche pas à cent pour
cent, ton truc. Elle a réussi à convaincre Laocoon, son frère, et le fils de
celui-ci.
Laocoon, prêtre au temple, était un intellectuel. En réfléchissant il avait
fini par conclure que cette histoire de cheval n'était pas claire. Il le disait et,
lui, on l'écoutait. C'était embêtant et ça risquait de tout flanquer par terre.
Les dieux décidèrent d'employer les grands moyens. Sur leur ordre des
serpents monstrueux sortirent de la mer toute proche, se jetèrent sur
Laocoon et sur son fils, et les étouffèrent. On connaît la suite.
Je dédie ce livre à toutes les Cassandres et à tous les Laocoons de la
Terre.
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LIVERMORE
Au printemps 1976 les Etats-Unis vivaient le bicentenaire de leur
indépendance. La Science était encore belle et bonne et de nombreux
temples lui avaient été consacrés dans le pays où on s'apprêtait à célébrer
l'événement avec faste.
A cette époque j'arrondissais mes fins de mois au CNRS en faisant de
temps en temps des articles pour la revue Science et Vie. Philippe Cousin,
son rédacteur en chef, me dit un matin :
- J'ai envie de faire quelque chose sur ce bicentenaire dans le numéro
d'été. Si tu veux, je t'envois aux Etats-Unis. Tu essayes de me faire le point
sur quelques réalisations scientifiques de pointe du moment. Je te laisse
libre de tes points de chute là-bas.
Je fis donc ma valise et m'envolais vers les Amériques. Avant de partir,
un ami m'avait vivement conseillé d'aller voir les lasers du célèbre
laboratoire de Livermore, en Californie.
- Personne ne les a jamais vus. Ce sont, parait-il, les plus puissants du
monde. Essaie de t'en approcher.
C'était excitant. Quatre jours plus tard, m'offrant une escale de vingt
quatre heures pour digérer le décalage horaire, je déambulais dans les rues
de San Francisco. C'était la seule grande ville qui exerçait sur le visiteur
occidental un charme immédiat. Boston faisait bon chic bon genre. A New
York on avait l'impression d'être dans une fosse à ours aux parois
vertigineuses qui ne découvraient qu'une maigre bande de ciel. Mais Frisco
évoquait encore le livre de Jules Vernes, vingt mille lieues sous les mers,
ou Moby Dick. Les lions de mer s'entassaient sur les jetées. Sur les quais
qui sentaient le poisson mouillaient des armadas de petits bateaux de pêche
et avec un peu d'imagination on aurait pu s'attendre à croiser le capitaine
Achab, martelant le sol de sa jambe de bois.
La ville ressemblait à du papier gaufré tant son sol avait été travaillé par
les tremblements de terre. Elle était pleine de trous et de bosses. Il était
conseillé d'utiliser les célèbres tramways à câble qui étaient là-bas plus une
nécessité qu'un attachement au folklore.
Le port sentait l'iode et le poisson. Dans les boutiques des quais on
trouvait encore des sirènes empaillées et des diseuses de bonne aventure. Il
existait une échoppe où on vendait toutes sortes d'étrangetés. Son ancien
propriétaire était un vieux chinois extrêmement maniaque qui, avant de
mourir, avait voulu laisser au monde une image parfaite de lui-même, en
cire. Afin d'accroître le réalisme il avait abandonné toute sa pilosité,
s'arrachant dans ses derniers jours cheveux et poils de barbe pour les sceller
dans la cire chaude.
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A côté de cette représentation grandeur nature de l'ex-propriétaire se
trouvait une diseuse de bonne aventure, également en cire. Habillée en
gitane, elle plongeait un regard fixe dans une sphère de verre posée devant
elle et dans cette boule s'agitait un petit personnage, sorte de Merlin
l'enchanteur habillé d'un long manteau. Il semblait répéter à l'infini les
mêmes gestes. On ne voyait ni écran, ni système optique apparent et
l'image en relief du personnage ne se formait pas sur les parois de la boule
mais carrément en plein milieu, comme si elle était suspendue dans l'air. Je
voyais là mon premier hologramme.1
Je rentrais dans la boutique pour connaître mon avenir mais la gitane
avait cette fois laissé place à un ordinateur. Un préposé, visiblement dénué
de tout pouvoir divinatoire, entrait machinalement son clavier quelques
renseignements sur la date de naissance, le sexe, etc.. Puis, quelques
secondes plus tard, une imprimante exprimait bruyamment l'oracle
demandé, le tout pour un dollar. La poésie cédait le pas à l'efficacité.
Dans un autre coin de la boutique une caméra à digitaliser permettait
contre une somme modique de se faire tirer le portrait, toujours grâce à
l'ordinateur, en reproduisant vos traits sur le papier à l'aide d'une adroite
combinaison de caractères alphabétiques.
Bien sûr, aujourd'hui toutes ces choses sont monnaie courante, mais à
l'époque elles avaient de quoi surprendre le visiteur, même scientifique
averti.
Il existait aussi à San Francisco un célèbre magasin de verrerie. Dans la
vitrine la lumière se réfléchissait à l'infini dans d'énormes blocs de verre
brut subtilement teintés. L'un d'eux, mesurant un bon demi mètre de
diamètre, semblait d'une homogénéité et d'une qualité parfaite. Un vendeur
m'expliqua que la teinte rosâtre était due à la présence d'une impureté, d'une
"terre rare", le néodyme.
- Du verre dopé au néodyme ! n'est-ce pas le matériau qu'on utilise dans
les lasers ?
- Oui, et nous le fournissons en quantité appréciable aux gens du
Lawrence Livermore Laboratory, nos voisins.
Le lendemain soir un petit bimoteur blanc m'emmena vers ce laboratoire
où fut mise au point et assemblée, sous la direction du Folamour américain,
Edward Teller, la première bombe à hydrogène.. Il appartenait à une
compagnie qui faisait avec cet unique appareil la navette entre Frisco et ce
coin de désert. L'avion était si petit qu'il passait sans encombre sous les
ailes de ses grands frères les Boeing 747. Après l'atterrissage d'un de ces
géants nous dûmes attendre quelques minutes que s'apaise le puissant
1 Hologramme : enregistrement sur une plaque photographique de l'image
interférentielle d'un objet éclairé par laser. Ce même film, de nouveau éclairé par laser,
produit une image "tridimensionnelle" qui semble flotter dans l'espace.
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brassage d'air qu'il avait créé, précaution sage pour éviter de se retrouver
sans crier gare cul par dessus tête au moment du décollage.
Je couchais dans un motel triste proche du minuscule aéroport. Le
lendemain le chargé des relations extérieures vint m'y cueillir et je lui
tendis mes lettres d'introduction.
Janus.
Livermore était à l'échelle américaine, immense. Ca n'était pas un village
mais une ville avec ses résidences, son marché et ses usines à découvrir.
Tout ne vivait ici que pour et par la science. Nous franchîmes un portail,
puis un autre.
- Je vais vous présenter au professeur Alström, le responsable du projet
laser de puissance.
- Alström ? mais je le connais très bien, quelle coïncidence ! Il y a onze
ans, en 1965, il avait travaillé dans le même laboratoire que moi, à l'Institut
de Mécanique des Fluides de Marseille.
A l'époque l'aventure des lasers débutait. Il était venu passer quelques
temps chez nous pour nous apprendre à les construire. C'étaient alors des
petits tubes en verre emplis d'un mélange de gaz rares. On les fermait par
deux miroirs dont on pouvait régler l'orientation et dont l'un était semitransparent.
L'énergie était apportée par une petite décharge électrique,
dispensée par deux électrodes latérales. Après avoir tripoté quelques
minutes les vis de réglage des miroirs, on trouvait la bonne orientation,
créant la "cavité résonante". Un fin rayon rouge jaillissait alors comme une
flèche de sang. Les uns après les autres les membres du laboratoire étaient
venus voir cette lumière nouvelle qui ne se dispersait pas. A des dizaines de
mètres elle formait toujours sur une feuille de papier une tache presque
ponctuelle.
Je me souviens d'un étudiant qui travaillait dans ce laboratoire à la fin
des années soixante, un certain Bernard Fontaine et qui, suivant les
indications d'Alström, avait monté ces bébés lasers. Ses gestes saccadés
entraîneraient souvent des bris de matériel. Il opérait dans un désordre
assez remarquable, ce genre de désordre organisé dans lequel travaillent
souvent les chercheurs et dont la structure ne saute pas aux yeux.
Un jour cet animal avait voulu fabriquer un laser fonctionnant avec du
cyanure de potassium. Sur le papier cela avait l'air formidable mais,
soucieux de rester en vie, tous les membres du laboratoire avaient vivement
protesté pour qu'il abandonnât cet inquiétant projet, ce qu'il fit, fort
heureusement pour nous. Aujourd'hui ses gestes sont devenus moins vifs, il
a perdu quelques cheveux et, toujours entre deux avions, développe des
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lasers à ultra-violet pour les militaires, les futurs laser de la guerre des
étoiles.
Je reconnus Alström de loin à ses cheveux très clairs.
- Alors, me dit-il, votre cher patron, le professeur Valensi, que devient-il ?
Est-il toujours aussi tyrannique ?
- Plus que jamais. Mai 68 lui est passé sur le dos comme de l'eau sur les
plumes d'un canard. Comme pas mal d'autres j'ai fini par quitter son
laboratoire car il nous faisait une vie vraiment impossible là-bas.
- Aux Etats-Unis les choses sont loin d'être parfaites et souvent dans les
labos c'est un peu le western. Mais en France vous avez une qualité de
rapports assez particulière, un peu.. médiévale, non ?
- C'est en train de changer. Beaucoup de mandarins sont repartis au
vestiaire et les jeunes loups commencent à s'organiser entre eux. Des
bandes se forment.
- C'est ce qu'on appelle la démocratie, mon cher.
Pendant qu'Alström me conduisait dans son bureau je me souvenais très
précisément du premier jour où j'avais entendu parler de recherche. C'était
dans la maison de campagne du comte de Guimereu, en Normandie. Celuici
avait coutume de prendre de temps à autre des intellectuels en pension
pour le week-end, ce qui lui donnait l'impression d'être intelligent. Ce jour
là il avait invité le journaliste de l'Express Jean-François Revel, pas trop à
l'aise d'ailleurs dans ce milieu assez snob. Très excité par cette vedette de
l'époque, le comte, affligé d'un léger bégaiement, arpentait les couloirs en
répétant à son propos : "son cerveau est un véritable ca-canon de soixantequinze".
J'imaginais un intellectuel au sourcil froncé, un canon planté au milieu du
front, dans un dessin à la Daumier ou à la Robida, et je me disais que cette
image n'était peut-être pas si mauvaise, après tout.
Dans les salons du comte se trouvait un homme laid et maigre et j'appris
qu'il s'agissait du mathématicien Kreisl. Je savais qu'il avait passé la guerre
à Londres où il avait soigneusement calculé si les pontons du débarquement
pourraient résister à l'assaut des vagues Normandes. Je l'abordais.
- En quoi consiste votre travail ?
- En bien je fais de la logique mathématique. Je suis censé appartenir à
l'université de Princeton, aux Etats-Unis, dans le New Jersey. Mais en fait
je n'y mets jamais les pieds, sauf une fois par an, au moment de la
"recollection", lorsque le dean fait son discours devant tout le staff réuni.
Là il faut absolument être présent, sinon cela fait mauvaise impression.
- Mais, le reste du temps, que faites-vous ?
-Je me promène dans les universités européennes et je saute les petites
étudiantes. De temps en temps je fais un théorème pour qu'on me foute la
paix.
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- Mais la recherche, ça consiste en quoi ?
- Mon cher, c'est à celui qui vole le premier.
J'avais une vingtaine d'années à l'époque et l'idée de m'enfermer dans un
bureau ou dans une usine ne me souriait guère. Cette brève rencontre dans
ce salon Normand fut décisive et tout ce que je fis pendant les années
suivantes visa à me permettre de rentrer dans ce club assez fermé.
Je retrouvais Guimereu au milieu d'invités. Toujours bégayant, il leur
disait avec une lueur de ravissement dans le regard :
- Kreisl m'a dit qu'il avait trou-trouvé ce week end un thé-théorème
essentiel.
Je me dis que l'autre avait du lui sortir cela pour le payer de son caviar et
de son poulet aux morilles. Je racontais l'anecdote à Alström, qui rit aux
éclats.
- Il faut bien se vendre d'une manière ou d'une autre.
Il donna quelques coups de fil pour que je puisse visiter ce qui appelait le
"temple". Par la fenêtre du bureau on apercevait un long bâtiment noir
comme du jais.
- Va voir l'hydre, elle se trouve dans ce building, là-bas.
Le labo d'Alström ressemblait effectivement à un long parallélépipède
noir posé sur le côté, semblable au monolithe d'Arthur Clarke. Il n'y avait
aucune fenêtre et l'architecte l'avait entièrement recouvert de plaques de
verre pour de simples raisons décoratives. On y entrait par un bout, comme
dans une ruche, à travers un sas gardé par des vigiles. Un jeune prêtre en
baskets, de moins de trente ans, me servit de Cicérone.
L'intérieur n'était qu'un immense hall aux murs d'un blanc éclatant. Au
sol l'hydre-dieu, telle un serpent outremer, déroulait ses anneaux sur une
soixantaine de mètres de long, constitués de verre et d'acier.
- Notre premier laser de puissance s'appelait Cyclops. Nous en avons fait
fabriquer un autre, semblable. Janus, devant nous, est fait de deux chaînes
Cyclops montées en parallèle. Elles ont une source commune qui est ce
petit laser qu'on voit là-bas et qu'on appelle le "trigger", la détente. Puis les
deux bras de Janus, de l'hydre, se rejoignent en aval dans une chambre
d'expérience sphérique.
Nous commençâmes par nous rendre à la source de ce double fleuve de
lumière. C'était un laser d'apparence modeste, d'un mètre de long, posé sur
une table. Ici naissait la lumière. Engendré par ce trigger, ce laser modeste,
le pinceau de lumière laser primaire était partagé en deux à l'aide à l'aide
d'un système optique. Les deux rayons cheminaient alors de conserve, à la
vitesse de la lumière, en suivant des routes parallèles et traversaient une
successions d'amplificateurs luminiques de dimensions de plus en plus
impressionnantes.
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Représentation (schématique) de
l'expérience Janus de Livermore.
Un térawaat = un million de mégawatts.
Ceux-ci avaient la forme de cylindres. Chacun contenait quatre disques
de verre, ce même verre rose, au néodyme, que j'avais vu dans le magasin
de San Francisco, et étaient ceinturés par une batterie de tubes fluorescents.
Ces cylindres étaient de plus en plus gros et les derniers de la chaîne,
quelques soixante mètres plus loin, faisait un bon demi-mètre de diamètre.
De véritables canons à lumière.
Mon guide m'emmena dans un hall voisin qui contenait la source
primaire d'énergie, c'est à dire une véritable forêt de condensateurs qui
évoquaient le décor de la ville des Krells dans Planète Interdite.
- Voici la batterie qui alimente les tubes au Xénon.
Lors que les condensateurs se déchargeaient en moins d'un millième de
seconde les ceintures de tubes fluorescents illuminaient les pavés de verre
rose contenus dans les amplificateurs luminiques cylindriques, transformés
en fours. Dans le verre les atomes de néodyme, présents sous forme
d'infimes traces, stockaient cette lumière. Puis, lorsque le rayon du petit
laser de tête, du trigger, traversait ces disques, toute cette énergie était
libérée et venait grossir, nourrir le rayon, à la manière d'écluses dont les
portes se rompraient les unes après les autres.
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Nous allâmes à la fin de ce fleuve de lumière. Le dernier cylindre
amplificateur était en miettes et avait visiblement explosé. J'en demandais
la raison.
- Les blocs de verre doivent être d'une homogénéité et d'une propreté
parfaite, exempts de toute impureté, autre que le néodyme, bien sûr. Si la
moindre poussière venait à se coller sur le verre elle représenterait un point
d'absorption de l'énergie et celle-ci entraînerait par la suite un échauffement
et une tension mécanique qui le briserait aussitôt. Là c'est ce qui a du se
passer.
- Vous voulez dire que si un moustique entrait dans un de ces lasers et se
trouvait malencontreusement posé sur ces disques ou ces lentilles au
moment de l'essai, il ferait immédiatement exploser cet amplificateur ?
- Absolument. Mais il n'y a pas de moustiques chez nous, pas la moindre
poussière. Ce laboratoire est en fait le plus propre du monde.
J'imaginais un saboteur pénétrant dans le local avec un moustique caché
dans une boite d'allumettes.
Les deux antennes de l'hydre se refermaient en bout de chaîne et leurs
gueules circulaires se faisaient face. Deux lentilles terminales faisaient
converger ces puissants rayons d'une demi mètre de diamètre sur une bille
minuscule d'un quart de millimètre de rayon, un véritable grain de sable,
qui était situé au centre d'une chambre sphérique en acier. Mon guide se
pencha sur l'un des hublots qui permettait de voir à l'intérieur.
- La cible est une sphère creuse en verre dont la paroi fait moins d'un
millième de millimètre d'épaisseur. Elle contient un mélange de deux
isotopes de l'hydrogène, de deutérium et le tritium. En fait ce sont de mini
bombes à hydrogène que nous essayons d'allumer.
- Mais comment faites-vous primo pour fabriquer ces cibles, secondo
pour les remplir du mélange ad hoc ?
- Eh bien on commence par fabriquer des milliers et des milliers de ces
sphères de verre, un peu comme on fabriquerait des bulles de savon. La
plupart ont des formes irrégulières. On les examine toutes au microscope
jusqu'à ce qu'on en trouve une qui ait une forme bien sphérique. Pour la
remplir on la met dans une atmosphère, composée de ces isotopes de
l'hydrogène, sous pression et les atomes de ce gaz, qui sont très petits,
passent simplement à travers la paroi de verre. Il n'y a donc ni bouchon ni
soudure. On réfrigère ensuite le tout pour faire se déposer cet hydrogène sur
la face interne de la bulle. Puis ont recouvre le tout d'une mince couche de
"peinture", à base de matière plastique.
Quand les lasers fonctionnent ils déposent leur énergie dans cette couche
qu'on appelle le "pusher", le pousseur. Elle se dilate violemment et
comprime l'hydrogène lourd qui est à l'intérieur.
- En somme vous fabriquez des petites supernovae ?
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Mon interlocuteur était peu familier des problèmes d'astrophysique. Je lui
expliquais que lors des morts violentes d'étoiles leur couche externe
explosait en comprimant, par choc en retour, le noyau stellaire et que celuici
pouvait le cas échéant se muer en ... trou noir.
Nous plaisantâmes sur l'éventuelle possibilité de fabriquer à l'aide de
lasers un trou noir de quelques centièmes de millimètres de diamètre qui, en
vertu de sa voracité naturelle, pourrait immédiatement se mettre à avaler le
laboratoire. Mais les gens de Livermore n'avaient pas de telles ambitions.
Atteindre les conditions de la fusion thermonucléaire, faire détoner leur
grain de sable-bombe à hydrogène, leur suffisait.
- Mais, en supposant que vous y parveniez, cela doit représenter une
production d'énergie fantastique.
- Oui et non. La quantité d'hydrogène lourd est quand même infime dans
la sphère cible. Chaque explosion dans la chambre d'expérience
équivaudrait à celle d'un bon gros pétard, sans plus. On envisagerait bien
sûr, en cas de succès, d'en faire exploser une dizaine par seconde, ce qui
représenterait la puissance d'une centrale nucléaire.
- En somme, cela marcherait comme un moteur deux temps. Admission,
compression, fusion, détente.
- Sauf que le piston est fait de lumière.
J'imaginais une sorte de vélosolex thermonucléaire dont le premier coup
de pédale vous propulserait à une vitesse quasi relativiste.
- Au fait, arrivez-vous à provoquer des réactions de fusion ?
- Pas encore. La température atteinte en fin de compression n'est pas
assez élevée. Mais il ne faut pas s'illusionner, le but de cette recherche est
surtout militaire, sans quoi nous n'aurions jamais reçu un tel paquet de
dollars. Ces systèmes à énergie dirigée sont les préfigurations de futurs
détonateurs de bombes thermonucléaires.
- En somme vous êtes des sales gosses qui jouent avec les allumettes ?
- Exactement.
- Mais pourquoi cela coûte-il si cher ? Il n'y a que du verre et des
condensateurs après tout.
- Les disques de verre dopé au néodyme qui servent à accumuler
l'énergie lumineuse doivent être taillés avec la même précision que celle
qu'on apporte à la confection des miroirs des télescopes. La surface doit
être plane à une fraction de millième de millimètre près. Et vous avez vu
combien il y en a ....
Nous allâmes déjeuner à la cafeteria. J'y retrouvais un Français, ingénieur
au commissariat atomique que j'avais entrevu il y a des années, quelque
part, je ne savais plus très bien où. Il devait s'appeler Francheyard ou
Franchouillard. Cravate noire, chemise blanche, cheveux châtain foncé et
physique à la François Périer. Il fut surpris de ma visite du matin.
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- Alors ils vous ont montré Janus. Mais comment avez-vous fait pour
pénétrer dans ce saint des saints de Livermore ?
- Je connaissais Alström personnellement.
- Ah, c'est toujours pareil avec ces Américains. Ils ont leurs têtes. S'ils
vous ont à la bonne ils vous promènent partout, sinon rien à faire. Moi je
suis ici depuis six mois et je n'ai pratiquement rien vu d'autre que les quatre
murs de mon bureau.
Nous parlâmes de ce verre au néodyme. Je lui demandais si celui que
j'avais vu dans le magasin de San Francisco pouvait être le même que celui
utilisé dans les lasers.
- Pas impossible. Vous savez, l'Amérique, au point de vue secret,
ressemble à un tunnel dont une seule entrée serait sévèrement gardée. Si
cela était le cas il suffirait aux probablement aux Soviétiques d'acheter un
lot de cendriers, puis de les tailler chez eux, pour faire des lasers aussi
puissants.
- Vous croyez qu'ils le font ?
- Il ne faut pas s'imaginer que les scientifiques Soviétiques vivent dans
des isbas, travaillent avec des postes à galène et ne progressent qu'en volant
les secrets occidentaux. Ca c'est le vieux fantasme. Je crois que dans ce
type particulier de technologie ils n'ont pas grand-chose à apprendre des
américains.
Alström arriva.
- Je t'ai arrangé quelque chose avec Fowler cet après midi. On se verra ce
soir chez moi. Je donne une party, viens. Là il faut que je file voir Nuckhols
au computer. Pas le temps de manger, désolé...
- Pas le temps de manger ! grommela mon voisin entre ses dents.
Il mastiquait chaque bouchée interminablement à la manière d'un
escargot s'acharnant sur une feuille de salade. Je lui demandais qui était ce
Fowler.
- Ici ils sont tous sur la fusion. Alström s'occupe de ce que vous avez vu
ce matin, c'est à dire de la fusion par laser. Fowler est la patron de la fusion
par confinement magnétique. C'est lui qui a construit Ying-Yang et Base-
Ball. Ce sont deux très grosses manips basées sur des solénoïdes qui créent
un très fort champ magnétique de confinement. Celui-ci est censé
emprisonner le plasma2 que l'ont tente de chauffer par les moyens les plus
divers. Nous avons des choses de ce genre au CEA de Fontenay aux Roses,
mais évidement en beaucoup plus petit.
2 Un plasma est un gaz extrêmement chaud où les atomes ont perdu leurs électrons.
C'est un mélange de noyaux et d'électrons libres.
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Ying-Yang et Base-Ball
Je laissais mon compatriote finir son interminable repas pour aller
rejoindre ce hall des "bouteilles magnétiques". Ying-Yang faisait cinq ou
six mètres de diamètre et je ne sais combien de dizaines de tonnes. Des
hommes s'affairaient autour de lui comme des fourmis autour de leur reine.
On pouvait passer tout autour et au-dessus à l'aide de passerelles. Par les
orifices, les servants de ce Moloch, de cette chaudière, jetaient tout ce qu'ils
pouvaient, pêle-mêle : micro-ondes, faisceaux de particules neutres. Mais
elle s'étouffait vite, trop vite.
Fowler m'expliqua que la très forte chaleur régnant dans ce "four", plus
de dix millions de degrés, faisait, malgré la puissance de la barrière
magnétique, légèrement s'évaporer le métal des parois.
- Ces atomes lourds qui viennent polluer le mélange de fusion,
l'hydrogène à très haute température, nous embêtent bien. Ils émettent du
rayonnement à tout va et constituent une véritable hémorragie d'énergie. Il
se produit un refroidissement radiatif très rapide car un nombre infime
d'atomes arrachés aux parois suffit à refroidir le plasma de fusion. Nous
sommes là comme des primitifs, occupés à souffler à plein poumons sur ces
braises. Mais le feu ne veut pas prendre, du moins pas encore.
Je pensais à la guerre du feu. Ce qui est irritant quand on essaye quelque
chose, c'est qu'on ne sait pas si ça peut marcher vraiment, et si oui, quand
ça va marcher. Les gens qui se sont orientés vers la fusion ont monté des
manips dès l'après guerre et ont été quelque peu déçus. La mise au point de
la bombe avait été très rapide. Deux ans, trois ans tout au plus. Le premier
réacteur nucléaire à fission, monté par l'italien Fermi, avait fonctionné
aussi du premier coup, sous les gradins du stade de l'université de Chicago.
Mais la fusion résistait diablement depuis trente années. Il est facile de
chauffer un gaz par induction, comme on chauffe un plat à l'aide d'un four à
micro ondes dans un restaurant de supermarché. Le problème c'est le
récipient. Aucun métal, aucune céramique, ne résisterait à cent millions de
degrés. Le seul récipient possible c'est le champ magnétique. Les particules
chargées fuient les régions où le champ magnétique est élevé. Par exemple,
la Terre se protège naturellement du flux de particules, d'atomes ionisés
expédiés en continu par le soleil, grâce à son champ magnétique. Ce champ
empêche ce "vent solaire" de traverser l'atmosphère. S'il n'y avait pas cet
écran magnétique protecteur les êtres vivants subiraient un véritable
bombardement dommageable pour leurs cellules.
Ces particules sont canalisées le long des lignes de forces du champ
magnétique autour desquelles elles s'enroulent selon des trajectoires en
spirale. Elles convergent alors vers les pôles nord et sud. Mais au voisinage
de ces pôles magnétiques le champ, devenant plus intense, les force à
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rebrousser chemin. Elles entament ainsi un mouvement de va et vient qui
les fait rebondir d'un pôle à l'autre comme sur des raquettes de tennis. Ces
particules, qu'on dit alors piégées, constituent ce qu'on a appelé les
ceintures de Van Allen.
Quand les particules sont trop énergétiques, trop rapides, par exemple
lorsqu'elles sont émises, à partir d'une tache solaire, dans une phase de
violente activité de l'astre du jour, elles arrivent à franchir cette barrière
magnétique, touchent les hautes couches atmosphériques, excitent leurs
molécules qui émettent de la lumière et on obtient ce qu'on appelle une
aurore boréale.
J'avais vu quelques années auparavant au commissariat atomique de
Fontenay aux Roses, près de Paris, une manip très simple. Dans une
enceinte où régnait le vide on avait disposé deux grosses bobines de
cinquante centimètres de diamètre, selon un axe commun. On faisait passer
le courant dans l'une d'elles tandis qu'on tirait à travers la seconde une
petite bouffée d'atomes à l'aide d'un canon à plasma. Ceux-ci
rebondissaient sur le champ créé par la première bobine. On se dépêchait
alors de mettre en fonction la seconde pour constituer la seconde "raquette"
de ce va et vient. Mais ça ne marchait pas très bien. Les atomes fichaient
rapidement le camp par les côtés.
A Livermore il y avait dans un énorme blockhaus construit juste après
guerre, dont les murs faisaient dix mètres d'épaisseur, et qui s'était au fil du
temps transformé en véritable musée de la fusion soit disant contrôlée. On
y trouvait des machines à l'abandon, couvertes de poussière, qui
témoignaient de maints essais infructueux sur des configurations toutes
différentes. Elles portaient des noms variés. Un des chercheurs, après ces
débuts problématiques, avait même baptisé l'une d'elles le Perhapstron. On
perçoit l'humour de cette dénomination quand on se rappelle qu'en Anglais
perhaps veut dire « peut-être »...
Le Russe Sakharov imagina le premier avec son collègue Tamm la
configuration toroïdale qui devait donner naissance au célèbre Tokamak.
Une chambre à air de voiture a la forme d'un tore. Cette idée fut ensuite
développée expérimentalement en URSS par un autre académicien,
Artsimovitch, puis reprise dans toutes les places fortes scientifiques du
monde. Mais à Livermore on travaillait sur une autre géométrie.
- Le tore, c'est très joli, disait Fowler, c'est compact, fermé. Mais tôt ou
tard il faut entrer ou sortir, pour faire des mesures, pour injecter de l'énergie,
ou l'extraire. Il faut alors ménager des fenêtres c'est à dire créer des ruptures
dans cette géométrie magnétique bien lisse.
Ying-Yang était une configuration semi-fermée. Les deux gros
solénoïdes évoquaient la forme de deux mains enserrant un œuf dans lequel
on essayait de refaire le monde.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
14
Fowler recherchait un chauffage additionnel à l'aide de particules
neutres très énergétiques, injectées latéralement par des sortes de
chalumeaux.
Ici on travaillait sur des chaudières toriques, là sur des fours en forme de
mains. Alström cherchait à recréer une mini-étoile mais personne,
finalement, ne savait très bien quelle était la meilleure solution. Nous
allâmes visiter Base Ball. Le dessin de sa bobine unique évoquait cette fois
parfaitement la couture qui ferme ces balles de cuir. A lui seul cet électroaimant
représentait le stockage d'une assez fabuleuse quantité d'énergie. De
quoi raser le laboratoire. Base Ball était un solénoïde supraconducteur.
Dans des fils fins comme des poignées de cheveux circulaient des millions
d'ampères. Un entourloupe de mécanique quantique, découverte au début
du siècle, faisait que cet ensemble, baignant dans quelques mètres cubes
d'hélium liquide à moins deux cent soixante degrés au dessous de zéro avait
la bonté de ne pas dégager de chaleur. Je demandais à Fowler :
- Que se passerait-il si dans cet enchevêtrement, quelque part, cette
supraconduction était abolie ?
- Toute l'énergie serait immédiatement convertie en chaleur et comme la
machine ne serait pas capable de l'évacuer, elle exploserait.
- Quand vous avez construit Base-Ball, père de Ying Yang, personne
n'avait jusque là fait d'électro-aimants supraconducteurs aussi gros. N'y
avait-il pas un risque sérieux que tout explosât au premier essai ?
- Mon cher, en matière de recherche, c'est parfois plus une question de
courage que d'intelligence.
Je me souvenais effectivement de quelques jolies explosions de
solénoïdes dans l'institut où j'avais travaillé dix ans plus tôt. C'étaient des
objets minuscules à côté de tels monstres mais le fait d'y injecter cinquante
mille ampères nous incitait quand même à piloter les expériences à partir
du couloir. Quand ça n'explosait pas on était content. Quand ça explosait on
balayait les débris et on reconstruisait le tout.
Même quand ça n'explosait pas des choses imprévues pouvaient arriver.
Un jour par exemple nous avions voulu faire des mesures avec un laser et
l'un d'entre nous avait placé les éléments optiques sur un rail de fer, lentilles
et miroirs étant fixés sur des supports munis d'aimants permanents.
Personne ne se trouvait à proximité lorsque nous fîmes le premier tir et fort
heureusement, car le fort champ magnétique, agissant sur ces supports
magnétiques, les projeta dans le mur. Si nous avions été à proximité, nous
les aurions pris en pleine figure.
Un champ magnétique, cela ne se voit pas, cela ne se sent pas. Une autre
fois des huiles de Paris étaient venues visiter le labo. Pour des questions de
standing ces gens avaient affrété un avion spécial qui s'était posé juste à
côté du laboratoire, lequel se trouvait sur l'aire de l'aéroport de Marignane.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
15
L'arrivée de cette commission d'inspection fut très réussie. Notre directeur,
malgré sa petite taille, s'avança majestueusement vers ses visiteurs mais
comme personne n'avait pensé à amener une échelle, celui-ci resta pendant
une bonne demi-heure comme un idiot, alors que les autres ne savaient pas
s'ils devaient sauter ou non.
L'un de ces VIP, un polytechnicien très distingué, était particulièrement
assommant. Il tint à ce que nous chargions les condensateurs et que nous
les déclenchions le champ magnétique devant lui. Je remarquais qu'il
portait une montre de prix et j'avoue que j'eus la malice de ne pas lui
suggérer de la retirer. Comme son armature interne était en acier, il doit
depuis s'en servir pour ramasser les épingles.
Lors des visites de labos il est parfois nécessaire de prendre certaines
précautions qui ne semblent pas évidentes au non spécialiste. Je me
souviens pas exemple de la visite d'une chambre à bulle, qui comporte un
très fort champ magnétique. Celui-ci, agissant sur un trousseau de clef
qu'un des visiteurs portait dans une de ses poches de pantalon lui donna en
toute innocence pendant la visite une allure quelque peu indécente.
Les systèmes qui comportent des courants à très haute fréquence exigent
que l'on se débarrasse de tout ce qui pourrait de loin ou de près ressembler à
une spire, comme un collier ou une alliance. Un jour un chercheur avait
simplement approché sa main d'un système HF. L'alliance qu'il portait à
l'annulaire provoqua un violent "couplage inductif", se transformant
instantanément en mini-four à induction. Il ne sentit rien mais vit son doigt
tomber comme une fleur coupée, à la fois sectionné et cautérisé. On
imagine ce qui se serait passé s'il s'était agi d'une femme porteuse d'un
collier en argent massif, métal fortement conducteur de l'électricité.
Je pris congé de Fowler. Cette visite dans un des hauts lieux de la fusion
me laissait rêveur. Ils étaient tous prêts chacun dans leur coin pour le grand
jour. J'avais remarqué que Ying Yang était entouré d'épais murs de plomb
capable d'absorber un éventuel dégagement de radioactivité. Mais trente
années avaient passé. Les cheveux de Fowler avaient blanchi et la fusion
contrôlée s'était à chaque fois éloignée comme un mirage du désert. Il était
embêté par des arrachements d'atomes aux parois, Alström s'efforçait, grâce
aux calculs de Nuckhols, de comprimer sa mini étoile sans à-coups. Ces
labos étaient-ils des bastions avancés où s'établissait le contact avec un
inconnu brûlant ou des forteresses semblables à celle du désert des
Tartares ?
Résoudre les problèmes n'est au fond pas grand chose. C'est comme
creuser la roche avec un pic dans un matériau plus ou moins résistant. Le
problème est de savoir si on creuse réellement dans la bonne direction.
Comment ont fait nos ancêtres pour recréer le feu ? Il leur a fallu d'abord
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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croire qu'ils pouvaient par eux-mêmes déclencher cette magie, sans attendre
que la foudre ne s'en charge. Je ne crois pas qu'un bushman allumant un feu
ait eu un instant conscience qu'il faisait de la physique ou de la chimie. Cela
devait être conçu comme un rituel et peut-être associé à des prières et
incantations. Les silex frappés par accident crachaient des petites étincelles
semblables aux escarbilles des foyers. Il était donc logique de penser que
ces pierres contenaient une vertu luciférine. Mais qui pensa la première fois
qu'en frottant longuement deux bois l'un contre l'autre on pouvait parvenir
au même résultat ? Voilà un bien grand mystère.
La recherche est une sorte d'archéologie où, en creusant, on cherche à
mettre à jour non le passé mais l'avenir.
Alström avait une maison très agréable. C'était le printemps et il faisait
une température assez douce dans ce désert. Il avait invité une vingtaine de
personnes et se côtoyaient là des patrons de services, des secrétaires, des
épouses résignées et des étudiants ressemblant à des collégiens. Il
m'entraîna dans le jardin.
- Alors, tu as vu Janus, c'est une belle bête, non ?
- Impressionnant.
- Sais-tu quelle est sa puissance de crête, lorsqu'il donne à plein ?
- Non.
- Un térawatt par bras. Deux térawatts en tout. Deux millions de millions
de watts.
Je me souvenais que téra voulait dire monstrueux en grec et calculais
mentalement que ceci devait correspondre à la puissance collectée par un
miroir solaire de trente kilomètres de diamètre. Lors du siège de Syracuse
on prétend qu'Archimède aurait enflammé les voilures des galères ennemies
avec des miroirs de bronze d'un mètre de diamètre. Alström, lui, voulait
enflammer des noyaux d'atomes. Je me pris à penser tout haut :
- Avec mille watts on chauffe une petite chambre, avec un mégawatt, un
million de watts, on chauffe un million de chambres, c'est à dire une ville.
Avec un térawatts, c'est à dire un million de mégawatts, on chaufferait un
million de villes. En somme, à chaque essai, tu manipules une énergie
comparable à celle que les habitants de la planète utilisent pour chauffer
leurs logements. Franchement, on a du mal à comprendre tout cela du
premier coup.
- Il ne faut pas confondre puissance et énergie. Si Janus développe un
térawatt de puissance lumineuse il ne faut pas oublier qu'il ne fonctionne
que pendant dix milliardièmes de seconde. Calcule l'énergie, cela fait à
peine dix mille joules, c'est à dire ce que contient... une tasse de thé !
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Je me souvenais effectivement que j'avais fait des calculs semblables dix
ans plus tôt. Nous avions construit des générateurs électromagnétiques qui
convertissaient directement en électricité l'énergie d'un explosif. Le
générateur lui-même était une petite tuyère de dix centimètres de long et de
vingt cinq centimètres carrés de section. L'appareil complet avait la forme
d'un canon dont nous étions les artilleurs. Il avait une lourde culasse d'acier
que nous reculions entre chaque essai sur un chariot muni de roulettes.
Dans cette "cartouche" on introduisait un mélange de gaz combustibles, à
savoir de l'hydrogène et de l'oxygène. A l'extrémité du canon se trouvait un
gros solénoïde branché sur une puissante batterie de condensateurs. On
actionnait le canon en même temps que se déchargeait la batterie, la
commutation étant assurée par un interrupteur de locomotive électrique
bricolé dans lequel passaient plus de cinquante mille ampères. Le canon,
long de six mètres, permettait d'envoyer à deux kilomètres par seconde un
"projectile" de cinquante centimètre de long qui était en fait une "carotte"
de gaz comprimé porté à très haute température. Lorsque cette masse
gazeuse passait dans l'entrefer de l'électro-aimant le générateur crachait
deux mégawatts. Rien de mystérieux dans tout cela. Un générateur
électrique n'est jamais qu'un système qui convertit de l'énergie cinétique en
électricité, que celle-ci provienne d'une chute d'eau ou de l'expansion d'un
gaz dans une turbine. Dans une dynamo cette énergie est stockée dans une
pièce mobile qui est un rotor métallique. Dans ce type de générateurs, dit
magnétodynamique3, inventés par l'Anglais Faraday, la pièce mobile est
tout simplement ... un gaz très chaud.
L'ensemble avait un temps de fonctionnement d'un vingtième de
millième de seconde. Je me rappelle quelle avait été ma surprise de
constater un jour que cela ne représentait finalement de quoi faire marcher
une lampe de bureau pendant... une seconde. Alström avait une énergie de
départ cent fois plus grande et le temps de fonctionnement était cinq mille
fois plus court. Tout cela cadrait. Mais ce qui surprenait c'est qu'en jouant
là- dessus on arrivait finalement à des puissances comparables à ce que
l'homme mettait en jeu quotidiennement sur l'ensemble de sa planète.
Dans ce jardin nous discutions comme des personnages d'un roman de
Jules Vernes, comme ces membres du Reform Club dans le livre De la
Terre à la Lune. Nous n'étions pas dans un club Anglais mais dans une
party bien américaine où chacun déambulait avec sa boite de bière ou son
verre en carton empli de whisky.
Alström me rejoignit.
3 Ces canons à électricité furent pas la suite repris et développés en secret pour
alimenter, dans des stations de tir orbitales, les lasers et les canons à électrons de la
guerre des étoiles.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Tu as vu le grand bâtiment en cours d'achèvement derrière le hall de
Janus. On y abritera Shiva qui sera constitué de vingt quatre bras d'un
térawatt chacun. Cela fera vingt quatre millions de millions de watts. Il
faudra que cela fusionne ou que cela dise pourquoi, comme vous dites,
vous les Français.
- Mais ces lasers au néodyme n'ont qu'un rendement d'un pour cent, diton.
Cela fait quand même pas mal d'énergie à stocker, non ?
- Dans les condensateurs ? Il y a juste de quoi te faire chauffer un bain,
mon vieux.
Nous passâmes à table. J'avais la tête farcie de térawatts, de mégajoules
et de nanosecondes qui y menaient une véritable sarabande. Jamais je
n'aurais imaginé, en voyant nos petits lasers d'il y a dix ans, qu'ils auraient
pu devenir sans crier gare de tels monstres. Cela avait quelque chose de
fascinant et d'inquiétant à la fois. Il me semblait qu'il allait falloir un peu
de temps pour s'habituer à tout cela. En dix ans la puissance des lasers avait
été multipliée par un million, en accroissant leur taille et l'énergie brute
disponible, mais surtout en jouant sur la concentration de la réémission
d'énergie dans le temps, en diminuant la durée des impulsions.
A priori il n'y avait aucune raison pour que cela ne continue pas. On
pouvait faire laser des tas de matériaux et apporter l'énergie par des tas de
procédés et les condensateurs n'étaient d'ailleurs certainement pas la façon
la plus compacte de la stocker.
Mon ami Meyer, qui enseignait la philosophie à la faculté des lettres
d'Aix en Provence , m'avait expliqué jadis que le phénomène
technologique était basé sur le principe du relais. A une époque donnée
telle technique correspond à une performance donnée et à une croissance
donnée, laquelle dépend par exemple des matériaux utilisés. Prenons par
exemple le domaine des moyens de calcul. Quand j'étais étudiant on était
limité au papier crayon, à la table de logarithme et à la règle à calcul. Je me
souviens de travaux pratiques interminables où on passait un temps fou à
compulser des tables remplies de chiffres.
Quand j'entrais à l'Ecole Supérieure de l'Aéronautique de Paris, nous
avions des machines à calculer mécaniques. Le haut de gamme était une
machine Monroë qui calculait des racines carrées et dont le prix était
équivalent à dix millions de nos actuels centimes. Elle comportait des
centaines et des centaines de rouages délicats. Quand elle fonctionnait en
crépitant sur un bureau trop lisse, elle se.. déplaçait.
C'était l'issue d'une évolution qui avait débuté avec première machine à
calculer inventée par Pascal. Il était évident que cette technologie atteignait
son plafond, à la fois en capacité et en vitesse. Prévoir un avenir basé sur
cette technique de calcul eut été illusoire. Vinrent alors les machines "tout
électrique" où les rouages étaient remplacés par des condensateurs, des
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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selfs et des résistances. Le gain de vitesse était considérable. Mais on
assemblait encore ces machines à la main. Les composants électriques
standards étaient montés par des ouvriers sur des cartes, sur des circuits
imprimés, puis soudés au fer, à la main.
En représentant graphiquement l'évolution de ce phénomène calcul on
pourrait par exemple mettre en abscisse le temps et en ordonnée quelque
chose combinant le nombre d'opérations par seconde et la capacité mémoire,
rapporté au volume de la machine ou à son coût de fabrication. Une sorte
de rapport qualité-prix. En partant de la machine de Pascal on obtiendrait
une certaine courbe de croissance avec un plafonnement vers les années
cinquante. Sur le même graphique on pourrait alors porter les mêmes
paramètres, mais concernant des calculateurs à composants électriques,
c'est à dire en fait les premiers ordinateurs. Cette courbe prendrait naissance
vers 1943-1945 avec une croissance rapide, suivie également d'un
plafonnement aux alentours des années soixante.
Resterait à introduire l'apparition d'une nouvelle technologie, celle du
microprocesseur. Ici, saut qualitatif, différence essentielle : les composants
de la machine ne sont plus montés à la main mais directement "sculptés"
sur un support de silicium, à la vitesse de la lumière, par un pinceau laser.
Le microprocesseur n'est même plus démontable ou réparable puisque ses
éléments ne mesurent plus que quelques millièmes de millimètre. Nouvelle
montée vertigineuse de la performance et du rapport qualité-prix.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Le thème du "relais technologique" de François Meyer
Les trois courbes de croissance se superposent et à chaque fois une
technologie prend le relais de la précédente. Extrapoler l'une d'elles pour
prévoir l'avenir aurait été à toute époque une complète erreur, que font
semble-t-il avec insistance tous nos futurologues depuis des décennies.
Je voyais soudain dans le laser l'émergence d'une technologie relais dont
les paramètres pouvaient s'appeler puissance ou plus précisément densité
d'énergie par unité de volume. Le saut n'était somme toute pas plus
gigantesque que celui qu'avait représenté le passage du calculateur
mécanique au microprocesseur.
Restait à savoir ce qu'on allait faire de tout cela. Des "bougies" pour
moteur deux temps à fusion, des détonateurs de bombe, ou quoi ?
Alström me tira de ma rêverie.
- Ici tu devrais aller voir John. Il n'est pas là ce soir mais il fait des choses
intéressantes avec les électrons.
Le lendemain j'étais chez John. C'était un grand maigre pas très
accueillant, le genre de type qu'on a toujours l'impression de déranger.
J'essayais de lui tirer les vers du nez, mais cette fois cela n'avait pas l'air
facile.
- Il parait que vous essayez de tirer des pinceaux d'électrons très rapides
avec vos "venitian blinds" ( le dispositif qu'il utilisait évoquait
effectivement une succession de stores vénitiens ).
- Hein ! Comment savez-vous cela ?
- Eh bien j'ai vu des photos en couleur dans le hall de l'entrée principale.
- Quoi ! dans le hall ?
Il me remorqua presque en courant dans l'escalier de fer et nous nous
engouffrâmes dans sa voiture. Nous traversâmes le centre de recherche de
part en part, ce qui nous prit dix bonnes minutes. Livermore, c'est immense.
Les photos étaient là, en bonne place dans l'entrée, accompagnées d'un
commentaire relativement détaillé. John les regarda avec des yeux ronds et
partir d'un petit rire sec.
- Savez-vous quoi ? J'ignorais totalement ce fait. On nous a toujours dit
que ce projet était secret et moi, comme un imbécile, je rangeais tous les
documents s'y référant dans mon coffre, chaque soir. Et voilà que je trouve
tout cela, étalé au grand jour dans le hall de l’entrée nord, depuis des mois.
- Vous n'aviez jamais vu ces photos ?
- Il y a plusieurs entrées à Livermore. Ca c'est l'entrée nord que je
n'emprunte jamais puisque j'habite au sud. Vraiment, c'est incroyable...
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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L'anecdote est parfaitement authentique. Mais on verra que ce genre de
mésaventure est plus fréquent qu'on ne le pense, surtout aux Etats-Unis.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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DE LIVERMORE A SANDIA
La dernière étape de mon voyage aux Etats-Unis passait par le
laboratoire Sandia, gros complexe scientifico-militaire implanté dans le
désert du nouveau Mexique à proximité de la ville d'Albuquerque. L'avion
faisait une escale à Las Vegas où mes frais de mission ne me permettaient
malheureusement pas de séjourner.
L'avion était rempli de joueurs. Certains, whisky à la main, tapaient
furieusement le carton. D'autres jouaient aux dés et la carlingue ressemblait
à un tripot. Les Texans se signalaient par leurs immenses chapeaux et à
leurs bottes ouvragées.
Lorsque nous arrivâmes à la capitale internationale du jeu l'avion se vida.
Le dernière image que j'emportais de Las Vegas fut celle d'une vieille dame
enfournant machinalement des pièces d'un dollar avec un regard éteint dans
une des innombrables machines disposées dans le hall de transit.
Je repensais à ma visite à Livermore. Les Américains ne fonctionnaient
décidément pas comme nous. Dans nos pays occidentaux nous souffrons
d'une espèce de complexe de pays en crise. Dès les bancs de l'université on
inculque à l'aspirant chercheur que la recherche est un luxe coûteux, inutile,
non rentable. Avant même de commencer son métier il ne peut se défaire
de son image de marginal. Le doute s'installe en lui.
Le doute n'existe pas aux Etats-Unis et c'est ce qui fait la force de ces
gens qui ne sont ni plus malins ni, si on compare avec l'ensemble du produit
national brut Européen, plus riches que nous. Au fond rien ne disait que
Fowler ou Alström allaient réussir leurs entreprises, mais quoi qu'il en soit
ils y croyaient. Cela faisait partie du jeu.
Qu'est-ce qui avait donné aux Américains cette confiance dans le pouvoir
de la science ? ( en employant le mot science par opposition à la
technologie qui n'est qu'une gestion du savoir scientifique acquis ). La
réponse est sans doute dans la bombe atomique. Elle marque un tournant.
Avant cela la science de haute volée était une sorte de jeu, de rituel. Le
monde était bien sûr transformé petit à petit par les découvertes, mais avec
un retard appréciable. Le lien direct n'était pas immédiat et souvent non
apparent. Les scientifiques qui cherchaient à percer les secrets de la matière
avaient l'impression de travailler dans des domaines qui ne trouveraient leur
application qu'une ou plusieurs générations plus tard. La connaissance
pouvait être considérée comme une fin en soi et la communauté
scientifique était en général dépolitisée, désengagée. Le petit peuple de la
science se rencontrait un peu partout dans le monde en formant une caste à
part.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
23
La révolution scientifique du début du siècle.
Le monde entier connaît le nom d'Albert Einstein et sa célèbre formule
liant masse et énergie. il est vrai qu'on peut le considérer comme l'initiateur
de cette révolution scientifique du vingtième siècle qui fit sortir les savants
de leurs tours d'ivoire.
Avant la première guerre mondiale la science vivait sur le solide acquis
des siècles passés. L'édifice de la physique mécaniste, déterministe, était
achevé. Il avait permis par exemple de calculer avec précision les
trajectoires de planètes dans le ciel, rompant ainsi avec les anciens mythes.
Jadis Newton avait découvert la gravitation, mais il croyait encore que Dieu
intervenait de temps en temps pour assurer la stabilité des orbites
planétaires en remettant périodiquement les astres dans le droit chemin. Ce
fut Laplace qui scella le déclin de la présence de la religion dans la science
en montrant que le calcul seul pouvait rendre compte de l'harmonie des
choses du ciel. A Bonaparte qui, à la Malmaison, lui demandait, à la
manière de Jacques Chancel :
- Et Dieu, dans tout cela ?
Il répondit simplement qu'il n'avait pas eu besoin de cette hypothèse dans
ses calculs.
La mécanique et l'électromagnétisme permettaient de créer un nombre
infini de machines. La thermodynamique avait donné naissance à la
machine à vapeur. Les chimistes avaient créé un principe directeur : rien ne
se perd, rien ne se crée. Avec une telle boite à outils, aussi riche de
certitudes, aussi opératoire, la religion et l'alchimie, en tant que démarches
cognitives, n'avait plus eu qu'à partir au vestiaire.
L'éducation est une école de conformisme. Elle prépare les gens à tout
finalement sauf à faire des découvertes scientifiques. Il est bien connu
qu'Einstein avait mal digéré la sienne. Etant tout jeune enfant on raconte
qu'il était même incapable d'attraper une balle qu'on lui lançait, signe qu'il
avait a priori un certain retard dans la perception de l'espace et du temps,
qu'il combla ultérieurement avec un certain brio.
Faut-il s'étonner que les grands découvreurs soient souvent des gens mal
à l'aise dans la société à laquelle ils sont censé appartenir ? Peut-on
réellement trouver quelque chose de neuf en refaisant des gestes séculaires,
en acceptant sans mot dire les numéros que nous sert la science, vieille
coquette allant de liftings en liftings et tentant sans cesse de nous
convaincre, à force de maquillage, qu'elle est restée jeune et belle ?
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Il existe des théories psychanalystes sur la démarche de recherche. J'ai
entendu un jour dire que les chercheurs seraient au départ des enfants qui,
pour une raison ou pour une autre, auraient manqué d'information sur la
"scène primitive" et qui se seraient demandés pendant des années " mais
fichtre, comment font-ils ? ". Plus tard, même après avoir acquis cet
indispensable complément d'information, cette attitude de recherche se
conserverait. Ma foi, pourquoi pas ? Quand on dit que les chercheurs sont
de grands enfants, c'est peut-être effectivement une chose à prendre à la
lettre.
Innover passe par une contestation de ce qui existe déjà. Einstein était un
contestataire tous azimuts. Mettant en doute systématiquement ce qui lui
était enseigné , refusant par ailleurs dès son jeune âge de subir un
entraînement paramilitaire, en usage dans les écoles sous contrôle Prussien,
il se fit mal noter, puis mettre à la porte avec une étiquette d'asocial. Seul
un être aussi à part, qui sur la fin de sa vie continuait à se passer de
chaussettes, pouvait rejeter de la sorte le poids des évidences.
Avant Einstein l'univers était un grand vide peuplé de petites billes dures,
les atomes. Leur premier découvreur, un paquet de siècles plus tôt, à
l'époque où le microscope n'existait pas, avait été le philosophe Lucrèce,
auteur d'un ouvrage intitulé De Natura Rerum, de la nature des choses.
Celui-ci nous donne d'ailleurs un excellent exemple de pensée sauvage,
analogique. Frappé par la ressemblance entre des écoulements d'eau et de
sable il avait eu l'idée assez folle de vouloir vérifier si le principe
d'Archimède sévissait dans ce second milieu.
Au fond, cela ressemble à une histoire de fous où l'un dirait à l'autre :
- Passe-moi ton bac à sable que je voie si le principe d'Archimède marche
là-dedans.
Pour ce faire donc, il avait placé successivement un morceau de métal et
un fragment de bois léger dans un récipient empli de sable fin. Il s'aperçut
alors en frappant contre les parois et en permettant aux grains de sable de
se mouvoir les uns par rapport aux autres, que le métal "coulait" au fond
alors que le bois remontait à la surface. Il se trouve que j'ai refait il y a
quelques années pour la télévision une telle expérience en utilisant le sable
très fin que l'on trouve à Fontainebleau, un morceau de plomb et une balle
de ping-pong. Il faut avouer que la chose était fort spectaculaire. Il suffisait
d'enfouir la balle de ping-pong sous la surface du sable et de poser le plomb
dessus. Puis en secouant le bac, le morceau de métal "coulait", tandis que la
balle jaillissait vivement du sable.
Lucrèce alla jusqu'à essayer avec des sables différents et montra que
plus le grain était fin, plus le phénomène était évident. Il en déduisit fort
logiquement que l'eau devait être une sorte de sable d'une extrême finesse.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Dans son ouvrage, il poussa les choses très loin, allant même jusqu'à
concevoir le mouvement d'agitation des atomes. Cet homme avait-il le
pouvoir de voir à travers les choses ?
Bien sûr, l'analogie présente certains risques. Aristote avait ainsi fait une
erreur en structurant le cosmos à la manière des sociétés humaines, lui qui
voyait ici-bas un monde de turpitude et de changement et dans l'azur ordre
et harmonie éternels. On sait maintenant que les astres sont des êtres très
dissipés, très évolutifs et instables. A la vérité, si Aristote avait collé de
plus près aux réalités politiques il n'aurait peut-être pas raisonné ainsi. Qui,
de nos jours, percevant à travers le journal télévisé les heurts, incertitudes
et scandales divers agitant la classe dirigeante pourrait dire "ici tout n'est
qu'ordre et beauté, luxe calme et volupté".
En règle générale cette démarche analogique déplaît fort aux
scientifiques, bien qu'ils l'utilisent en fait très souvent inconsciemment.
Mais, quand cette analogie est valable, quel bond en avant, quel raccourci
fantastique !
Dans le sable au repos, si un objet fait de plomb ne coule pas, c'est parce
qu'il existe un lien fort entre les éléments constituant ce milieu. Le sable
n'est pas un "fluide". En mettant celui-ci en vibration on réduit ce
frottement et ce sable devient... un fluide. Dans un musée comme celui de
la Villette, si on disposait un bac empli de sable très fin en état de vibration
permanente, on pourrait y faire naviguer des bateaux mus par une hélice, ou
même peut-être s'y baigner, ce qui produirait sans doute des sensations
singulières.
Inversement un morceau de verre est un liquide qui n'en finit plus de
couler. Dans un solide les atomes sont liés par une charpente cristalline.
Mais le verre en est exempt, on dit qu'il est "amorphe". Ce milieu vitreux
reste "visqueux", mais le frottement interne y est très élevé. Ce qui
n'empêché qu'on peut parfaitement mesurer, à l'échelle du siècle, l'infime
tassement sur elle-même d'une glace de salon.
Il y a des années je bourlinguais à Djibouti. Un ami m'emmena dans le
dépotoir de la ville, écrasé le jour par un soleil de plomb. Il y faisait
tellement chaud qu'on ne pouvait s'y rendre qu'à la nuit tombée. On y
trouvait des tas de bouteilles entassées les unes sur les autres et celles qui
étaient en dessous devaient se trouver à une température plus élevée encore
à cause d'un intense effet de serre. Ainsi les flacons abandonnés pendant
plusieurs années s'affaissaient-ils sur eux-mêmes de façon très spectaculaire.
J'ai gardé dans mon bureau une bouteille de whisky qui ressemble à une
outre dégonflée. Si Lucrèce avait connu ce fait il s'en serait sûrement servi
pour conforter sa théorie.
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L'expérience de Michelson.
Avant Einstein le temps était indépendant de tout. Il était censé s'écouler
de manière uniforme, indifférent à tous les phénomènes. La physique et la
chimie dépendaient de lois de conservation devenues évidentes : masse,
quantité de mouvement, énergie. Mais ceci ne cadrait pas avec certaines
expériences mettant en jeu la lumière.
Imaginons deux personnages debout sur le toit d'un TGV filant à vive
allure. Ils ont chacun un chronomètre , émettent et reçoivent des signaux
sonores, produits à l'aide de pistolets. Le son issu des armes se propage
dans l'air ambiant qui, lui, est immobile, c'est à dire en fait en mouvement
par rapport aux deux expérimentateurs. Sans être un grand physicien on se
dit bien que le temps séparant l'émission de la réception
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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des signaux sonores doit différer selon que ceux-ci seront émis vers
l'amont ou vers l'aval. En réfléchissant on s'aperçoit qu'il doit être plus
court dans le second cas.
Michelson et Morley, lorsqu'ils firent leur célèbre expérience,
s'attendaient à trouver un résultat semblable avec la lumière, le train étant
cette fois remplacé par la Terre filant dans l'espace. Ils voulaient en fait
savoir à quelle vitesse la planète se mouvait dans "l'éther" c'est à dire dans
l'espace absolu, supposé fixe, concept introduit par l'Anglais Newton. Ils
eurent la surprise de constater que cette vitesse était strictement la même
quelle que soit la direction de l'émission de la lumière. Ceci ne cadrait avec
aucune des lois physiques en vigueur et plongea les savants dans un abîme
de perplexité.
Pour sortir de cette impasse Einstein dut refaire le monde totalement.
L'homme de la rue n'a pas réellement conscience de cette révolution
philosophique profonde et s'imagine par exemple qu'il suffit de planter un
peu partout dans le cosmos des pancartes portant la mention "vitesse
limitée à trois cent mille kilomètres par seconde" pour résoudre le problème,
ce qui permet à certains de s'interroger encore sur ce qui pourrait se passer
si on dépassait cette vitesse fatidique.
En fait le génie d'Einstein fut de remettre en cause les fondements
géométriques mêmes du monde où nous vivions. C'est l'acte scientifique
suprême, l'acte du créateur d'univers. L'ampleur de cette révolution qui
affecte profondément la structure géométrique de l'espace-temps en liant
ces deux composants de manière indissoluble est fort difficile à
appréhender par le profane4.
On débouche donc sur un monde où la vitesse influence l'écoulement du
temps. Vis à vis d'une personne immobile, plus on va vite, moins on vieillit.
Si la vitesse de la lumière était d'un mètre par seconde, par exemple, et si
vous diniez avec des convives, le simple fait d'aller chercher le sel à la
cuisine ferait qu'à votre retour vos amis auraient déjà fini leur repas, ou,
pire encore, s'ils avaient eu la patience de vous attendre, vieilli de dix ans.
Nous n'avons pas, dans notre vie de tous les jours, conscience de ces
phénomènes relativistes, tout simplement parce que nous nous déplaçons à
des vitesses négligeables devant cette vitesse de la lumière c.
Nous avons une perception sensible du monde et nous sommes
immédiatement tentés de penser que ce que nous voyons est bien réel : le
temps, les distances, la matière, la lumière. Einstein rendait toutes ces
choses relatives. La seule chose qui restait invariante, qui apparaissait
comme une constante absolue était la vitesse de la lumière.
4 Pour en savoir plus, lire ma bande dessinée Tout est Relatif, éditions Belin, 8 rue
Férou, Paris 75006
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Les scientifiques se veulent toujours rassurants, d'une époque à l'autre.
Dès qu'un ensemble d'idées a fait ses preuves, il le défendent, en font la
publicité.
- Accrochez-vous à ces idées, elles sont solides, elles ont fait de l'usage.
Faites-nous confiance.
Par opposition les philosophes pratiquent un doute systématique. Il est
dommage que l'enseignement de la philosophie et de l'histoire des sciences
soit absent des cursus scientifiques. Lorsqu'on sort d'une école d'ingénieur,
tel un apprenti portant sur l'épaule une lourde trousse à outils, on a des
certitudes plein la tête. J'avais fait jadis l'étrange expérience consistant à
me retrouver parachuté dans un département de philosophie, où j'étais censé
enseigner les sciences exactes, ce qui me donnait une position inconfortable
vu que cela signifiait que les autres ne l'étaient pas.
J'essayais donc de communiquer des bribes de science à mes étudiants,
en utilisant le langage de l'expérience et du dessin. Mes cours étaient des
rouleaux de papier interminables porteurs d'une centaine de dessins, que je
projetais sur un écran à l'aide d'un épidiascope, sorte de lanterne magique.
Pour leur communiquer des rudiments de mécanique des fluides, je leur
faisais construire des avions en papier. Je leur expliquais la méthode avec
laquelle Bessel avait mesuré pour la première fois la distance des étoiles
proches avec un système comprenant des planches de parquet, les clous et
de la ficelle. Un autre jour nous faisions bouillir différents liquides pour
mettre en évidence des phénomènes de thermodynamique.
Lorsque j'attaquais la relativité, l'intérêt de mes ouailles redoubla. En
utilisant différents modèles issus de mon imagination je parvenais à leur en
faire sentir les grandes lignes. Mais, que cela soit dans ce domaine ou dans
un autre, des questions étaient formulées auxquelles je ne pouvais répondre.
- Pourquoi la vitesse de la lumière est-elle considérée comme une
constante absolue ?
- C'est très simple, sa constance est démontrée par l'expérience de
Michelson. Cette vitesse, on la mesure, en tous lieux et on trouve la même
valeur partout, tous les jours de la semaine.
- J'entends bien, disait l'étudiant, mais qui nous dit que cette valeur est la
même en tous points de l'espace. Qui nous dit qu'elle n'a pas varié au cours
des milliards d'années écoulés depuis le BIG BANG ?
En toute honnêteté j'étais obligé de convenir qu'il s'agissait là d'une
hypothèse purement opératoire qui pouvait toujours être mise en doute et
j'avouais que je ne m'étais jamais posé la question auparavant. Disons qu'il
s'agissait là d'une hypothèse de travail momentanément féconde et, dans
l'immédiat, d'une simple mesure d'hygiène mentale.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Mais ces philosophes, si on les écoutait, on finirait par remettre en cause
l'existence même de l'univers.
Einstein avait donc refait le monde d'un audacieux et fantastique coup de
serpe. Platon et sa caverne refaisaient surface. On avait mis mille ans à
forger des mots comme la masse, la vitesse, l'énergie, l'inertie, pour les lier
entre eux et en faire des choses mesurables et voilà que d'un coup Einstein
montrait en 1905 que ce rêve mécaniste n'était que l'approximation au
premier ordre d'un monde autrement plus déconcertant.
La polémique fut quasi inexistante car cet édifice avait l'avantage
considérable de rendre compte de l'effet constaté par Michelson et Morley,
ce qu'aucune autre théorie ne parvenait à faire. Il ne restait plus qu'à tenter
de se forger une nouvelle intuition à partir de là.
L'intuition de l'homme de la rue en matière de relativité est quasi
inexistante. Mais empressons-nous de préciser que celle du scientifique ne
vaut guère mieux. Un exemple : dans cette reconstruction relativiste si le
temps devenait élastique,les distances subissaient également la fameuse
"contraction de Lorentz". Gamov raconta entre les deux guerres dans ses
ouvrages de vulgarisation ( les aventures de monsieur Tomkins ) que les
passagers d'un véhicule atteignant des vitesses relativistes devaient avoir
d'étranges perceptions . En regardant par la fenêtre ils devaient avoir
l'impression de voir les choses se tasser dans le sens du mouvement. Tout le
monde crut dur comme fer à cela pendant un bon demi siècle. Je me
souviens d'un ouvrage de vulgarisation de la collection Time-Life, auquel
avaient collaboré les plus grands scientifiques et qui racontait une histoire
de train. Les voyageurs, lorsque celui-ci s'approchait de la vitesse de la
lumière, voyaient la pendule d'une gare, défilant à toute allure, de forme
ovale, rétrécie dans le sens de la largeur. Et le tout à l'avenant.
Ceci est une idée fausse , introduite et propagée par les scientifiques euxmêmes.
L'affaire a été réglée il y a seulement quelques années, assez
discrètement d'ailleurs, mais vous ne risquez plus de retrouver ces images
gamoviennes dans les ouvrages de vulgarisation. Ceci montre en tout cas la
difficulté d'intégrer dans sa tête ces nouveaux éléments.
Mais alors, quel est la signification de cette fameuse contraction de
Lorentz ? Qu'est-ce qui se contracte ? par rapport à quoi ? Est-ce le
véhicule en mouvement, ou le décor ? La réponse est : il n'y a ni tassement
ni élongation, ce sont ces mots mêmes qui ne veulent pas dire grand chose.
Platon nous avait enseigné que les choses du monde sensible étaient comme
des ombres sur la paroi d'une caverne, que nous prenions fallacieusement
pour des réalités.
Un hypermétrope a besoin de lunettes convergentes. La première fois
qu'il met ses bésicles les objets lui apparaissent légèrement plus grands.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Comme l'œil transmet des images au cerveau à travers tout un système de
codage, très rapidement pour lui c'est du pareil au même. Phénomène
inverse chez un myope. Quand ces gens mettent ou enlèvent leurs lunettes
ils ne s'écrient pas sans cesse "tiens le monde est plus petit ou plus grand".
Il existe cependant des gens qui ne portent pas de lunettes et qui sont
censés fournir du monde une vision de référence. On pourrait être tenté de
se dire "Einstein nous a appris qu'on ne pouvait voir le monde qu'avec des
lunettes, dont la convergence varierait avec la vitesse". L'image ne serait
pas non plus bonne car elle créerait une fois de plus une distinction entre
l'observateur et la chose observée, qui serait censée avoir une existence
intrinsèque. Mais comment imaginer une vision du monde où il n'y aurait
que des images... et pas d'objet ?
Imaginons que nous appartenions à un flatland, à un monde plat dessiné
sur une feuille de caoutchouc. Sur ce support nous dessinons le décor et
l'observateur, qui est précisément en train de mesurer quelque objet avec un
mètre gradué. Tirons sur le caoutchouc : tout s'étire, l'objet mesuré, le mètre
gradué et l'observateur ( lequel n'a évidement pas conscience de
l'opération ). Cette image didactique est déjà plus proche de cette idée de
contraction de Lorentz.
Le saut gigantesque fait en 1905, qui représente l'avènement de la
Relativité Restreinte est loin d'avoir été intégré dans les mentalités, que cela
soit celles de l'homme de la rue ou du scientifique. Si ces choses nous
semblent si étrangères c'est peut-être parce que nous pensons mal et que
nous n'employons pas les bons mots, ou que nous cherchons désespérément
à décrire ces choses avec des mots du passé. Comment aurait-on pu parler
avec pertinence d'un phénomène d'oxydoréduction ou de supraconductivité
en ne disposant que du phlogistique et des quatre éléments ? Dans un futur
lointain nos descendant, manœuvrant un bagage linguistique complètement
différent, trouveront peut-être cela.. lumineux.
Le nouveau monde d'Einstein passait par une relation d'équivalence entre
la masse et l'énergie, le célèbre
E = m C2
Cette découverte, qui était en fait une sorte de retombée de cette irruption
de la philosophie dans la science, intrigua le monde scientifique. Selon le
calcul, un seul gramme de matière équivalait à quarante tonnes de dynamite.
La plupart des gens ne crurent pas que cette affaire-là puisse être un jour
exploitée physiquement. Poincaré lui-même déclarait :
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- Je doute qu'on puisse un jour détruire une ville avec une livre de
matière.
Pourtant en ce début de siècle tout se mettait en place, qui allait
permettre de libérer l'énergie nucléaire. Un scientifique, plus philosophe
que physicien, allait, sans le savoir transformer l'histoire des sciences en
tragédie.
En ce printemps 1976 l'avion presque vide survolait une succession de
mesas, de tables rocheuses semblables à celle de Los Alamos, situé plus au
nord, où Oppenheimer et le général Groves avaient construit le premier
engin nucléaire. Je pris conscience que je volais vers une véritable usine de
bombes. A Livermore on m'avait donné une plaquette se référant aux
productions des laboratoires Sandia. Sur la couverture on voyait le directeur,
œil noir, épaules étroites, arborant un rictus qu'il voulait avenant, assis sur
le rebord d'un vaste bureau. Des têtes nucléaires étaient posées devant lui,
en rang d'oignon, de la taille de pains de sucre.
- Nous avons les plus petites du monde, disait le prospectus.
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SANDIA
L'avion descendait mollement sur Albuquerque. Sur la gauche on
apercevait des dizaines de petites taches colorées sur le ciel parfaitement
pur. Une "compagne" de montgolfières, pour employer une expression du
midi.
Je savais qu'Albuquerque était un haut lieu de l'aérostation. Comme je
n'avais rendez-vous que le lendemain, avant de me rendre à l'hôtel je
demandais au chauffeur du taxi de faire un crochet. Un tel spectacle n'était
pas si fréquent, après tout. Je me rappelais ma seule expérience en la
matière. Un bonhomme avait installé une très grosse montgolfière sur un
vaste terre-plein, en bordure de mer, à la sortie de Saint Tropez. Il se
contentait d'emmener des passagers à une centaine de mètres d'altitude,
l'engin restant captif d'une longue corde.
L'homme achevait d'insuffler de l'air chaud dans l'enveloppe quand
soudain le ballon fit mine de s'élever.
- Quelqu'un pour retenir ce ballon !
Je m'agrippais à la nacelle, mais celle-ci s'envola avec le reste et je me
retrouvais pendu comme un jambon à dix ou vingt mètres en l'air.
Heureusement l'air, en se refroidissant, diminua la portance du ballon qui
me ramena au sol.
Au dessus d'Albuquerque le spectacle était grandiose et coloré. Mais les
spectateurs n'avaient d'yeux que pour l'une des machines sous laquelle était
accrochée un deltaplane, à l'aide d'une corde. Je pratiquais ce sport depuis
son introduction en France au début des années soixante-dix, mais je
n'avais jamais imaginé qu'on puisse partir d'un ballon. La chose n'était
d'ailleurs pas dénuée de risques. A l'époque de nombreux pilotes d'aile libre
avaient trouvé la mort en s'engageant dans un piqué trop prononcé et en
connaissant une fatale "mise en drapeau".
Au début du siècle deux Américains, un noir et un blanc, s'étaient
produits aux Etats-Unis de ville en ville avec un dispositif semblable, une
montgolfière servant à élever un frêle planeur de toile et de bambou.
L'affaire s'était d'ailleurs à l'époque très mal terminée. Lors d'une dernière
exhibition le pilote de la montgolfière avait vu son malheureux ami plonger
vers le sol, enveloppé dans les débris de sa machine volante comme dans
un linceul.
Ici la montgolfière devait avoir atteint cinq ou six cent mètres lorsque
son pilote trancha la corde qui la reliait au deltaplane. La foule poussa un
hourrah, mais fort heureusement l'homme volant réussit à la redresser en
Les Enfants du Diable 1/j/aa
33
poussant sa barre de contrôle à bout de bras et se posa sur le terrain après
quelques jolies arabesques.
Toujours ce fascinant goût d'entreprendre, d'essayer, de prendre des
risques, chez les Américains. Je me rappelais qu'une année j'étais allé voir
un ami français, Michel Katzman, qui mettait au point ces ailes sur la côte
ouest pour un constructeur, un Californien qui prétendait avoir mis au point
un procédé de remorquage des ailes par bateau. J'acceptais d'en faire
l'expérience. Le lendemain nous étions sur une plage de sable gris, près de
Santa Barbara. On me sangla et l'Américain prit position face à la plage
avec un canot automobile. Sa femme nous lança une corde en paquet dont
on fixa l'extrémité accrocha à l'aile à l'aide d'un mousqueton largable, le
reste gisant lové sur le sable.
- Qu'est-ce que je dois faire, je dois courir ?
Pour toute réponse l'Américain mit les gaz à fond et le canot s'éloigna à
vive allure. Je vis avec effroi le paquet de corde se délover rapidement
devant moi et quand celle-ci se tendit je n'eus pas à faire le moindre pas,
l'aile m'arracha littéralement du sol comme un vulgaire cerf-volant. Si mes
lacets n'avaient pas été bien serrés j'aurais laissé mes chaussures sur la
plage. Tout se passa bien, néanmoins, après m'être reposé sans encombre, je
déclinais poliment l'offre d'un second essai.
Le deltaplane était né aux Etats-Unis. Ce sport pacifique fut en fait une
retombée d'études financées par les militaires et conduites par l'ingénieur
Rogallo dans les années soixante. L'idée était simple : les missiles
nucléaires manquant encore de précision à l'époque on avait envisagé de
leur adjoindre cette sorte d'aile déployable et pilotable, pour leur permettre
de tomber élégamment sur leur cible. Mais la précision des tirs s'étant
accrue on abandonna le projet qui devint un sport de loisir.
Le journal m'avait retenu une chambre au Hilton du coin. Dans le hall
une magnifique fanfare Mexicaine accueillait les clients. Chapeaux
immenses, costumes noirs brodés, trompettes, guitares et moustaches pour
tout le monde. Huit jours plus tôt j'étais à Evanston, dans l'Illinois. Devant
l'hôtel où j'avais pris pension trônait une reproduction en grandeur nature
de la tour de Pise. J'avais discuté avec le gérant.
- Cela doit être un atout publicitaire fantastique d'avoir un tel objet. Vous
devez être le seul hôtel au monde à posséder une telle enseigne.
- Pensez-vous. Il y en a déjà une bonne douzaine dans le pays. C'est une
société qui les construit.
Décidément, là-bas, tout semblait démesuré. Pour ma première venue
aux Etats-Unis, en 1961. J'avais traversé l'atlantique sur le Mauretania, un
antique liner Anglais qui faisait là son dernier voyage. New York m'avait
effrayé avec ses landes d'asphalte et ses forêts vierges de béton. Je me
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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souvins que j'avais atterri dans un hôtel immense qui devait avoir quatre
cent chambres. La ville, dont le métro est un des plus crasseux du monde,
m'avait happé. Distrait par déformation professionnelle je m'aperçus au
retour que j'avais laissé ma clef sur la porte. Pire, je n'avais pas moindre
idée ni de l'étage ni du numéro de la chambre. Il me fallu une bonne demiheure
pour la localiser.
J'ai toujours été à la fois fasciné et effrayé par les Américains, par leur
esprit d'entreprise et leur conservatisme, par leur curiosité et leur lourdeur,
par leur générosité naïve et leur absence de sens moral.
La blonde ravissante qui tenait le bar du Hilton avisa le prospectus que je
tenais toujours à la main.
- Alors, me lança-t-elle, vous allez visiter le centre nucléaire ?
- Oui, enfin, je vais essayer. Tout est plutôt secret ici à ce qu'on m'a dit.
- Moi je crois qu'il n'y a rien de vraiment secret, vous savez. Tenez, il y a
quelques années j'ai affolé le responsable des tirs de fusées qui venait
souvent dans ce bar. Un jour je lui dis :
- Alors, nous allez bientôt tirer une nouvelle fusée ?
- Grand Dieu, Joy, qui vous a dit cela ?
- Personne, mais mon frère travaille à la gare routière. Il m'a dit qu'il y a
deux jours vous aviez reçu un singe en provenance de Houston, et quand
vous en recevez ça n'est pas pour les montrer dans les foires.
Joy était fort jolie. Les scientifiques sont des hommes comme les autres
et je me pris à lui faire la cour. Mais elle m'arrêta :
- En Amérique les choses ne se passent pas aussi vite qu'en France. Vous
autres, les Français, vous êtes terribles. Ici on invite la femme à dîner, on
discute, les choses se passent plus progressivement.
- D'accord, Joy, mais je ne reste que trois jours ici.
- Alors c'est différent, lâcha-t-elle.
Nous montâmes dans ma chambre et sautâmes dans le lit.
Inoubliable, cette Joy. Au moment où elle atteignait le septième ciel, elle
eut cette phrase mémorable :
- Vive la France !
Avant mon rendez-vous du lendemain il ne me restait qu'à aller dîner
dans la vieille ville Espagnole où l'on servait dans des patios des plats à
vous emporter la bouche. Je pensais au chemin parcouru entre le court
papier d'Einstein et cette industrialisation de la mort violente à l'échelle
planétaire.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Lorsque nous contemplons cette fameuse relation E= m C2 nous pensons
aussitôt à un phénomène de libération de l'énergie par les noyaux d'atomes.
Or à l'époque où Einstein élaborait son article, Ernst Mach trouvait encore
le moyen d'écrire : " Il n'est pas scientifique de s'intéresser à des choses
hypothétiques comme les atomes qui sont des objets que l'on n'observe pas
directement".
La découverte des atomes.
En ce début de siècle le concept d'atome sortait lentement de sa gangue.
Depuis un siècle des chimistes comme Dalton avaient remarqué que les
réactions chimiques mettaient en jeu des proportions invariables, en poids,
des différentes substances. De là à envisager des éléments standards,
insécables, des atomes, semblables à de briques constituant des molécules
il n'y avait qu'un pas. Ceux qui étudiaient l'électricité, comme l'Américain
Benjamin Franklin, pensaient également à une nature corpusculaire du
fluide électrique. L'électromagnétisme vint finalement au secours de la
chimie. Pour effectuer des mesures sur ce que l'on ne pouvait ni voir ni
peser directement on envisagea de mettre en mouvement ces objets et
d'étudier le comportement de tels jets de matière. Thomson, si maladroit
qu'il préférait laisser à d'autres le soin de manipuler ses appareils, fut le
premier, au laboratoire Anglais Cavendish, à obtenir en 1897 des
renseignements sur la masse et la charge de l'électron. Il calcula en fait le
rapport entre la masse et la charge en étudiant les trajectoires d'électrons
courbées par un champ magnétique.
On peut facilement se resituer dans un tel cadre expérimental si on
dispose d'un simple téléviseur et d'un aimant. Un tube de télévision, où
règne un vide très poussé, produit une image à l'aide d'électrons qui le
traversent et qui viennent frapper le produit luminescent de son écran. Si
vous approchez l'aimant de l'écran vous agirez sur les trajectoires
électroniques et vous verrez l'image se distordre. Un conseil : utilisez un
téléviseur en noir et blanc. Il y a quelques années nous étions avec mon ami
Jacques Boulesteix dans un centre informatique où l'on effectuait le
traitement d'images en provenance de galaxies avec des représentations
dites en fausses couleurs. J'avais un aimant en poche et je l'approchais du
tube. O surprise, non seulement l'image se déformait, mais il se formait des
moirages du plus bel effet. Nous jouâmes pendant un bon moment avec
cela en nous amusant beaucoup. Mais quand nous abandonnâmes cette
idée de l'aimant nous eûmes une désagréable surprise. L'écran restait tout
taché. Il ne s'agissait pas d'un banal écran de télévision couleur mais d'un
terminal graphique extrêmement coûteux couplé à un ordinateur. Nous
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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étions exactement comme deux gosses extrêmement embêtés qui viennent
de tacher le tapis du salon avec de la peinture et qui se demandent quoi
faire pour arranger cela..
Dans un téléviseur couleur chaque tache colorée est formée par trois
pinceaux d'électrons qui frappent des ensembles de trois cellules
minuscules réagissant différemment en produisant trois couleurs différentes.
C'est la combinaison de ces trois taches, la sommation par l'œil de ces trois
informations colorées ( en général un rouge, un vert et un bleu ) qui permet
de produire toutes les couleurs du prisme. En agitant inconsidérément notre
aimant devant l'écran nous avions laissé une aimantation résiduelle dans le
milieu et déréglé cet ajustage précis.
Nous ne savions que faire. Comment nettoyer une tache qui est.. à
l'intérieur ? Finalement nous nous rappelâmes qu'en créant un champ
magnétique alternatif on pourrait "secouer" les atomes du pigment et leur
faire perdre leur magnétisme résiduel. Il nous fallut des heures en fixant
l'aimant sur un crayon et en le faisant tourner pour remettre cet écran dans
l'état initial.
En connaissant la vitesse des électrons et l'intensité du champ
magnétique, puis en mesurant la distorsion de l'image, il serait possible de
refaire les calculs assez simples de Thomson et d'en déduire le rapport
masse sur charge de l'électron.
Des expériences ultérieures permirent de mesurer la charge de l'électron,
donc d'en déduire sa masse.
En procédant de manière analogue avec des trajectoires d'atomes chargés
on arriva progressivement à évaluer la masse des atomes eux-mêmes avec
un appareil nommé spectrographe de masse.
Un an avant cette découverte de l'électron par Thomson (1897), le
français Becquerel avait mis en évidence fortuitement, à l'aide d'une plaque
photographique laissée accidentellement au contact d'un sel d'uranium, le
phénomène de radioactivité. En 1898 Marie Curie mettait en évidence des
rayonnements analogues émanant du thorium, puis elle découvrit un nouvel
élément, le radium, plusieurs millions de fois plus actif que celui-ci, extrait
laborieusement à partir d'un minerai, le pechblende.
En 1903, deux ans avant l'article d'Einstein, Rutherford, un néo-zélandais
travaillant au Cavendish Institute, en Angleterre, proposa un modèle
d'atome constitué d'électrons chargés négativement entourant un noyau
extrêmement petit chargé positivement. Il avait commencé par deviner la
nature de ces rayons uraniques découverts par les Français Becquerel et
Marie Curie en identifiant l'un d'eux ( le rayonnement a ) à des jets d'ions,
puis avait bombardé des plaques métalliques à l'aide de ces particules a et
constaté que celles-ci pouvaient être réfléchies par les éléments du métal.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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En mettant en évidence ce phénomène de réflexion à l'aide d'un écran de
sulfure de Zinc, jouant pour ces particules le même rôle que l'écran
fluorescent du tube de télévision vis à vis des électrons, et grâce à des
calculs complexes il put déduire le caractère extrêmement concentrée de la
masse dans ce qu'il appela un noyau. La nature corpusculaire de la matière
s'affirmait.
Certains membres de l'école Allemande, Ernst Mach en tête ,
continuèrent cependant à nier avec véhémence pendant plusieurs années
cette nouvelle réalité. La nouvelle théorie atomique était si mal accueillie
en Allemagne que cela poussa le pauvre Boltzmann, un des fondateurs de
la thermodynamique moderne, qui avait basé tous ses calculs sur cette
hypothèse, à se suicider en 1906.
Le phénomène de radioactivité s'associait à un étonnant pouvoir de
libération d'énergie, qui fut mesuré en 1903 par les Français Curie et
Laborde. Ceux-ci montrèrent que celle-ci était cent mille fois plus intense
que dans une réaction chimique ordinaire. Ainsi le radium produisait cent
calories par heure, c'est à dire assez de chaleur pour se fondre lui-même en
quelques heures si celle-ci n'était pas dissipée.
Ce dégagement de chaleur reste un des problèmes importants des déchets
radioactifs des réacteurs nucléaires. Lorsqu'on les achemine vers la Hague,
il est indispensable de les placer dans des containers munis de radiateurs à
huile. Au moment du stockage définitif , il faudra bien prendre garde à ce
que cette chaleur puisse sans cesse s'évacuer librement pendant toute la
durée de vie ces radio-isotopes, qui peut se chiffrer en dizaines ou en
centaines d'années, sous peine de risquer une détérioration, de l'enveloppe.
Ce phénomène d'émission de chaleur par les radio-isotopes créés lors de la
catastrophe de Tchernobyl en grande quantité est également responsable
des reprises d'incendies dans le réacteur, considéré à tort comme "éteint"
( chimiquement, oui, nucléairement, non ).
Cette découverte n'échappa pas à Rutherford, qui fut le premier à
suggérer en 1904 le soleil pouvait tirer son énergie d'un processus
semblable, fondé sur des collisions entre atomes.
Il est tout à fait remarquable de constater, par ces sortes de rendez-vous
de l'histoire, que des hommes suivant des voies totalement différentes, l'un
théoricien génial, les autres expérimentateurs, étaient arrivés à un an près
aux mêmes conclusions, à savoir la possibilité d'extraire une fabuleuse
énergie à partir de la matière elle-même.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Il est vrai que l'équivalence de la matière et de l'énergie et la possibilité
de transmuter des éléments les un dans les autres sont des thèmes très
anciens. Il existe un passage de Vingt mille lieues sous les mers,
merveilleusement mis en scène dans un film par Walt Disney, où le
commandant du Nautilus, le capitaine Nemo, entraîne ses hôtes dans les
tréfonds du sous-marin dont la chaufferie ne requiert ni charbon ni pétrole.
Les passagers, le visage masqué de fer, y étaient alors admis à contempler à
travers d'épais hublots la fabuleuse alchimie de la matière se transformant
en énergie.
A travers le personnage de Nemo Jules Vernes présentait un savant qui
avait souffert des rigueurs d'un régime politique odieux, lequel l'avait
déporté dans un bagne situé dans une île où on exploitait d'ailleurs le nitrate
destiné à la confection des explosifs. S'entourant de fidèles compagnons
ayant tous eu des destins semblables, Nemo avait développé dans le cratère
d'un volcan, celui de l'île de Calypso (il n'existait à l'époque ni avions ni
satellites d'observation), un centre de recherche exceptionnel où il lui avait
été permis de faire toutes ses découvertes.
Dans le Nautilus c'était alors la rencontre entre deux scientifiques, Nemo
et Arronax, et c'est la qualité même de ce naufragé qui faisait que le
commandant du sous-marin avait exceptionnellement accepté de le prendre
à son bord, rompant avec une totale misanthropie. Au fil des jours on voyait
se nouer une véritable tragédie. Pendant les semaines d'une paisible
croisière sous les mers on oubliait d'abord les conflits violents ravageant la
planète. On découvrait un monde où l'homme réussissait à s'intégrer
merveilleusement à l'environnement, exploitant les infinies ressources de
cette mer nourricière dans des fermes marines.
Puis, petit à petit Arronax venait à bout des résistances de Nemo le
sceptique. Il parvenait à le convaincre de ne pas garder égoïstement ses
secrets pour lui seul et de communiquer ses fantastiques découvertes à ses
semblables dans le but de créer un véritable âge d'or. A la fin du film Nemo,
convaincu, conduisait le sous-marin dans l'île de Calypso.
Hélas l'inconscient marin Ned Land, compagnon d'Arronax, en jetant des
bouteilles à la mer, avait prévenu les nations du monde. Les passagers du
Nautilus, en arrivant en vue du volcan, découvraient la consternante réalité.
Des soldats en escaladaient ses flancs, fusil en main. Nemo décidait alors
de détruire in extremis ses installations mais périssait, touché par une balle
perdue. Arronax, catastrophé, assistait à l'agonie de son compagnon, qui
prenait la décision de disparaître avec tous ses fidèles dans le tourbillon du
Maëlstrom.
Quand le premier sous-marin nucléaire fut lancé on l'appela le Nautilus
dans l'idée de rendre hommage au grand auteur de science-fiction Français.
S'il avait été encore vivant nulle doute qu'il se serait écrié aussitôt :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
39
- Donnez-lui n'importe quel nom, sauf celui-là !
Dramatique caricature : le premier sous-marin mu par l'énergie nucléaire
avait ainsi été conçu dès le départ pour transporter l'outil le plus destructeur
né de l'imagination humaine, véritable perversion de la découverte.
Nemo est un personnage très réel et très présent dans notre monde
contemporain. C'est Einstein, c'est Sakharov. Il cristallise tout le drame de
cette science terrestre qui revient sans cesse à sa liaison dangereuse avec la
chose militaire.
Ceci dit on est en droit de se demander comment certains auteurs de
science fiction se débrouillent pour prévoir ainsi l'avenir avec une telle
justesse, ce que nos futurologues sont éternellement incapables de faire.
Peut-être leur intuition leur permet-elle de s'affranchir de la rigide
démarche de l'intelligence déductive qui se comporte, quand on veut
réellement se projeter dans l'avenir, comme une prison du langage, comme
une sorte de cage d'écureuil où tournerait l'esprit. Cet enfermement de
intelligence dans la prison du langage correspond à ce qu'on appelle un
paradigme. Sous cet éclairage la science fiction deviendrait en quelque
sorte une sorte de pensée sauvage, en liberté.
Mais, avant eux, qui mit dans la tête des alchimistes l'idée folle de la
transmutation des éléments ? Décidément la démarche de connaissance
restait une chose bien obscure, comme l'avait noté Kœstler dans "les
somnambules".
Les premiers "atomistes".
Ceux que l'on appellerait plus tard des physiciens nucléaires avaient au
départ une formation de chimistes. Ils pensaient donc que pour produire de
l'énergie à partir de noyaux il fallait envisager de réarrangements entre
ceux-ci, analogues aux réarrangements moléculaires, et conduisant à des
synthèses ou à des dissociations exo énergétiques. Rutherford fut le premier
à réaliser, à Manchester, en 1911, la brisure d'un noyau. Il utilisait toujours
le radium comme source de particules pour bombarder différents matériaux,
en particulier des métaux. Celui-ci émettait des particules a , identifiées
plus tard à des noyaux d'hélium, porteurs de deux charges électriques
positives. Rutherford constatait l'effet des impacts, toujours à l'aide de son
écran au sulfure de Zinc. En analysant les trajectoires des particules
réémises, courbées par un champ magnétique5, il en conclut que celles-ci
5 Si une particule passe dans l'entrefer d'un électro-aimant, sa trajectoire s'incurve. Le
sens de l'incurvation détermine le signe de la charge et l'analyse de cette trajectoire
permet de mesurer sa charge. Une particule neutre, comme le neutron, n'est pas déviée.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
40
devaient être des noyaux d'hydrogène, c'est à dire des protons. Il commença
par se demander si ces protons ne correspondaient pas à l'expulsion
d'atomes d'hydrogène préexistant dans la cible à titre de traces. Mais il eut
l'idée de tirer les particules a cette fois à travers des gaz et lorsqu'il
introduisit de l'azote dans la chambre d'expérience les scintillations
redoublèrent. Quelque chose s'était donc passé dans ces collisions entre
atomes cibles et particules projectiles a . Dans le compte rendu de cette
expérience il écrivit :
- Les résultats obtenus incitent à conclure que les atomes qui font
scintiller le sulfure de zinc à distance, à la suite des collisions entre les
particules a émise par le radium et les atomes d'azote ne sont pas des
atomes d'azote; ce sont des atomes d'hydrogène. Nous devons donc en
déduire que l'atome d'azote s'est désintégré lors de la violente collision avec
une particule a rapide et que l'atome d'hydrogène libéré était un des
constituants du noyau d'azote. Ainsi, plus généralement, on peut penser
qu'en utilisant des particules a ou des particules analogues d'énergie
comparable on pourrait espérer décomposer la structure d'un grand nombre
d'atomes en atomes plus légers.
Il poursuivit dans cette voie et en 1917 lorsqu'il se rendait à une réunion
du comité de recherche militaire où on se proposait d'étudier la meilleure
manière de lutter contre les sous-marins Allemands, il déclara tout de go :
- Les recherches sur lesquelles nous travaillons actuellement autorisent à
croire que l'homme sera bientôt capable de provoquer la désintégration de
l'atome et cette découverte, si elle se révèle exacte, est bien plus importante
que toutes vos guerres !
Vingt huit ans avant Hiroshima, un homme, Ernest Rutherford,
connaissait donc les possibilités fantastiques de l'atome. La machine
infernale était en marche.
Il est impossible d'imaginer les conditions dans lesquelles travaillaient
les expérimentateurs à cette époque dans les laboratoires Européens.
L'oscilloscope n'existait évidement pas. Tous fabriquaient eux-mêmes leurs
instruments de mesure. Lorsqu'on tombe sur une photo représentant le
montage avec lequel Rutherford découvrit le noyau atomique on a
l'impression d'être devant un vieux bout de tuyau fixé sommairement à
l'aide de pattes de cuivre courbées à la main et vissées sur une planche de
bois mal équarri. Les recherches s'effectuaient dans des caves ou des
Mais on ne connaissait sa son existence à l'époque, puisqu'il fut découvert par
Chadwick en 1932
Les Enfants du Diable 1/j/aa
41
hangars, chauffés à l'aide d'un poêle ou même démunis de chauffage. On
travaillait soit sur des paillasses couvertes de carrelage blanc, soit sur des
tables en chêne séculaire. Les instruments de mesure standards
correspondaient à ce que nous trouvions dans une salle de TP de lycée
juste après la guerre. Balances, ampèremètres et voltmètres à cadre mobile,
cerclés de cuivre, rhéostats à manivelle. L'outil d'atelier le plus couramment
utilisé était le marteau.
Rhuteford s'accommodait de cette rusticité. A un de ses élèves qui s'en
plaignait il répondit un jour :
- Mon cher, je pourrais faire de la recherche au pôle nord !
Il eut été bien étonné de voir les futurs laboratoires de physique nucléaire,
les monstrueux accélérateurs, les lasers ou les machines à plasma de
Livermore.
Toujours est-il qu'en ce début de siècle naissaient à une vitesse
incroyable tous les outils et concepts de la science moderne. La réalité
atomique était acquise et décrite : le recours systématique à la
spectrographie de masse 6 avait rapidement permis de déterminer les
charges et les masses des différents atomes, regroupés dans la célèbre Table
du Russe Mendéléiev7. On essayait de se faire une idée plus précise de ce
que pouvait être une molécule8. En peu d'années la chimie avait achevé sa
mutation en cessant d'être une manipulation de substances pour devenir un
lego basé sur une centaine de pièces élémentaires. Les atomes se
combinaient entre eux pour donner des molécules. Celles-ci pouvaient à
leur tour donner des assemblages plus complexes ou se briser en fragments,
ou même en atomes. La clef de ces rencontres de ces mariages, divorce,
échangisme, était l'énergie. Or presque au même moment on découvrait que
les atomes étaient des fruits possédant des noyaux qui apparaissaient euxmêmes
comme des assemblages d'éléments. Pour des gens comme
Rutherford les réarrangements nucléaires détectés, l'émission d'énergie,
devaient immanquablement ouvrir sur une chimie des noyaux avec
dissociations, synthèses, réactions productrices ou consommatrices
d'énergie et même catalyse9 . Il n'y avait aucune rupture entre les deux
6 Technique consistant à "tirer" des atomes, préalablement chargés électriquement, dans
un champ magnétique et d'en déduire leur masse par analyse de la courbure de leur
trajectoire.
7 Il s'agit de la "classification périodique des éléments", mode rationnel de classement
des atomes en fonction de leur masse et de la structure de leur cortège électronique.
8 Molécule : assemblages d'atomes. Exemple : H2, H2O, CO2 etc...
9 Dans la catalyse une substance appeler catalyseur facilite une réaction. Exemple : les
poèles à catalyse, où un produit solide permet une combustion complète à relativement
basse température des hydrocarbutes gazeux, comme le butane.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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démarches cognitives, si ce n'est les ordres de grandeur de énergies mises
en jeu, qui étaient sans commune mesure.
L'énergie chimique et l'énergie nucléaire.
L'évocation des états moléculaires me rappelait les jeux de mon enfance
sur la plage de la Baule. Nous faisions de grands châteaux de sable sur
lesquels nous faisions rouler de jolies billes de verre. Un jeu consistait à
placer un grand nombre de billes dans des petites cuvettes qui
communiquaient entre elles par des sortes de routes sinueuses. Il suffisait
alors de lâcher une bille sur un des flancs du château de sable pour qu'elle
aille déloger ses sœurs, celles-ci allant à leur tour déloger d'autres billes de
leur logement. En quelques secondes le château de sable s'animait au
rythme du cliquetis des sphères de verre.
Le monde de la chimie est une sorte de château de sable. Si on prend une
bille qui se trouve à un étage inférieur et qu'on souhaite la loger un peu plus
haut, il faudra lui fournir de l'énergie. La réaction correspondant sera dite
endo-énergétique, ou endo-thermique si l'énergie fournie est de la chaleur.
Dans le cas contraire la réaction sera dite exo énergétique, ou exothermique
si l'énergie dégagée est de la chaleur.
Considérons un ensemble de billes occupant des logements. Leurs
rebords seront plus ou moins hauts et l'importance de ces petits murets
figurera l'énergie à mettre en œuvre pour faire sortir la bille de son trou. En
fournissant une certaine énergie de départ on pourra provoquer la chute
d'une bille qui éjectera la bille suivante, etc...
C'est exactement ce qui se produit lorsqu'on frotte une allumette. Le
frottement communique une certaine énergie localement aux molécules qui
réagissent en entraînant leurs voisines. Il en serait de même si on
enflammait un mélange d'hydrogène et d'oxygène, la combustion gagnant
petit à petit tout le mélange gazeux disponible.
Plus le château sera pentu, plus le phénomène sera violent. Un château de
sable aux parois abruptes figurerait un explosif. Dans certains domaines de
la chimie le château a des flancs peu accentués et les réactions s'y déroulent
paisiblement, comme en biochimie par exemple.
Les bords sableux des cuvettes ont tendance à s'effriter. Rien n'est
parfaitement stable dans la nature. Le temps que met chaque rebord à
disparaître, libérant la bille, est en quelque sorte la durée de vie de l'état, du
système. Je me souviens d'une amusante expérience de chimie. Le
professeur fabriquait un corps nommé iodure d'azote sous forme de
précipité et recueillait celui-ci en humectant une feuille de papier buvard.
Puis il continuait tranquillement son cours. C'était une farce qu'il aimait
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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faire chaque année à ses élèves. En effet lorsque toute l'eau s'était évaporée,
au bout d'un temps qu'il était évidement difficile de prévoir, cette substance
devenait violemment instable et explosait avec un claquement de pétard.
Le monde des noyaux suggérait aussi un château de sable, mais aux
flancs vertigineux. Les cuvettes contenant les billes étaient également
beaucoup plus profondes que celles correspondant au monde de la chimie.
S'il existait une potentialité d'extraire d'un tel ensemble de l'énergie, c'était
en réalisant localement un apport bien plus considérable que dans la chimie.
Si certains, au début du siècle, avaient pu observer un dégagement
d'énergie c'était parce que les balcons de certaines cuvettes étaient
naturellement assez instables pour libérer de temps en temps une bille qui
dévalait alors la pente à grande vitesse, sans réussir à déséquilibrer les
atomes voisins. Elle pouvait ainsi quitter sans encombre le "château de
sable". Tels étaient le thorium ou le radium, naturellement "radioactifs".
On aurait pu évidement se dire : pourquoi ne pas extraire le radium ou le
thorium du sol et les utiliser tels quels comme "combustible", comme
source de chaleur. Malheureusement l'affaire eut été économiquement non
rentable étant donné la rareté de ces substances. La radioactivité naturelle
n'était donc pas exploitable et Rutherford l'avait bien compris. Comment,
dans ces conditions, négocier cette chimie des noyaux ?
On pouvait envisager de véritables réactions nucléaires entre deux types
d'éléments, productrices d'énergie, et analogues aux classiques réactions
chimiques mais à moins que les alchimistes n'aient disposé de quelques
secrets permettant d'opérer "à froid", les ordres de grandeur des énergies à
mettre en œuvre pour altérer les structures nucléaires paraissaient d'emblée
considérables, si l'on se basait par exemple sur l'énergie des particules a
utilisées par Rutherford dans son expérience de fission du noyau d'azote.
Entretenir par ailleurs quelques réactions de dissociation exo énergétiques
avec de telles particules eut été également illusoire. La solution ne pouvait
être qu'ailleurs.
L'âge d'or de la science du 20° siècle.
Ce début de siècle était phénoménal. Notre époque scientifique actuelle
semble en état de complète léthargie en comparaison. A cette époque il se
produisait une ou plusieurs découvertes absolument fondamentales, à la
fois sur le plan théorique et sur le plan expérimentale, chaque année . La
science ressemblait à un immense chantier. Arnold Sommerfield, homme
plein d'humour, qui enseignait à Munich, avertissait ses étudiants en chaque
début d'année en leur disant :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Attention, la science est en danger d'écroulement. Domaine
provisoirement fermé pour cause de transformations radicales.
En 1900 Planck avait découvert les quanta, c'est à dire suggéré que
l'énergie puisse être émise à partir des corps par paquets discrets et non en
continu. En 1905, en même temps qu'il publiait son célèbre papier sur la
relativité restreinte, Einstein, appliquant les idées de Planck, avait pu rendre
compte des bizarreries de l'effet photo-électrique. Rutherford avait imaginé
l'atome, Bohr, en 1911, en donnait une première représentation théorique.
Des nucléons se rassemblaient dans un noyau central. Les électrons ne
pouvaient occuper autour de celui-ci que des orbites bien particulières,
comme des planètes orbitant autour d'un noyau-soleil.
Cette image était une conséquence directe de la théorie quantique et de la
mécanique ondulatoire naissante. Les électron ont tous la même masse,
mais lorsqu'ils cheminent à une vitesse donnée on leur associe une onde de
fréquence ? . On dit qu'ils sont à la fois onde et particule. On pourrait les
comparer à une ondulation créée dans une corde, qui se propagerait le long
de celle-ci.
Quand on considérait les orbites électroniques possibles il était
nécessaire que la force centrifuge équilibrât l'attraction électrique exercée
par le noyau, chargé positivement, sur l'électron, chargé négativement. De
la même manière qu'à une distance donnée de la Terre la vitesse
d'orbitation circulaire, liée à la force centrifuge, devait équilibrer l'attraction
terrestre.
Dans une représentation mécaniste classique, toutes les orbites étaient a
priori possibles, mais Bohr imagina que les électrons se plaçaient sur celles
qui permettaient le bouclage de l'onde associée sur elle-même, c'est à dire
celles dont le périmètre était un multiple de la longueur d'onde associée.
Le secret des quantas : le bouclage de la fonction d'onde de l'électron
sur elle-même, qui n'autorise que certaines orbites particulières
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Jadis Pythagore avait cherché l'harmonie du monde. A cette époque,
musique, science et religion ne formaient qu'un. Les musiciens savaient
depuis longtemps qu'il existait des modes de vibration préférentiels des
cordes de leurs instruments. Lorsqu'on les pinçaient simplement elles
produisaient un son correspondant à une fréquence dite fondamentale. En
les pinçant en leur milieu les cordes vibraient selon deux "ventres" et ceci
donnait l'octave supérieur. Et ainsi de suite. L'harmonie des sons se trouvait
donc dépendre de rapports de nombres entiers.
Pythagore avait donc supposé que le monde était fait de rapports subtils
qui impliquaient également des nombres entiers ou des fractions de
nombres entiers. La numérologie devenait le fil conducteur de la
connaissance. Hélas un jour un olibrius montra qu'il pouvait exister des
nombres dits irrationnels , tels la racine carrée du nombre 2 , qui ne
pouvaient s'identifier à un quelconque rapport de deux nombres entiers. Le
monde Pythagoricien s'écroulait. La secte voulut garder la chose secrète,
mais il y eut des fuites, et le peuple connut ce sacrilège mathématique. Les
dieux punirent parait-il l'impie en le faisant périr dans un naufrage.
Le dix neuvième siècle avait été le triomphe du continu. Les successeurs
de l'Allemand Leibniz, inventeur du calcul infinitésimal, s'en étaient donné
à cœur joie en découpant tous les paramètres de la physique et de la chimie,
l'énergie, la masse, en parties aussi petites que l'on voulait. Avec Planck et
Bohr le continuum espace-temps sécrétait un étrange et insolite parfum de
Pythagorisme qui allait donner naissance très vite aux "nombres
quantiques".
Les savants avaient déduit de leurs calculs, basés sur la diffusion des
particules, le diamètre des noyaux. Pour réaliser des réarrangements
nucléaires il leur semblait nécessaire que les noyaux fussent au contact. Or
ceux-ci étaient porteurs de charges positives, donc avaient tendance à se
repousser fortement. On calcula l'énergie cinétique nécessaire pour que ces
noyaux minuscules viennent au contact, en les lançant violemment l'un
contre l'autre. En identifiant cette vitesse d'impact à la vitesse d'agitation
thermique des éléments d'un gaz on obtint les ordres de grandeurs des
températures liées à cette chimie des noyaux. Celles-ci étaient formidables
et se situaient entre cent millions et plusieurs milliards de degrés.
A Livermore Alström et Fowler tentaient, par deux approches différentes,
de reconstituer ces conditions infernales. Entre les deux guerres des telles
expériences eussent été inenvisageables mais une nouvelle découverte allait
précipiter les choses en avançant l'horloge de la science d'un bon siècle.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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A l'assaut de la forteresse atome.
En 1930 on connaissait les masses et les charges des noyaux. Rutherford,
ayant réussi la première éjection d'un des constituants du noyau en 1911.
Ayant montré que celui-ci se comportait comme un noyau d'atome
d'hydrogène, comme un proton, il en déduisit que tous les noyaux étaient
faits de protons. Mais comme les charges électriques mesurées étaient le
plus souvent inférieures de moitié au nombre de nucléons 10
( supposés être des protons ) déduits de la mesure de la masse, Rutherford
émit l'hypothèse que le noyau devait receler des couples proton-électron,
l'ensemble donnant quelque chose de neutre, sans d'ailleurs justifier
pourquoi certains électrons pourraient se trouver en orbite loin du noyau et
d'autres à l'intérieur ( les forces de liaisons du noyau n'étaient pas encore
connues ). On nomma ces couples des "neutrons". Dans une conférence
faite en 1920 Rutherford suggéra que si l'on pouvait disposer de neutrons à
l'état libre ceux-ci constitueraient des projectiles idéaux pour partir à
l'assaut de la "forteresse atome" étant donné leur insensibilité au champ
électrique répulsif du noyau.
En 1932 l'Anglais Chadwick, un des étudiants de Rutherford, découvrit
en bombardant du bérylium, une particule électriquement neutre ( sa
trajectoire n'était pas courbée par un champ magnétique ). Sa masse apparut
être très voisine de celle du proton. C'était donc ce fameux neutron dont on
montra par la suite qu'il ne s'agissait pas d'un tandem proton électron mais
bien d'une nouvelle particule élémentaire.
Comme on savait produire ces neutrons on se mit à les utiliser à leur tour
pour bombarder toutes sortes de corps.
Avant même que les premiers résultats expérimentaux aient été obtenus,
d'autres que Rutherford étaient saisis par l'intuition qu'une découverte de
première importance se préparait. Le professeur Fritz Houtermans
mentionnait ainsi dans son discours à l'université de Berlin que cette
particule minuscule, tout récemment découverte à Cambridge, pourrait
libérer les immenses forces prisonnières de la matière. Trois ans plus tard,
le Français Frédéric Joliot-Curie, recevant le prix Nobel à Stockholm avec
sa femme Irène pour la découverte de la radioactivité artificielle ( ils
avaient créé des radioéléments instables par transmutation, en le
bombardant avec des particules chargées et ceux-ci s'étaient révélés à leur
tour émetteurs de rayonnement ) s'exprimait dans des termes semblables :
10 Nucléon, du Latin nucleus : noyau.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Nous sommes en droit de penser que les chercheurs, brisant et
construisant les éléments à volonté, trouveront le moyen de réaliser de
véritables transmutations à caractère explosif. Si de telles transmutations
arrivent à se propager dans la matière on peut concevoir l'énorme libération
d'énergie utilisable qui aura lieu.
La nature avait effectivement laissé dans un même matériau, l'uranium, à
la fois l'explosif et les allumettes. Si le phénomène de réaction en chaîne
n'avait pas existé dans cet élément, il n'y aurait encore de nos jours ni
réacteurs ni bombes atomiques. Etant donné les ennuis que cette affaire est
en passe de nous causer on peut se demander s'il ne s'agit pas là d'une
intervention du diable.
A Sandia la physique reprenait son cours laborieux et normal, guidé par
les contraintes technologiques. Joy m'avait conduit au centre avec sa vieille
Chevrolet décapotable. Elle était divorcée et vivait seule avec son fils.
Livermore, en comparaison de Sandia, ressemblait à un moulin à vent.
Ici on est finissait plus de contrôler à la fois mon identité et les lettres de
créance dont j'étais porteur et je passais une bonne heure dans les différents
postes de garde. Les différentes zones concentriques correspondaient entre
elles par de longs couloirs qui me rappelaient la nouvelle de Borgès
intitulée "la bibliothèque". Ces zones étaient barrés par des portes munies
de barreaux absolument identiques à ceux ces prisons.
Le responsable des relations extérieures m'accueillit en bras de chemise,
nœud de cravate descendu. Nous parlâmes de mon séjour Californien.
- On m'a dit que vous meniez ici des recherches en quelque sorte
parallèles à celles effectuées à Livermore et qui viseraient à créer des
réactions de fusion en bombardant une cible avec des électrons.
- C'est exact. Nous nous occupons d'un projet de fusion par faisceaux
d'électrons.
- Sera-t-il possible de voir quelques expériences ?
- Rigoureusement impossible. L'ensemble des activités de ce secteur de
Sandia est totalement classified. La seule façon que vous pourriez avoir de
visiter le centre serait de vous noircir le visage et de sauter de nuit en
parachute. A part cela que pouvons-nous faire pour vous ?
Lui et son adjoint se mirent à rire. Tout cela n'était guère encourageant.
Je passais la journée dans un bureau sans fenêtre à compulser la
documentation qu'ils me fournirent. A Livermore Alström jouait les
Archimède. Ici c'était plutôt Jovien. Dans la mesure où ce qu'on cherchait à
créer était finalement très proche de la foudre cela donnait à la manip un
côté assez Frankenstein.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
48
Imaginez une sorte de camembert de trente mètres de diamètre, ou plutôt
un de ces fromages "Vache-qui-rit",où la crème est répartie en petits
secteurs, chacun d'entre eux étant un puissant canon à électrons. L'ensemble
de ces dispositif étant immergé dans de l'eau, faisant office de diélectrique,
c'est à dire de milieu assurant le stockage des charges électriques.
A Livermore on faisait la chasse aux poussières et aux moucherons. Ce
que craignaient les gens de Sandia, c'étaient les bulles. Avant chaque essai
des plongeurs munis de bouteilles allaient s'assurer que des bulles d'air
n'adhéraient pas aux organes immergés de la machine, qu'ils frappaient
doucement avec des marteaux.
Le système de Sandia consistait à créer une décharge radiale, centripète,
dont le point d'arrivée était une sphère-cible de la taille d'un poids. Lorsque
les trente six canons à électrons tonnaient en même temps, les jets
d'électrons parcouraient les rayons de cette roue d'Ezechiel et venaient
converger vers son moyeu. L'énergie stockée dans l'eau étant cent fois plus
importante qu'à Livermore et pouvant être délivrée en un temps comparable,
c'est à dire en une dizaine de milliardièmes de seconde Il suffisait de faire
le calcul : la puissance instantanée pouvait alors atteindre cent mille
milliards de watts, cent térawatts, c'est à dire la puissance collectée par un
miroir solaire de trois cent kilomètres de diamètre, supérieure à celle de
toutes les machines crées par l'homme sur Terre fonctionnant en même
temps.
Le chargé des relations extérieures ne m'avait pas lâché d'une semelle de
la journée. Je le bombardais de questions auxquelles il fut vite incapable de
répondre.
- Dites, vous posez de sacrées questions pour un journaliste.
Tout ce que je pus savoir était qu'il y avait des problèmes de focalisation
de ce flot d'électrons turbulents. La puissance était là mais cette foudre
artificielle se concentrait pour le moment dans un volume équivalent à celui
d'un œuf de pigeon.
On me proposa d'interrompre là ma visite et de revenir le lendemain pour
discuter avec le responsable du projet, un certain Gérald Yonas.
En rentrant à l'hôtel avec Joy je me prenais à imaginer quelque savant fou
à la Frankeinstein montant une expérience analogue, mais utilisant
carrément l'énergie de la foudre. On était de toute façon bien loin des
expériences de Cambridge.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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RENCONTRE AVEC YONAS
Le rendez-vous avez Yonas, responsable du projet de fusion par
faisceaux d'électrons de Sandia, était fixé à l'après midi du lendemain. En
attendant j'allais traîner dans la vieille ville avec Joy pour acheter quelques
bijoux indiens en me disant qu' il était peu probable qu'il me laisse voir
quoi que ce soit de ses installations, comme j'avais pu le faire à Livermore.
La chance ne vous sourit pas à chaque fois. Sandia étant un des hauts lieux
de la mise au point des têtes thermonucléaires, on ne pouvait quand même
pas espérer y entrer comme dans un moulin. La science moderne est une
affaire d'état.
Il y a des siècles la science, la morale et la religion étaient considérées
comme un tout indissociable mais au dix-septième siècle les académies des
sciences avaient consacré l'éclatement de ce trio en décidant d'écarter de
leurs séances tout débat concernant les questions morales, politiques ou
théologiques . La science avait décidé d'aller vivre sa vie sans rendre
compte à ses deux sœurs. Au début du siècle la finalité de la démarche
scientifique était donc la connaissance pure. Le savant travaillait pour
arracher à la nature ses derniers secrets. Les études de pointe sur la
structure de la matière se déroulaient essentiellement en Europe dans la
période qui suivait la première guerre mondiale, laquelle n'avait été pour les
chercheurs qu'un intermède fâcheux qui avait nui aux échanges des idées.
La communauté des savants avant la guerre de 39-45.
Même au plus fort de la guerre la solidarité internationale, très vive, avait
continué de jouer. L'Anglais Chadwick, futur découvreur du neutron, s'était
ainsi retrouvé coincé en Allemagne au moment de l'ouverture des hostilités
et interné près de Berlin. Immédiatement ses collègues Allemands Nerst et
Rubens se débrouillèrent pour lui fournir du matériel pour qu'il puisse
continuer ses recherches pendant sa captivité, ce qu'il fit. En dépit de la
phrase prophétique de Rutherford en 1917 il était évident qu'à l'époque
personne n'escomptait retirer un profit quelconque, au point de vue
stratégique, des recherches sur l'atome et la démarche de Nerst et de
Rubens était parfaitement désintéressée. Des ingénieurs mettaient bien sûr
leurs connaissances au service de l'armée et développaient des choses
comme l'avion et le sous-marin, mais la technique restait une cousine
éloignée de la science. Les scientifiques n'envisageaient pas comme
Les Enfants du Diable 1/j/aa
50
maintenant les conséquences immédiates de leurs actes sur le sort des
armes et cette question lui semblait bien loin de ses préoccupations.
La guerre achevée, les savants reprirent immédiatement leurs échanges,
n'ayant pas la moindre idée de ce que pouvaient signifier des mots comme
secret et censure. Dans le laboratoire Cavendish de Cambridge l'irascible
Rutherford continuait son travail de précurseur dans ce monde nucléaire,
qu'il avait découvert le premier. Pour illustrer l'état d'esprit qui régnait alors
voici une anecdote significative. Avant le début de la guerre l'Institut
Viennois du Radium avait prêté à Rutherford deux cent cinquante
milligrammes de cette précieuse substance dont les uniques gisements se
trouvaient à Joachimstal, en Bohème, et étaient à l'époque la propriété de la
monarchie Austro-Hongroise. Pendant la guerre le gouvernement Anglais
en avait décidé tout naturellement la confiscation et lorsque la paix fut
signée, celui-ci considéra que l'université de Cambridge en restait
propriétaire. Mais Rutherford, passant superbement outre, entreprit de
dédommager le prêteur. En avril 1921 il put écrire à son collègue autrichien
Stefan Meyer :
- J'ai été alarmé par votre communication relative aux finances de
l'Institut du Radium de Vienne et j'ai fait tout mon possible pour réunir les
capitaux nécessaires à l'achat de la petite quantité de radium si
généreusement prêtée par l'Académie. Elle m'a été d'un grand secours dans
mes recherches.
Meyer lui écrivit que le cours du radium était devenu "monstrueusement
élevé" sur le marché mondial, mais Rutherford battit la campagne pour
réunir la somme, ce qui fut d'un grand secours pour cet institut, pris dans la
tourmente de la dévaluation qui avait suivi la guerre.
Ce geste illustre à quel point les savants des différents pays se
considéraient comme en dehors de toute ingérence politique.
A Copenhague Niels Bohr reconstruisait le monde à travers la mécanique
quantique, en France le couple Joliot-Curie découvrait la radioactivité
artificielle en réussissant à transformer de l'aluminium en un isotope
radioactif du phosphore par bombardement à l'aide de noyaux d'helium.
Göttingen, en Allemagne, véritable pépinière scientifique, constituait le
quatrième sommet de ce carré. La compétition était rude au plan du prestige
entre expérimentateurs et théoriciens. Bohr et son équipe ouvraient une ère
nouvelle où l'on prédisait la nature des choses avant de la constater, la
célèbre équation de Schrödinger étant exploitée comme une matrice
féconde.
Ce dernier avait construit sa célèbre équation dans le but de rendre
compte de quelque problème d'optique et c'est un peu par hasard qu'on
s'était aperçu que celle-ci semblait décrire avec bonheur la réalité
Les Enfants du Diable 1/j/aa
51
microscopique. Il n'est pas mauvais de revenir un instant sur l'origine de
cette clef de voûte de la science contemporaine. On a coutume de penser
que les équations trouvent leur fondement dans une longue approche
expérimentale. A certains moments de l'histoire des sciences certaines
personnes construisent des jeux d'équations un peu comme on invente les
éléments, les rouages d'un meccano, qu'on se met à exploiter par la suite.
Les outils de base sont évidement empruntés aux mathématiques, lesquelles
trouvent leur fondement dans une expérience plus ancienne encore. Toute
ce qui prend par exemple la forme d'équations différentielles trouve sa
base dans l'œuvre de Leibniz, inventeur du calcul infinitésimal. Lorsque des
gens comme l'Anglais Maxwell et le Français Poisson construisirent les
équations permettant de rendre compte des phénomènes électromagnétiques
et gravitationnels, ils tentèrent simplement d'intégrer, dans un tout cohérent,
de bon nombre d'expériences antérieures. On considère généralement
Maxwell comme le plus grand théoricien ayant vécu entre Newton et
Einstein. C'était un simple professeur de physique expérimentale au
laboratoire Cavendish de l'université de Cambridge. En analysant toutes les
données expérimentales du temps il avait pu en extraire un jeu d'équations
très élégantes, mais solidement ancré dans des phénomènes directement
perceptibles et mesurables.
Quand on se tourne vers l'équation de Schrödinger, le tableau apparaît
fort différent. Sa découverte fut une sorte de hasard "expérimental" et
aujourd'hui encore les physiciens théoriciens doivent admettre avec
agacement qu'elle ne possède aucune base ontologique. En appelant un chat
un chat l'équation de Schrödinger repose.... sur l'équation de Schrödinger,
sa seule raison d'être étant son caractère extraordinairement prolifique et
opératoire, qui n'a jusqu'à présent jamais pu être mis en défaut. Si le monde
de la relativité restreinte échappe quelque peu à l'intuition, c'est encore bien
pis pour celui de la mécanique quantique. Que manipule-t-on au juste avec
tout cela ? Personne ne peut le dire aujourd'hui encore. Ceux qui sont
théoriciens dans l'âme n'en ont cure, d'ailleurs. Aux expérimentateurs de
s'en accommoder.
On en revient au mythe Platonicien, expérimentateurs et théoriciens
vivant dans la même caverne. Mais voici que les théoriciens, grâce à la
complicité des mathématiques se mettaient à avoir quelque dialogue
privilégié avec les choses de l'extérieur.
Tout cela ne faisait pas l'affaire de Rutherford, qui grommelait :
- Ces théoriciens ont trop de prétention. C'est à nous, hommes de
laboratoire, de leur rabattre le caquet.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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A l'opposé, le mathématicien Hilbert, qui animait avec Born et Frank
l'Institut de Göttingen, lui renvoyait la balle en disant à qui voulait
l'entendre :
- Non, voyez-vous, la physique est décidément trop difficile pour les
physiciens.
Hilbert était passionné par la quête de la nature profonde des choses et
n'avait que mépris pour les "techniciens". Il s'était donné pour but de
recourir aux mathématiques pour venir en aide à la physique
"spirituellement déficiente" et avait donc créé pour les physiciens des
outils de travail paradoxalement extrêmement abstraits mais qui allaient se
révéler très performants et qui furent ultérieurement consignés dans un livre
de venu célèbre et intitulé Methodes Mathématiques de la Physique. Tous
les physiciens théoriciens se doivent de nos jours de se familiariser dès les
bancs de l'université avec les "espaces de Hilbert", mondes étranges
qu'aucun objet physique n'habite puisqu'ils ne sont peuplés que de..
fonctions mathématiques.
Mais Hilbert aimait à cacher sa préoccupation des choses concrètes
derrière des boutades acerbes. Ainsi il avait du un jour remplacer un
collègue mathématicien, Félix Klein, qui laissa son nom à un objet
topologique en forme de bouteille11, pour animer une rencontre avec des
ingénieurs. Inquiets, les organisateurs lui avaient recommandé une attitude
d'ouverture et de dialogue. Mais Il ouvrit sa conférence en lâchant d'un ton
acerbe :
- On entend dire à tout propos que savants et ingénieurs sont ennemis. Je
ne crois pas que cela soit vrai. Je suis même tout à faite sûr du contraire, car
en vérité ils n'ont rien à faire ensemble.
Cette boutade n'était pas l'expression d'une intransigeance ou d'un
dogmatisme mais révélait au contraire un grand souci d'honnêteté. La
science n'était pas comme aujourd'hui un édifice prétentieux devenu la
propriété d'administrateurs du savoir scientifique, c'était un chantier
retentissant des tirs de mine. Dans les universités la nourriture quotidienne
des étudiants ne constituait un ensemble de faits depuis longtemps
démontrés mais un lot de questions ouvertes, vivantes, propre à stimuler
leur imagination et leur créativité.
Einstein avait montré qu'une énergie fantastique se cachait dans la
matière et tous se demandaient, souvent avec une certaine inquiétude, si on
allait un jour être réellement capable de l'en faire sortir.
Ainsi le physicien Nerst écrivait en 1921 :
11 La "bouteille de Klein" est une surface unilatère qui, comme le ruban de Möbius, est
unilatère, ne possède qu'un seul côté.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Nous vivons pour ainsi dire sur une île de fulmicoton, mais, pour mettre
le feu aux poudres nous n'avons, Dieu merci, pas encore trouvé d'allumettes.
Göttingen.
Chaque printemps la petite ville Allemande de Göttingen, en basse Saxe,
voyait affluer tout le gotha scientifique international et connaissait une
invraisemblable concentration de prix Nobel à l'hectare. Chaque soir les
auberges retentissaient de discussions scientifiques passionnées. Les
étudiants étaient mis au courant de l'avancement des recherches pendant les
cours et les professeurs n'hésitaient pas à présenter des questions non
résolues en lançant à la cantonade :
- Quelqu'un aurait-il une suggestion sur la façon de résoudre cet agaçant
problème ?
Tous avaient l'impression qu'un nouveau monde était en train de naître,
que la boite de Pandore nommée atome était sur le point de s'ouvrir et ils en
parlaient avec une curiosité souvent mêlée de crainte. Témoin cette phrase
de Franck, un des directeurs de l'université :
- Je sais qu'une idée nouvelle est vraiment importante quand sa naissance
me saisit soudain d'une terreur profonde.
L'Amérique semblait bien conventionnelle à côté de ce bouillonnement
Européen et la petite ville Allemande attirait les chercheurs d'outre
Atlantique. Ceux-ci, selon leur propre expression, effectuaient à rebours le
trajet de Christophe Colomb, à la recherche d'un nouveau monde.
Un matin de 1926 un jeune chercheur très maigre, fils d'un homme
d'affaires de New-York, s'inscrivit à Göttingen pour y faire un doctorat. Il
s'appelait Oppenheimer.
Tous les acteurs qui allaient jouer un rôle important dans la tragédie
passèrent à un moment ou à un autre sur cette scène Allemande : les
Hongrois Slizard et Teller, l'Anglais Dirac, le brillant Heinsenberg. Mais
bientôt la poussée de l'hitlérisme allait agir à la manière d'un coup de pied
dans cette fourmilière.
Certains scientifiques séduits par le national socialisme et la naissance
d'un "ordre nouveau", soutenus par des étudiants en chemises brunes,
avaient tenté de dénoncer le "bluff juif" que représentaient à leurs yeux les
théories d'Einstein et de Bohr. Mais leurs remarques acerbes leur avaient
aussitôt attiré des réponses condescendantes et moqueuses de la part de
collègues plus avertis.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Inexorablement l'étau hitlérien se referma sur la petite communauté et
après la prise de pouvoir en 1933 l'épuration commença. La victime la plus
illustre fut le prix Nobel Franck, qui fut un des premiers expulsés. Suivirent
Bohr, Teller, Slizard et beaucoup d'autres.
Les nazis étaient des techniciens, non des savants. L'idée d'un effort
scientifique soutenu et coordonné sur une longue période de temps leur
était étrangère tout simplement parce qu'ils avaient prévu une guerre courte.
Ils se méfiaient des intellectuels et nommèrent ministre de la science le
docteur Rust, qui était un dirigeant faible, de peu d'agilité mentale et dont
l'attitude envers les savants se révéla immédiatement après sa nomination,
lorsqu'il déclara :
- Les scientifiques sont des charlatans, sans la moindre idée originale.
Selon une plaisanterie de l'époque, Rust était "l'unité de mesure standard
du minimum de temps écoulé entre la promulgation d'un décret et son
abrogation".
Pourtant l'Allemagne nazie n'avait pas perdu son respect traditionnel
envers le savoir et allouait des salaires relativement élevés aux chercheurs,
mais l'anti-intellectualisme des nationaux socialistes se traduisait par une
grande méfiance envers les savants.
Les juifs expulsés d'Allemagne ne constituaient qu'une fraction
minoritaire de la population scientifique, environ douze pour cent. Mais
cette perte se révéla beaucoup plus dommageable dans la mesure où ceux
qui faisaient mine de poursuivre les travaux des expulsés étaient à leur tour
considérés comme des "juifs blancs". Dans l'esprit des penseurs nazis les
théories d'Einstein et de Bohr étaient des théories fausses.
Lorsque Rust se rendit à Göttingen il demanda au cours du dîner à
Hilbert s'il était vrai que l'institut ait tant souffert du départ des juifs et de
leurs amis. Celui-ci répondit :
- Souffert ? il n'a pas souffert, il n'existe plus !
Les années qui suivirent devaient se révéler décisives dans le chemin qui
allait mener à la réalisation de la première bombe atomique. Les physiciens
pensaient qu'en brisant des noyaux on pourrait provoquer un dégagement
d'énergie extrêmement intense mais il ne voyaient pas comment disloquer
un arrangement aussi solide. Une particule chargée comme le proton
( noyau de l'atome d'hydrogène ) pouvait constituer un projectile possible
dans cet assaut mené contre la forteresse atome, mais hélas elle s'épuisait
dans son approche du noyau à vaincre une très forte "barrière de potentiel"
de nature électrostatique. L'énergie qu'on devait lui communiquer paraissait
ainsi hors de portée de ce dont on disposait à l'époque. Pour donner une
image du problème on pourrait représenter les noyaux comme des trous de
golf situés au sommet d'une butte très élevée. Pour pénétrer dans le noyau
Les Enfants du Diable 1/j/aa
55
le proton-balle de golf devait être lancé à une vitesse considérable pour
réussir à escalader la butte, faute de quoi il retombait en évitant l'obstacle.
A l'époque où les noyaux furent découverts on ne se posait pas le
problème de savoir d'où ils venaient. Ce n'est qu'avec le temps que les
mécanismes de la nucléosynthèse furent élucidés et que l'on comprit du
même coup comment fonctionnaient les étoiles et comment elles
fabriquaient dans leur chaudière interne, de manière paisible ou
paroxysmique, l'ensemble des éléments de la table de Mendéléiev.
Les molécules étaient faites d'atomes, liés ensemble par des électrons,
ceux-ci faisant le va-et-vient de l'un à l'autre. La physique théorique imposa
petit à petit l'idée que toute force devait être associée à un certain type de
particule. Ainsi la force électromagnétique était tout simplement associée
au photon. L'électron devenait le véhicule des forces liant les atomes entre
eux dans les molécules. Il subsistait un bien grand mystère : comment les
noyaux n'explosaient-ils pas ? Qu'est-ce qui empêchait les protons contenus
dans ces noyaux de se repousser avec violence ?
La boite de Pandore s'ouvre.
En 1935 le japonais Yukawa découvrit une relation simple entre la porté
d'une force et la masse de la particule dont l'échange produit la force. Il
existait une distance à partir de laquelle la force n'agissait pratiquement
plus et celle-ci était simplement inversement proportionnelle à cette masse.
Dans le cas de l'électromagnétisme la masse de la particule échangée (les
photons) étant nulle, la portée des forces était par conséquent infinie et
l'intensité décroissait simplement selon l'inverse du carré de la distance.
Dans le cas des liaisons chimiques, par échanges d'électrons, la portée
correspondante était de 10-13 mètre.
Ainsi, si la force liant les nucléons dans le noyau était due à un échange
d'électrons le diamètre des noyaux atomiques devait être de cette taille. En
fait, comme l'avaient montré Geiger et Mardsen, ce diamètre était plusieurs
centaines de fois inférieur. Yukawa en déduisit que l'échange d'électrons
n'était pas le mécanisme responsable des forces nucléaires. Il supposa qu'il
devait exister dans les noyaux des forces liées à des particules, qu'il baptisa
mésons, dont la masse devait être quelque deux cent fois élevée que celle
de l'électron.
Les noyaux étaient donc des sortes de "molécules" où les protons
jouaient le rôle des atomes, et les mésons celui des électrons
Les Enfants du Diable 1/j/aa
56
La stabilité d'une molécule est liée à sa géométrie, une molécule
compacte, harmonieuse, étant a priori plus stable qu'une autre. Il en était de
même pour les noyaux. L'un des noyaux les plus stable est celui de l'atome
d'hélium, qui est constitué de quatre nucléons, deux protons et deux
neutrons, qui s'agencent de manière à former un tétraèdre. Cet objet est
identique aux piles de quatre boulets que l'on plaçait jadis auprès des
bombardes. Il est évident qu'on aurait beaucoup plus de mal à créer une
structure compacte et symétrique avec cinq nucléons. On peut facilement
en faire l'expérience ne manipulant quatre ou cinq boules de mie de pain.
Aussi cette dernière structure nucléaire est-elle instable.
Les atomes stables dans la nature correspondent à des assemblages
géométriquement compacts. On avait montré qu'en bombardant certains
éléments et en les enrichissant en nucléons on pouvait perturber cette belle
harmonie et créer des éléments nouveaux plus ou moins instables qui
changeaient de configuration en émettant à leur tour des particules, en
devenant à leur tour radioactifs, phénomène qui avait été découvert par les
Joliot-Curie en 1934.
Mais il existait dans le lot un élément totalement instable : l'uranium 236.
Lorsqu'on bombardait un noyau d'Uranium 235 avec un neutron, celui-ci,
en l'absorbant, devenait l'élément 236, mais instantanément cet apport
déséquilibrait totalement l'ensemble du noyau. Au lieu de ré éjecter l'intrus,
celui-ci se brisait en deux parties de masse inégale, en émettant à son tour
plusieurs neutrons, susceptibles de produire à leur tour d'autres "fissions".
La potentialité de réaction en chaîne peut se comprendre si on reprend
l'image du château de sable. On pourrait alors représenter les atomes
d'uranium 235 par des cuvettes, aux bords relativement peu élevés, figurant
une espèce de petit cratère lunaire assez peu accusé, contenant en son
centre plusieurs billes. Si l'une d'elle dévale la pente elle aura la possibilité
de glisser dans une de cuvettes situées sur son chemin et d'en éjecter les
billes qu'elle contient ( figurant les neutrons susceptibles d'être réémis par
fission du noyau ) . Ceci étant on aurait plus une bille dévalant les flancs du
château, mais plusieurs, elles même susceptibles de déséquilibrer et de
vider de nouvelles cuvettes.
Le "château de sable" : chaque bille, dans sa cuvette, représente un
atome d'uranium 235
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Intuitivement on se dit que la chose ne sera statistiquement possible que
si la bille initiale a effectivement une chance de rencontrer sur son passage
l'une de cuvettes et de tomber dedans. Les noyaux sont très espacés dans la
matière, même sous forme solide. Il faudra alors un très grand château pour
que le phénomène ait des chances de se produire. Avec un tas de sable trop
petit une bille n'aura qu'une chance infime de rencontrer une cuvette et
sortira simplement sans interagir.
Le "tas de sable" est trop petit. Une bille quitte son logement et sort
sans interagir. Pas de réaction en chaîne. Masse inférieure à la "masse
critique". Simple désintégration naturelle de l'U235 avec faible
émission de neutrons. Sporadique.
Si on faisait effectivement cette expérience avec des tas de sable de plus
en plus grands on tomberait sur une diamètre critique à partir duquel toute
bille lâchée créerait aussitôt un déséquilibre du château tout entier.
Le "tas de sable" est assez grand : une bille quittant son logement
peut en déséquilibrer une autre et créer un phénomène d'avalanche, de
"réaction en chaîne". La "masse critique" est atteinte. On a ici
représenté les conséquences de la "chute" d'un unique neutron. Le
phénomène, étendu à l'ensemble du "tas de sable", se traduirait par
une émission massive de "neutrons".
On voit ainsi apparaître le concept de masse critique, qui est en fait, en
étendant ceci dans les trois dimensions, un volume critique.
Une autre idée peut être mise en évidence. Si la bille initiale est trop
rapide et si elle aborde une des cuvettes par sa périphérie elle ne pénètrera
pas franchement dans celle-ci en heurtant les billes qu'elle contient mais se
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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contentera de ressortir du "cratère" sans interagir avec les billes situées en
son centre.
Lorsqu'un joueur de golf effectue un "put" pour loger sa balle dans un
trou, il ne frappe pas celle-ci comme un fou, sinon il n'aurait aucune chance
de réussir son coup. Ainsi des neutrons lents ont-ils beaucoup plus de
chance de créer des fissions que des neutrons rapide.
Dans le tas de sable on pourrait aussi ménager d'autres cuvettes, vides
celles-ci, qui captureraient simplement les billes, annulant toute possibilité
d'éjection ultérieure. Ce faisant on illustrerait un autre concept, celui
d'absorbeur de neutrons.
"Tas de sable" peuplé, ici et là, de cuvettes vides, simulant les
"absorbeurs de neutrons".
La première réaction de fission fut obtenue en 1934 par l'italien Enrico
Fermi à Rome, mais il ne sut pas sur le moment interpréter son expérience.
Schéma d'une réaction de fission.
Il constata également l'efficacité des neutrons lents en ayant l'idée
d'interposer entre la source et la cible son bocal de poissons rouges, dont
l'eau faisait office de ralentisseur de neutrons et constata que ceci
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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augmentait la réémission de particules d'un facteur cent. En constatant cette
réémission de neutrons, il crut avoir créé par transmutation des éléments de
charge plus élevée que celle de l'uranium, des "transuraniens". Déjà on
songeait à trouver un nom à ces nouvelles substances. Il était déjà très
connu dans l'Italie fasciste qui tenta de faire pression sur lui pour qu'on
profite de cette occasion pour glorifier le régime en appelant par exemple le
premier élément le littorio ( les licteurs étaient des officiers romains qui
portaient, pour signaler leurs fonctions d'administrateurs et de juges, des
faisceaux de verges, qui étaient devenus le symbole de l'Italie
mussolinienne). Mais un collaborateur de ses collaborateurs, Corbino, qui
avait le sens de la répartie, fit remarquer que ces éléments risquaient d'avoir
une durée de vie très courte et que ça n'était peut-être pas le meilleur moyen
de célébrer le régime.
Un chercheur de l'institut physico-chimique Allemand de Fribourg, Ida
Noddack, commentant l'expérience de Fermi, écrivit alors dans la Revue de
Chimie Appliquée :
- Rien n'empêche de supposer que cette désintégration nucléaire ne
s'accompagne pas de réactions toutes nouvelles différentes de celles
produites jusqu'ici par l'action des rayons protons et et des rayons a
( noyaux d'hélium ) sur les noyaux atomique. On peut donc penser que,
dans le bombardement des noyaux lourds par les neutrons, ces noyaux se
divisent en fragments assez grands, isotopes d'éléments connus, mais non
voisins des éléments soumis aux radiations.
Fermi lut cette critique dans la revue mais il ne la trouva pas crédible.
Otto Hahn à l'Institut Kaiser de Berlin rejeta également la suggestion d'Ida
Noddack en déclarant qu'il ne voulait pas la ridiculiser, mais que cette
hypothèse d'éclatement du noyau d'uranium en fragments assez grands était
totalement absurde.
Depuis des années on bombardait des noyaux avec des particules
chargées dotées d'énergie de plus en plus considérable et elles ne créaient
que des altérations minimes dans ces assemblages. Personne ne voulait
croire que des neutrons dotés d'une énergie dix millions de fois plus faible
pussent provoquer la dislocation totale d'un noyau, libérant l'énergie qu'il
recélait. C'est comme si une troupe munie de fusils à plomb réussissait à
faire éclater un blockhaus que n'arrivait pas à entamer des obus de fort
calibre.
Parmi ceux qui s'étaient mis à bombarder les atomes de neutrons se
trouvait le couple Joliot-Curie. Irène Joliot-Curie publia un article en 1938
qui contestait cette thèse de création de transuraniens par bombardement de
neutrons. Elle avait en effet détecté dans les produits de réaction des
substances qui ne cadraient pas du tout avec un schéma de création de
transuraniens imaginé entre temps par Hahn.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
60
Dans ce dernier acte de la prise de conscience de la libération d'énergie
par la matière se situe une polémique peu brillante comme il en existe
couramment dans le monde des sciences. Hahn et sa collaboratrice la plus
proche, Lise Meitner, ne croyant pas aux conclusions de madame Joliot-
Curie et mettant même carrément en doute la fiabilité de ses résultats
expérimentaux disaient à leur entourage :
- Madame Joliot-Curie tient ses connaissances de chimie de sa célèbre
mère, aujourd'hui elles ont un peu vieilli.
Mais Hahn était partisan de ne pas contre attaquer trop vivement.
- Il y a assez de sujets de discorde entre l'Allemagne et la France en ce
moment,disait-il, n'en créons pas de nouveau.
Il suggéra au couple Joliot de refaire ses expériences. Ceux-ci ne
donnèrent pas suite mais publièrent un second papier qui signifiait "persiste
et signe". Hahn refusa de le lire tant cette attitude de "persévérance dans
l'erreur" chez ces Français l'agaçait.
A l'automne 38 madame Joliot-Curie publia un troisième rapport que lut
un des collaborateurs de Hahn, Strassman, qui comprit qu'il pouvait y avoir
là une piste digne d'intérêt. Il supplia Hahn d'y jeter un œil, mais celui-ci
répondit à travers la fumée de son cigare :
- Ce que cette dame écrit là ne m'intéresse pas.
Strassman décida de passer outre et exposa en quelques minutes les
résultats de ce dernier rapport. Il raconta plus tard :
- Hahn en fut frappé comme par la foudre. Sans prendre le temps de finir
son cigare, qu'il déposa brûlant sur son bureau, il descendit avec moi en
courant jusqu'au labo.
Hahn avait refusé l'évidence pendant des années, tout simplement parce
que cette idée contredisait une théorie qu'il avait élaborée sur la création
des transuraniens. Ce jour là il bascula du tout au tout et décida de refaire
lui-même les expériences des Joliot. En peu de semaine il établit que le
bombardement de l'uranium par des neutrons avait bien provoqué sa
rupture en deux morceaux , l'un d'eux étant dans cette expérience un noyau
de baryum, d'une masse sensiblement moitié de celle de l'uranium.
Ce jour là, craignant d'être devancé par les Français, il prit fébrilement
contact avec les éditions Springer, qui éditaient la revue
Naturwissenschaften en demandant au responsable de la rédaction de lui
passer une communication en urgence, qui fut datée du 22 décembre 1938.
L'analyse complète du processus de fission avec mise en évidence de la
réémission de neutrons fut donnée peu après par sa collaboratrice Lise
Meitner, qui avait du entre temps émigrer en Hollande pour fuir les
Les Enfants du Diable 1/j/aa
61
persécutions nazies. En lisant son article Niels Bohr se frappa le front en
s'écriant :
- Comment avons nous pu ignorer cela si longtemps ?
La boite de Pandore venait de s'ouvrir. La prédiction de Rutherford, mort
un an avant, venait de s'accomplir.
Ce moment est absolument essentiel dans l'histoire des sciences. Pour la
première fois des savants avaient mis le doigt sur une découverte
susceptible d'apporter des changements qualitatifs profonds et immédiats,
de bouleverser le cours de l'histoire. A partir d'expériences de table, mettant
en jeu des énergies somme toute assez ridicules on voyait se dessiner une
inquiétante possibilité de "divergence", peut-être incontrôlable. Les
scientifiques n'étaient absolument pas préparés à une telle perspective.
C'était fini des petits amusements entre amis, entre happy few. La science
n'était plus seulement une quête curieuse des secrets de dame nature mais
une sorte de jeu d'apprenti sorcier qui pouvait devenir soudain
extrêmement dangereux.
De nos jours un phénomène semblable est en train de se produire en
biologie, à travers les manipulations génétiques car il existe un risque non
nul de créer un jour par hasard au fond d'une simple éprouvette un virus qui
puisse échapper à tout contrôle et se propage à très grande vitesse à travers
le globe, sans qu'on soit à même de trouver à temps une parade efficace12.
En analysant l'époque précédant la seconde guerre mondiale il faut se
souvenir que la présence de la science ( contemporaine ) dans la vie des
hommes était une chose toute récente. En 1900 l'électricité n'existait
pratiquement pas dans les laboratoires, où l'on s'éclairait au gaz ou au
pétrole. La richesse d'un laboratoire pouvait s'estimer au nombre de piles
qu'il possédait et les hautes tensions étaient obtenues à partir de simples
bobines de Ruhmkorff. Toute la technologie utilisée était d'une rusticité
extrême et d'un coût relativement modique. Jamais on aurait songé un
instant investir dans une recherche des sommes comparables à celles
nécessités par la construction d'un navire à vapeur, par exemple.
Le changement d'échelle s'amorça à Leyde, en Hollande, en 1926 avec la
création par Kamerlingh Onnes du premier laboratoire cryogénique, axé sur
la physique des basses températures. Au même moment à Berlin et à
Princeton les chercheurs commençaient à construire des générateurs de
particules chargées, fonctionnant sous des tensions d'un million de volts et
plus, qui préfiguraient les monstrueux accélérateurs de particules des
décennies suivantes. A Berlin Brash et Lange construisirent un générateur
12 Certains pensent que le SIDA pourrait être le résultat d'une manipulation génétique
due à l'action de micro-ondes sur des virus.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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d'impulsions pour accélérer des protons pour réaliser des désintégrations
nucléaires. Ils essayèrent même d'utiliser les hautes tensions des nuages
d'orage dans le plus pur style Frankenstein, ensemble de recherches qui
n'étaient pas sans risque puisqu'elles entraînèrent plusieurs fois mort
d'homme. Aux Etats-Unis Lawrence, qui donna son nom au laboratoire que
j'avais visité la semaine passée, construisait les premiers cyclotrons, fer de
lance d'une future "science lourde".
En janvier 1939 les savants marquaient donc le pas, effrayés par leurs
découverte. Cependant la plupart conservaient une attitude providentialiste.
Einstein déclarait à la presse qu'il ne croyait pas à la "libération de l'énergie
atomique" et Otto Hahn disait à ses proches collaborateurs : "Dieu ne le
permettra pas !".
Hahn avait montré que la rupture d'un gros noyau s'accompagnant d'une
très forte libération d'énergie, était possible. L'idée complémentaire était
celle de la réaction en chaîne. Cette possibilité avait été signalée dès 1932
par Slizard et Joliot-Curie. Que la fission produise plusieurs neutrons et que
ceux-ci puissent ensuite engendrer d'autres fissions et tout devenait possible
à des échelles qui n'avaient plus rien à voir avec celle du laboratoire. Ainsi
en cette veille de la seconde guerre mondiale, une toute petite poignée de
savants, utilisant leur capacité d'extrapolation et se basant sur un résultat
obtenu avec des moyens dérisoires, connaissaient précisément la
potentialité d'une arme capable de tuer des millions d'hommes.
Slizard, juif hongrois, avait émigré aux Etats-Unis en même temps que
Fermi, lequel avait fui l'Italie fasciste. Dès qu'il apprit que l'idée de fission
était devenue une réalité expérimentale, il fit des pieds et des mains pour
monter des expériences propres à conforter son jugement. Pour ce faire il
emprunta deux mille dollars à un ami, afin de se procurer un gramme
d'uranium. A l'époque il n'avait pas encore de poste fixe et avait réussi à se
faire accueillir par un laboratoire de l'université de Colombia, à New York.
Mais, en peu de jours, il put constater cette émission supplémentaire de
neutrons, caractéristique de cette autocatalyse nucléique. Il avoua lui-même
qu'il avait fortement espéré que cette réémission fut nulle, ou insuffisante
pour être exploitable. Hélas, non. Convaincu, il suggéra une véritable
autocensure scientifique à l'échelon international et recueillit l'assentiment
de quelques scientifiques dont Edward Teller, également émigré aux USA.
Une découverte qui échappe à ses inventeurs.
En France Frédéric Joliot-Curie était le leader en matière de recherche
sur la fission. Il travaillait également dans le but de produire la réaction en
Les Enfants du Diable 1/j/aa
63
chaîne que Slizard avait obtenue à Colombia et celui-ci le savait. Il lui
télégraphia en l'enjoignant d'adhérer à une convention réciproque de non
publication des résultats. Mais Joliot, qui venait lui aussi d'obtenir ce
résultat essentiel, négligea cette demande et se pressa au contraire de
publier dans la revue Anglaise Nature. L'hémorragie commençait.
Il est très intéressant de rechercher les deux motifs de la surdité de Joliot
à cet appel pressant. Il aurait d'abord pris le télégramme de Slizard pour une
simple plaisanterie ( il portait la date du premier avril ! ) , puis il avoua qu'il
avait besoin de publier ce résultat scientifique de première grandeur,
opération qui lui semblait nécessaire pour obtenir du gouvernement
Français les crédits qui lui étaient indispensables pour ses recherches. Il est
vrai que la position des chercheurs en France a toujours été
remarquablement inconfortable, et cela ne date pas d'hier. Trois ans après
leur prix Nobel, les Curie n'avaient toujours pas de laboratoire et
continuèrent à travailler sans ventilation ni support technique minimum,
dans un simple hangar, ce qui coûta la vie à Marie.
Aux Etats-Unis Slizard et Teller , estimant que cette affaire les dépassait
un peu, cherchèrent alors à rencontrer des représentants du gouvernement
Américain pour débattre de cette question avec eux.
A cette époque une réunion officielle eut lieu à Berlin, à l'initiative du
ministre de science, Rust, au 69 de l'avenue Unter den Liden, pour discuter
de la possibilité d'utiliser l'énergie de fission, identifiée par le chimiste
Allemand Otto Hahn, pour actionner des moteurs. Hahn n'avait pas été
convié car son attitude notoirement hostile au national-socialisme déplaisait
au régime. On demanda aux scientifiques présents de garder tout cela pour
eux, mais l'un d'eux, Mattauch, raconta ce qui s'était dit au docteur Flügge,
proche collaborateur de Hahn. Flügge s'écria :
- La meilleure façon de conjurer une découverte aussi effroyable serait
de la publier et d'en informer le public.
Et il s'empressa de rédiger un article et de le publier dans la revue
Naturwissenshafen où il expliqua en termes vulgarisés, parfaitement
accessibles au grand public, les conséquences des réactions en chaîne dans
l'uranium ! Le grand public resta de marbre, mais ceci accrut sérieusement
les inquiétudes des atomistes réfugiés aux Etats-Unis. Ceux-ci se dirent :
- Si les nazis se permettent de publier tant de détails sur le problème de
l'uranium, c'est qu'ils en savent encore plus. Conclusion : nous n'avons plus
de temps à perdre.
La thèse de la politique de l'autocensure, proposée par Slizard, perdait du
terrain, y compris chez son auteur.
Au cours de l'été 39 se présenta une chance inespérée de contact avec les
atomistes Allemands. Heinsenberg vint aux Etats-Unis. Fermi, également
Les Enfants du Diable 1/j/aa
64
réfugié outre-Atlantique, tenta une approche, peut-être trop timide, de
l'auteur du principe d'incertitude. Il est vrai qu'étant donné la tension
internationale du moment ça n'était pas chose facile. Ultérieurement
Heinsenberg déclara :
- Au cours de cet été 1939, douze hommes, par une convention commune,
auraient pu empêcher la construction des bombes atomiques.
Peut-être, mais il ne faut pas fonder trop d'illusions sur les capacités de
l'homme à orienter la formidable machinerie scientifique. Le chat était déjà
hors du sac, comme disent les Anglais, et il eut été bien difficile de l'y faire
rentrer.
On sait que Slizard, qui commençait à être de plus en plus convaincu que
la bombe allait naître entre les mains d'Hitler, d'autant plus que les
Allemands venaient d'interdire toute exportation d'uranium hors du
territoire Tchécoslovaque, récemment occupé, eut recours à l'aide
d'Einstein pour convaincre Roosevelt de lancer le projet Mannathan. Peu de
temps après la seconde guerre mondiale éclatait.
Que se passait-il en Europe, du côté Allemand ? Bohr était toujours au
Danemark, qui venait d'être occupé en ce début de guerre, laquelle, pour le
moment, n'intéressait que l'Europe. Heinsenberg avait choisi lui aussi de
rester dans son pays, en particulier pour tenter de protéger un certain
nombre de ses collègues d'origine juive, en dépit d'invites Américaines
formulées pendant sa visite de l'été 39 . Dès l'hiver 39-40 il avait achevé un
travail théorique qui lui avait montré qu'il existait deux possibilité
d'exploiter l'uranium, soit dans des bombes, soit dans des réacteurs
nucléaires pouvant alimenter des moteurs, mais, prudent, à la différence de
Joliot, il s'était bien garder de diffuser ce travail.
Néanmoins un projet uranium avait vu le jour en Allemagne, dans
l'Institut Kaiser-Wilhem ( qui devait devenir après la guerre le célèbre
institut Max Planck ) qu'Heinsenberg dirigeait en collaboration avec
Weizsäcker.
Un troisième personnage avait à cette époque en Allemagne conscience
des potentialités de l'énergie nucléaire. En septembre 1940 le physicien
Allemand Houtermans avait de son côté entrevu clairement comment
fabriquer dans des piles atomiques des quantités mesurables d'une éléments
susceptible d'entrer également en fission et que l'on devait appeler
ultérieurement le Plutonium. Houtermans avait tenté de fuir le régime
hitlérien en passant à l'est, ce qui l'avait aussitôt plongé dans les cachots de
la Gépéou pour accusation d'espionnage. Torturé, il s'en était sorti grâce à
une ruse de scientifique, prétendant être entré en territoire Soviétique dans
le but de mesurer la vitesse des avions Russes grâce à une machine
perfectionnée, pour le compte des Allemands. Il fournit des plans détaillés
Les Enfants du Diable 1/j/aa
65
de cet appareil qui n'était qu'un tissu d'absurdités, sachant que ceux-ci
seraient soumis à ses collègues de Moscou, et en particulier à Kapitza, ex
collaborateur de Rutherford. La ruse fonctionna à merveille, Kapitza
comprit le "message", et Houtermans fut expulsé et remis aux autorités
nazies à Brest Litovsk au printemps 40.
Après quelques ennuis avec la Gestapo il se mit contact avec Heisenberg
et Weizsäcker et fut soulagé de constater qu'au lieu de lancer les nazis sur
la voie de la bombe ils avaient au contraire tout fait pour les détourner de
cette préoccupation. Avec une dizaine de savants Allemands le trio monta
une véritable conspiration pour convaincre les pilotes de la machine de
guerre Allemande que l'atome ne pouvait présentement être utilisé que pour
créer des chaudières, elles-mêmes alimentant des moteurs. En attirant
adroitement l'attention sur l'aspect énergétique, jugé par ailleurs de trop
long terme pour intervenir efficacement pendant la durée de la guerre ils
détournèrent sciemment l'attention des autorités de la bombe elle-même13.
Heinsenberg, écœuré par la folie meurtrière d'Hitler, joua pendant toute
la guerre un jeu subtil en cachant ses propres opinions et en affichant
parfois à l'extérieur des idées pro nazies pour mieux donner le change.
Ces hommes étaient déchirés par une terrible prise de conscience car ils
savaient fort bien que leur passivité en matière de recherche pourrait à
terme provoquer la défaite de leur propre pays. Ils avaient par ailleurs la
crainte que cette arme fut en gestation chez l'adversaire, actuel ou potentiel,
avec les conséquences terribles que ceci pourrait entraîner pour le peuple
Allemand. Ainsi les savant Allemands réussirent là où ceux du monde libre
avaient échoué.
Heinsenberg avait été invité à faire une conférence à Copenhague et il en
profita pour rendre visite à son ancien maître, Niels Bohr. Bien que demi-
Juif, celui-ci était resté dans la capitale Danoise, principalement pour
protéger des compatriotes et ce malgré les appels incessants des alliés qui
lui recommandaient de fuir pendant qu'il en était encore temps. La
rencontre Heinsenberg-Bohr fut historique et ... catastrophique. Bohr se
méfiait d'Heinsenberg dont il ne connaissait que les déclarations
"extérieures", officiellement pronazies (Celui-ci avait approuvé l'entrée de
l'armée Allemande en Pologne ), mais ignorait tout de ses activités secrètes.
Heinsenberg tenta maladroitement de faire passer son message, à savoir
que les physiciens restés en Allemagne nazie, quoique convaincus de la
faisabilité d'une bombe à uranium, avaient décidé de ne pas pousser les
recherches dans ce sens. Bohr était un homme direct et le discours
d'Heinsenberg, habitué à louvoyer avec les autorités Allemandes, accrut sa
13 Cet aspect a été bien développé dans le livre paru aux éditions Albin Michel, intutulé
"L'affaire Heinsenberg", de Thomas Powers
Les Enfants du Diable 1/j/aa
66
méfiance. Lorsqu'Heinsenberg rentra en Allemagne il avait obtenu
exactement l'inverse du résultat qu'il escomptait, Bohr étant convaincu que
les nazis préparaient la bombe, ne voyant dans la démarche de son ancien
élève qu'une provocation.
L'histoire raconte par ailleurs que peu de temps après l'occupation de
Copenhague Bohr expédia à un ami Anglais nommé Frisch un télégramme
où il demandait des nouvelles "Maud Rey and Kent". Comme le
destinataire ne se souvenait pas d'avoir connu les nommés Maud et Kent les
services secrets Anglais tentèrent de décrypter ce message et trouvèrent
"radium taken" : les Allemands ont pris le radium !
Un peu plus tard Bohr demanda des nouvelles d'un ancien élève nommé
D.Burns et on pensa aussitôt que "D" voulait dire Deutérium14 et "Burns",
brûle.
Ces deux méprises incitèrent les alliés à penser que les Allemands
développaient la bombe et que Bohr, l'ayant su, tentait de le leur faire
savoir. Lorsque Bohr gagna Los Alamos en 1943 il confirma, en rapportant
cette conversation avec Heinsenberg, cette impression première des alliés.
Ce ne fut qu'après l'effondrement de l'Allemagne nazie qu'on réalisa qu'en
fait ces craintes avaient été vaines et qu'en fait aucune recherche n'avait été
faite sur ordre de Hitler en direction de la fission de l'uranium. Entre temps
la science était devenue une affaire d'état.
Deuxième jour à Sandia.
La voiture de Joy, une Chevrolet couleur framboise, franchissant
quelques kilomètres de désert, m'emmenait de nouveau vers les
laboratoires Sandia, une enfilade géométrique de blocs grisâtres, protégés
par plusieurs enceintes grillagées. Le chargé des relations extérieures avait
des cravates vulgaires, style Hawaï des années sixties et un gros derrière
qu'il traînait derrière lui en chaloupant. Avisant mon chauffeur il me lança :
- Hey, que faites-vous dans la vie en dehors de draguer nos barmaids ?
Je ne répondis pas à sa question et il me conduisit au bureau de Gérald
Yonas, responsable dans ce centre du projet fusion par faisceaux d'électrons.
Celui-ci contrastait par son élégance raffinée avec son collaborateur. Veste
de tweed, cravate choisie avec goût. Il me fixa un moment et me dit :
- Dites, vous posez beaucoup de questions pour un journaliste. Avezvous
fait des études supérieures avant d'embrasser cette profession ?
14 Le deuterium est un isotope de l'hydrogène où le noyau est composé d'un proton et
d'un neutron. Les théoriciens savaient à cette époque d'une "bombe à deuterium" était
possible, mais ce n'était à l'époque qu'une idée théorique très vague.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
67
J'abattis mon jeu et lui parlais de ma visite chez Alström. Il confirma
l'impossibilité d'accéder de visu aux installations qu'il contrôlait mais se
déclara prêt à répondre aux questions d'ordre purement scientifique et
ajouta :
- Vous savez, cette expérience est relativement simple. Nous sommes des
ingénieurs et nous cherchons à bourrer le plus d'énergie possible sur une
cible sphérique en utilisant des électrons.
Je savais que ça n'était pas si simple. Si on avait voulu remplacer les flux
électroniques par des écoulements d'eau il aurait fallu imaginer un
ensemble de trente six canaux disposés selon les rayons d'une sorte de roue,
leur section diminuant de la périphérie vers le centre. En amont de chaque
canal se trouverait une écluse retenant une certaine masse liquide. Au
moment où on déclenchait l'expérience toutes les écluses libéreraient en
même temps ces flots qui iraient converger vers le "moyeu" de la roue.
Selon cette représentation analogique la difficulté aurait alors résidé dans
la possible turbulence de la masse fluide, refusant de se laisser guider dans
un canal qui se resserrait de plus en plus.
Représentation ( schématique ) de l'expérience de Sandia.
Les fleuves d'électrons de Yonas étaient apparemment assez instables et
turbulents et c'était son souci. Je lui demandais où en étaient les Soviétiques
dans ce domaine. Le sujet eut l'air de l'exciter beaucoup.
- Nous savons que les Russes font de très gros efforts dans cette direction.
Ils ont des batteries de canons à électrons qui sont apparemment plus
Les Enfants du Diable 1/j/aa
68
puissantes que les nôtres. Le type qui s'occupe de cela là-bas s'appelle
Velikhov.
- Vélikhov ? Je l'ai bien connu celui-là.
Cela me ramenait dix ans en arrière. En 1966, jeune ingénieur de
recherche, je travaillais à l'Institut de Mécanique des Fluides de Marseille
( où j'avais d'ailleurs connu Alström ). Grâce à un contrat DGRST
( délégation générale, scientifique et technique ) nous avions construit cette
espèce de canon dont j'ai un peu parlé plus haut et qui convertissait
l'énergie d'un mélange combustible ( hydrogène-oxygène ) en électricité par
l'intermédiaire d'un puissant champ magnétique. On appelait cela des
convertisseurs magnétohydrodynamique ou MHD. Un peu partout dans le
monde des laboratoires s'étaient lancés dans l'aventure sans trop réfléchir.
C'était une époque de vaches grasses et on hésitait pas à investir à tout va.
Au CEA, à Fontenay aux Roses, Ricateau et Zetwoog avaient construit une
sorte d'énorme bouilloire où mitonnait à quelques six cent degrés un
mélange d'hélium et de césium sous pression . Ce mélange était envoyé en
une courte rafale sur des barres de tungstène portées à deux mille cinq cent
degrés par un puissant courant électrique. Des filaments de lampes géants
en quelque sorte. Elles réchauffaient le gaz à quelques mille cinq cent
degrés et il déboulait alors à vitesse supersonique dans l'entrefer d'un
électro-aimant à champ constant. Et tout cela était censé produire du
courant électrique. En vérité ces machines ne débitaient pratiquement rien
au point de vue puissance.
A l'Edf, au centre des Renardières on avait une installation analogue où
le gaz était cette fois produit par la combustion d'hydrocarbures, dans un
bruit assourdissant. Des calculs d'épiciers faits par des ingénieurs avaient
indiqué la possibilités de produire des puissances notables avec des
rendements bien supérieurs à ceux des turbines à gaz. Le robinets à
milliards s'étaient ouverts et tous ces gens avaient plongé bille en tête.
Alors Velikhov, jeune chercheur, avait sorti un papier de quelques pages.
C'était en 1964, au congrès de Newcastle. Il y prévoyait l'apparition d'une
violente instabilité du plasma ( à laquelle il laissa son nom d'ailleurs ) et qui
devait réduire à zéro toutes les performances des générateurs. Ce fut
exactement ce qui arriva. Dans ces dispositifs où le gaz en mouvement,
assez chaud pour devenir conducteur de l'électricité (il était également
ensemencé en césium, substance aisément ionisable, dans ce but ) se
comportait comme un générateur électrique, le courant était obligé de
circuler dans la tuyère d'une électrode à l'autre. Mais les électrons, du fait
de cette instabilité, suivaient des trajectoires capricieuses, en zigzag, dans
cette couche gazeuse, en la transformant en véritable mille-feuille, ou si l'on
Les Enfants du Diable 1/j/aa
69
veut en condensateur, lequel n'a jamais été l'outil idéal pour véhiculer un
courant continu, c'est bien connu.
Les manips du CEA ( Typhée ) et de l'EDF furent des échecs cuisants et
il en fut de même dans tous les laboratoires du monde. Nous fûmes les
seuls au monde à sortir de la puissance en régime stable parce que le gaz
sortant de notre canon était très chaud, bien que cela ait été inexploitable
pour un usage industriel. Mais toutes ces recherches furent abandonnées en
France en 1974 dans la plus complète incohérence15.
La hard science qui avait fait ses preuves pendant la guerre, avec la
bombe et le radar, était devenue à la mode. On s'était dépêché de créer
dans la plupart des pays des institutions, des ministères, des délégations à
ceci et à cela, avec des cohortes de chargés de mission , bref une
administration bien charpentée destinée à "coordonner" la démarche de
recherche. Aujourd'hui le résultat de cette évolution, en France, est très
perceptible. Quand j'arrivais dans le laboratoire en 1965 il n'y avait aucune
direction de recherche effective. Les gens y faisaient un peu n'importe quoi.
Personne ne cherchait quelque chose en particulier. Même les jeunes
avaient des mentalités de petits fonctionnaires qui s'affirmèrent largement
par la suite.
Quant au patron de notre laboratoire, il fonctionnait avec des
connaissances scientifiques en retard d'une bonne trentaine d'années. Il
avait bien tenté de se recycler en préparant laborieusement pendant un été,
sous son parasol, un cours pour le diplôme d'études approfondies de la
spécialité, manuscrit qu'il m'avait fièrement tendu à la rentrée. Hélas, il
s'était trompé de livre et je ne pus que lui dire :
- Je suis navré, mais je crois que tout ceci se réfère aux atmosphères
d'étoiles et non aux conditions de nos expériences de laboratoire. Si vous
m'aviez demandé..
Au dessus de ce pouvoir mandarinal local se trouvait une espèce
d'olympe nébuleuse nommée ministère et auquel notre patron rendait
fréquemment visite. J'étais trop jeune à l'époque pour deviner l'état de
vacuité intellectuelle courant dans ces hautes sphères. Il me fallut pour ce
faire réaliser, quelques années plus tard, que la décision d'abandon total des
recherches avait été prise par des gens qui n'étaient même pas au courant de
nos travaux, faute d'avoir lu nos rapports.
En 65 j'avais donc connu Vélikhov16 lors d'un colloque sur la MHD au
commissariat de l'énergie atomique. On avait pas encore pris au sérieux les
15 Paradoxalement, après les progrès réalisés par le Japonais, la France vient de recréer
au début des années 90 un groupe nommé PAMIR : Pôle des Applications de la MHD à
l'Industrie et à la Recherche, après un "trou" de quinze ans.
16 Qui devint par la suite vice-président de l'Académie des Sciences d'URSS.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
70
prédictions de ce petit homme rond, jovial, qui ressemblait un peu à
Kroutchev et ne devait pas avoir plus de trente ans. Pourtant, au milieu de
ces ingénieurs, qui passaient plus de temps à déjeuner et à se rendre visite
qu'à réfléchir, il apparaissait comme un vrai scientifique et crevait
littéralement l'écran lors de ces rencontres, dominant tout le monde sur le
plan scientifique de la tête et des épaules.
Les Français étaient élégants et prétentieux. Les Russes avaient des
costumes désuets et des chaussettes d'un mauvais nylon, qui dégringolaient
sur leurs chaussures. Nous avions visité les puissantes et coûteuses
installations Françaises et personne à l'époque ne se rendait compte qu'elles
finiraient bientôt à la casse. Le directeur du centre Edf avait emmené la
délégation Russe visiter le parc voisin des bancs d'essai, qui se trouvait à
Moret sur Loing. Velikhov demanda :
- Moret sur Loing, ça me dit quelque chose. Est-ce que ça n'est pas là que
s'est arrêté d'Artagnan lors qu'il est monté sur Paris ?
Aucun de nous ne le savait et nous restâmes comme des idiots. Le
directeur demanda à Velikhov combien il avait lu d'ouvrages Français.
- Deux ou trois cent, je crois...
Mais ces Russes étaient très éclectiques. A dire vrai, cette semaine-là, la
plupart passèrent leurs nuits à bringuer dans la capitale. Je me souviens d'un
certain Popov qui avait fait toutes les boites de Pigalle et qui à chaque
repas de midi critiquait ces mœurs décadentes.
- Alors, dourak 17 , pourquoi y passes-tu tes nuits ? lui avait lâché
Vélikhov, goguenard.
Le dernier soir je l'invitais à dîner ainsi que son co-worker Golubev ,
chez mon beau-père, dans le dix septième arrondissement. C'était leur
premier séjour hors de l'union Soviétique. Ils débarquèrent les bras chargés
de disques, de bouteilles de Vodka, d'énormes pots de caviar et de cadeaux
divers. Golubev avait même une balalaïka dans les bras.
- Mais... c'est trop !
- On avait amené cela en prévision d'invitations. Nous repartons pour
Moscou après demain et comme personne ne nous a invité, c'est vous qui
allez en profiter.
Nous passâmes une soirée mémorable, buvant comme des Russes et
chantant à tue-tête. Je jouais de la guitare et Vélikhov de la Balalaïka.
Personne n'avait pensé à inviter le futur vice-président de l'académie des
sciences d'union Soviétique et leader de la guerre des étoiles Russe....
Yonas m'expliqua que les Soviétiques semblaient avoir mis au point des
accélérateurs de particules chargées à haute énergie, extrêmement
17 En Russe : imbécile.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
71
compacts. Quelques mètres de long seulement. Assez légers selon mon
interlocuteur pour être embarquables à bord de satellites.
- Mais, je croyais que les accélérateurs de particules étaient des objets
toujours imposants ?
- Tout dépend comment on s'y prend pour accélérer.
- Eh bien, classiquement je suppose qu'on utilise un puissant champ
magnétique.
Les particules chargées ont tendance à fuir les régions où le champ
magnétique est élevé. On peut envisager une configuration où un système
de spires parcourues par des courants convenables crée un champ
magnétique évoquant l'intestin de quelqu'un qui est en train de digérer.
Périodiquement ces lignes se resserrent et le champ devient plus intense
alors que plus loin elles s'écartent en constituant des cellules où les
particules chargées auront naturellement tendance à se loger. Le dessin ciaprès
est un schéma d'un tel accélérateur "à ondes progressives". On
distingue la série de bobines qui créent le champ magnétique. Comme l'une
d'elle est parcourue par un courant plus intense, les lignes de champ
magnétiques ( représentées ) se resserrent et le champ est alors dans cette
région plus intense.
En variant dans le temps l'intensité du courant électrique qui parcourt les
différentes bobines, on déplace ce "pincement du champ magnétique" de la
gauche vers la droite. Une boule de gaz ionisé qui se trouverait dans ce
"canon électromagnétique" se trouverait alors vigoureusement chassée vers
la droite, comme indiqué.
Schéma d'un accélérateur de plasma à ondes progressives.
Une bonne image consiste à comparer ce dispositif avec un intestin qui
se contracte pour entraîner un bol alimentaire :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
72
Comparaison avec l'entraînement du bol alimentaire dans l'estomac.
Mais, avec un champ magnétique, on peut obtenir grâce à une intense et
rapide variation des courants des accélérations pouvant conduire à des
vitesses relativistes, c'est-à-dire s'approchant de la vitesse de la lumière.
Nous évoquâmes ces accélérateurs à ondes progressives, et j'objectais
l'intensité des courants, les problèmes d'alimentation.
- Cela dépend de la source d'énergie primaire. Cela ne peut évidement
pas être des condensateurs car cela serait beaucoup trop lourd. Mais la
présence de votre ami au centre de ce jeu devrait vous mettre sur la voie.
- Vous voulez dire que ces accélérateurs utiliseraient des générateurs
électriques MHD ?
Les puissances que nous manipulions dix ans plus tôt m'apparaissaient
quand même un peu justes. Et puis il fallait produire cette puissance
électrique, la canaliser, l'utiliser pour alimenter l'accélérateur. Tout cela me
semblait bien compliqué.
- Pourquoi tous ces intermédiaires ? Connaissez-vous les travaux
d'Andréi Sakharov sur les générateurs à explosif solide ?
- Ma foi non.
Les plasmoïdes d'Andréi Sakharov.
Yonas m'expliqua avec un enthousiasme difficilement contenu et force
croquis les idées que Sakharov avait apparemment introduites et
développées dès 1951 en union Soviétique. C'était parfaitement génial et
simple. Le lecteur intéressé trouvera l'essentiel de ces idées dans
l'annexe 7.
- Savez-vous quel champ magnétique Sakharov a pu obtenir avec cela ?
- Non.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
73
- Vingt cinq millions de gauss, soit vingt fois la valeur obtenue
précédemment par son compatriote Kapitza dans les années vingt.
Kapitza avait été l'élève de Rutherford. Ce fils d'un général du tsar avait
fui la russie en 21. Excentrique, il aimait rouler à une vitesse folle sur les
paisibles routes de la campagne Anglaise, ou se jeter nu dans une rivière en
imitant le cri des cygnes. Il construisait des machines électromagnétiques
comme on joue avec les allumettes. Un jour il écrivit à Rutherford, en
commentant une de ses expériences :
- Nous avons obtenu des champs de plus de 270 000 gauss. Impossible
d‘aller plus loin, le pas de vis a sauté avec un bruit de tonnerre. Cela vous
aurait bien amusé si vous l'aviez entendu. La puissance dans le câble
s'élevait à treize mille cinq cent kilowatts, à peu près ce que produisent
ensemble les trois centrales de Cambridge. L'accident a été la plus
intéressante de toutes les expériences. Nous savons maintenant à quoi
ressemble un arc de treize mille ampères....
Kapitza fut retenu en URSS sur ordre de Staline après un voyage dans
son pays et contraint de poursuivre ses activités scientifiques là-bas. Ni
Rutherford, ni le ministre des affaires étrangères Anglais n'y purent rien.
Sakharov avait donc imaginé d'utiliser des valeurs extrêmement élevées
du champ magnétique pour comprimer, propulser et expulser des charges
électriques à des vitesses défiant l'imagination.
Le bureau de Yonas se couvrait de croquis divers. Il commenta :
- Finalement toutes ces choses sont des canons. Pour propulser un
projectile il faut pousser dessus à l'aide d'un fluide. On fait exploser
quelque chose dans une chambre, dans une culasse, qui fournit la pression
et le gaz fait son travail. Mais dans le canon classique on doit mettre deux
choses en mouvement : le projectile et le gaz. C'est pour cela que les
vitesses d'éjection sont somme toute assez limitées. Si on enlève le
projectile et qu'on tire la cartouche à blanc, les gaz éjectés ne vont guère
plus vite car ils possèdent leur propre inertie. Il existe d'ailleurs une vitesse
limite qui varie comme la racine carré de la température en fin de réaction
dans la chambre. C'est là qu'on est bloqué.
Sakharov l'a parfaitement compris et s'est mis à traiter le champ
magnétique comme un fluide en lui demandant d'assurer la propulsion du
projectile, quel qu'il soit.
- Mais cette fois la masse du fluide propulseur, c'est à dire du champ
magnétique, est nulle, puisque ce champ est matérialisé par des photons,
qui sont sans inertie.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
74
- Exactement. La vitesse limite d'un canon électromagnétique est
seulement....la vitesse de la lumière. Si on comprime un champ
magnétique par magnétostriction dans une chambre et s'il existe pour ce
champ un moyen de s'échapper, un trou ou une âme de canon, il s'évadera à
la vitesse c par l'orifice. Le champ magnétique se comporte alors comme le
gaz propulseur d'une arme à explosif chimique.
- Mais par contre si on place sur l'orifice un bouchon, celui-ci sera éjecté
à des vitesses considérables, n'ayant plus rien à voir avec les vitesses des
obus conventionnels.
Yonas me montra un des articles publiés par Sakharov où l'on voyait
effectivement une sorte de culasse liée à un ensemble de deux tubes
coaxiaux18. L'astuce était dans la façon de comprimer le champ magnétique.
Il disposait un tube selon l'axe central, empli d'explosif, qu'on mettait à feu
par une de ses extrémités. L'explosion dilatait alors violemment le tube en
lui donnant la forme d'un entonnoir conique. En fait la propagation de la
détonation dans l'explosif transformait celui-ci en une sorte de poinçon
conique s'enfonçant dans le tube de cuivre en le déformant et c'est la
propagation de cette déformation qui assurait la compression du champ. La
seule possibilité qui était offerte au champ magnétique de s'échapper était
l'espace contenu entre le tube du "canon" et le tube central empli d'explosif.
Sakharov y avait donc placé un projectile d'un gramme, en aluminium, en
forme d'anneau qui était vaporisé, transformé en plasma au moment de
l'éjection.
- Savez-vous qu'avec un tel système, pesant en tout cent kilos et avec des
charges de quinze kilos d'explosif, Sakharov a pu obtenir des vitesses de
cinq cent kilomètres par seconde, et tout cela avec un rendement
énergétique voisin de cinquante pour cent ! A mon avis l'utilisation
optimale d'un tel canon devrait se faire dans le vide, c'est à dire dans
l'espace. Pour moi cela ne fait aucun doute, avec ces gadgets les Russes
sont en train de développer les armes anti-satellite de la future guerre
spatiale.
- Mais, est-ce que le projectile reste stable après éjection. Vous me dites
qu'il est vaporisé ?
- Oui, mais il emporte avec lui son propre champ magnétique, lié aux
intenses courants induits qui le parcourent. On obtiendrait ce qu'on appelle
un plasmoïde à auto-confinement. Ce sont des objets mal maîtrisés tant au
plan expérimental que théorique.
- Autrement dit, c'est de la foudre en boule, propulsée à cinq cent
kilomètres à la seconde.
18 Le montage est décrit dans l'annexe 7
Les Enfants du Diable 1/j/aa
75
- Et le dépôt de l'énergie au moment de l'impact ne s'effectuerait pas
n'importe comment, il pourrait y avoir des phénomènes analogues à ceux
des charges creuses des obus antichar.
Dans la vaste bureau de Yonas, j'ouvrais des yeux ronds. De tels canons
ou mitrailleuses à plasmoïdes pouvaient communiquer à leurs projectiles la
même énergie que celle contenue dans un obus anti aérien, donc faire voler
en éclat un satellite ou une fragile station spatiale. En règle générale plus on
réduisait la masse du projectile et plus on accroissait sa vitesse. En limitant
celui-ci à une poignée de particules chargées on pouvait envisager une
véritable chevrotine à protons, propulsant sa charge à des vitesses proches
de la vitesse de la lumière.
Sakharov avait commencé sa production scientifique dès la fin de la
guerre. Un des ses premiers papiers introduisait le concept de catalyse
mésonique. Une idée empruntée à la chimie et appliquée au nucléaire. Dans
les molécules les atomes sont liés par des électrons. On peut alors chercher
à perturber ces liaisons électroniques en bombardant les molécules avec des
électrons libres issus d'une simple décharge. On peut aussi effectuer des
synthèses. L'expérience de Miller dans le domaine de la biologie, en est un
exemple19.
Sakharov avait imaginé un schéma où on bombardait les noyaux avec les
mésons inventés par Yukawa en provoquant des réactions exo énergétiques
elles-mêmes productrices de mésons, capables de propager la réaction.
Cette idée, extrêmement astucieuse, qui pourrait déboucher sur une fusion
"tiède", est toujours d'actualité bien qu'elle n'ait pas reçu de confirmation et
se heurte au problème de la durée de vie des mésons.
Ensuite on peut dire que Sakharov travailla sans discontinuer sur les
armes pendant vingt ans en mettant toute son imagination au service de ses
convictions. Il fallait d'urgence apporter à l'union Soviétique d'armes
équivalentes à celles dont les impérialistes s'étaient dotés. Ce fut lui par
exemple qui imagina avec son patron Tamm le montage permettant
d'utiliser une bombe A comme détonateur pour la fusion.
On savait que les bombes à fission créaient dans les premiers instants un
flux très intense de rayons X. C'est d'ailleurs ceux-ci qui, captés par l'air
ambiant produisaient la "boule de feu" autour de l'engin. Après essai des
engins à fission, Russes et Américains se demandèrent s'il serait possible
d'utiliser ce flux pour chauffer un mélange de fusion à une température
convenable et à cet effet les Américains montèrent dans le pacifique
l'expérience Greenhouse ( serre ). Mais aux Etats Unis le physicien Ulam
19 Miller fut le premier a créer des acides aminés à partir d'une "atmopshère primitive"
en la soumettant à des décharges électriques, dans une ampoule.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
76
eut une idée, reprise et mise en avant par Teller. Il s'était souvenu de
l'expérience faite par Michaël Faraday avec deux miroirs et deux masses de
poudre, placées à chacun des foyers. En enflammant l'une d'elles on créait à
l'aide du premier miroir un faisceau de rayons parallèles qui pouvaient être
refocalisés à distance par le second sur son foyer et par de là enflammer la
seconde masse de poudre.
Tamm eut l'idée d'utiliser un miroir unique constituant une espèce de
four de forme ellipsoïdale, en disposant la bombe A à l'un des foyers et la
charge fusible ( ou du moins l'extrémité de cette charge ) au second foyer.
L'idée enthousiasma Teller qui patinait sur le problème depuis de longs
mois.
Bombe atomique moderne : l'explosif comprime une sphère creuse
de plutonium au centre, créant la "masse critique". Le tout a le volume
d'une balle de ping-pong.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
77
L'idée d'Ulam-Sakharov : Les rayons X émis par la bombe A sont
réfléchis sur la face interne d'un ellipsoïde creux, en uranium 238 et
focalisés sur une cible constituant la "bombe à hydrogène" proprement
dite. La bombe A sert de détonateur.
On peut évidement se demander de quel matériau devait être fait un
miroir capable de réfléchir les rayons X qui avaient la réputation d'être
particulièrement pénétrants. Des matériaux comme l'uranium avaient un
certain pouvoir absorbant, qui se transformait en pouvoir réfléchissant
lorsque le métal passait à l'état de vapeur, de plasma.
Les rayons X ne sont rien d'autre que des ondes électromagnétiques au
même titre que la lumière ou les ondes radio. On sait que ces dernières
peuvent se réfléchir sur les couches ionisés présentes en haute altitude
( mode de propagation à grande distance des ondes courtes ). Il en était de
même pour des rayons X frappant un plasma d'uranium.
En Union Soviétique Sakharov joua le rôle d'Ulam et Tamm celui de
Teller, ce qui permit aux Soviétiques d'avoir leur bombe H en un temps
record. Sakharov effectua tous les calculs à la main ( alors que les
Américains disposaient déjà des premiers calculateurs comme MANIAC,
inventé par Von Neumann ). Leur efficacité et leur précision permit aux
Soviétiques, on s'en souvient, de passer directement à la bombe "sèche",
opérationnelle, fonctionnant non avec un mélange d'hydrogène lourd qui
Les Enfants du Diable 1/j/aa
78
devait être refroidi à très basse température pour se trouver à l'état liquide,
mais à l'hydrure de lithium.
Apparemment, après ce coup de la bombe H, Sakharov avait entrepris de
doter son pays d'armes spatiales. Mais en 1965 "l'installation", nom de code
utilisé par les Soviétiques, lui avait demandé d'accroître la puissance des
bombes à hydrogène ( c'est à dire en fait à hydrure de lithium20 ). Il n'y a
aucune limite de puissance aux "bombes H", contrairement à la bombe A,
où on est limité par la masse critique ( voir annexe 2). Dans une bombe H il
suffit d'allumer en un point une masse quelconque d'hydrure de lithium. La
détonation se propage alors à l'ensemble. Les gouvernement Soviétique
réclama donc une bombe de cent mégatonnes
( huit mille fois Hiroshima ), que Sakharov construisit. Elle fut essayée, au
dessus de l'île de Nouvelle Zemble, au Nord de l'URSS, comme d'habitude.
Cette terre ruinée pour des millénaires, perdue, est le plus fantastique
dépotoir en déchets radioactifs de la planète.
Le grand public, après l'effondrement de l'URSS en 1991 a pu voir dans
les journaux des photos de cet engin réellement apocalyptique, sorte de
gros bidon ventru de cinq mètres de long et de deux mètres et demi de
diamètre. Devant le monstre, une belle jeune femme donnait l'échelle. Dans
ses mémoire, publiées peu de temps avant sa mort, Sakharov précisa que
l'engin fut lancé à partir d'un avion, ce qui impliquait que l'on pouvait déjà
à l'époque la placer au sommet d'une fusée. Les Russes avaient déjà des
lanceurs lourds capables d'emmener cette charge de dix tonnes. Les
Américains, qui enregistrèrent évidemment cette explosion, la plus
fantastique de tous les temps, avaient sous-évalué sa puissance, en la
chiffrant à soixante mégatonnes. Le chiffre exact, près de deux fois
supérieur, fut donné plus tard par Sakharov dans ses mémoires.
Les Russes fabriquèrent un nouvel engin de ce type, qui fut également
testé "avec succès". Sakharov lui-même ne savait pas tout de ce qui se
passait réellement dans son pays en matière d'essais nucléaires. Par
exemple, le second engin fut réalisé dans un autre centre, une sorte
d'installation bis, sans doute gérée par ce que nous appelons des "ingénieurs
militaires". Les scientifiques concevaient les engins dans l'installation, puis
les militaires les développaient dans un autre centre et en assurait la
production en série. Ce sont eux qui firent exploser des bombes autour de
20 Contrairement à ce que pensent les non initiés les "bombes à hydrogène" modernes"
ne fonctionnent pas avec l'hydrogène lourd ( deutérium-tritium ) comme dans les
machines à fusion mais avec de hydure de lithium LiH. Voir annexe 2
Les Enfants du Diable 1/j/aa
79
villages Russes, pour "évaluer les effets produits", etc. Depuis
l'effondrement de l'Empire on découvre chaque fois de nouvelles horreurs21.
Sakharov raconte, dans ses mémoires, qu'il calcula le nombre de cancers
que ce genre d'expérience allait créer sur toute la planète ( cent mille par
"expérience ) et que cette constatation le décidé, cette fois, à rendre son
tablier. Construire des bombes pour garantir la sécurité de son pays, oui.
Organiser la fin du monde, non. Dès lors, en 1967, ce génie, qui aurait pu
assurer à l'URSS une maîtrise dans le domaine thermonucléaire et spatial, à
cause de ses astuces fantastiques et de ses exceptionnelles capacités de
théoricien, lesquelles permettaient aux Russes de compenser une infériorité
technologique certaine, s'orienta alors définitivement vers la cosmologie
théorique. En 1967 il publia avec la médaille Field Novikov un travail sur
une théorie gémellaire d'univers22. En dépit des pressions inimaginables
qu'il subit pendant près de vingt ans, il ne céda pas et refusa toute
collaboration. Il perdit sa datcha, sa résidence secondaire, sa voiture de
fonction, tous les privilèges accordés à ceux qui acceptaient de "bien servir
le régime". Les siens furent soumis à des pressions. Ses enfants furent
menacés de mort, au point qu'il préféra les faire émigrer à l'ouest. Il fut
assigné à résidence à Gorki pendant des années.
En donnant sa démission de l'installation, il s'engagea à ne rien révéler
des secrets qu'il détenait, et tint parole, jusque dans ses mémoires, publiées
peu de temps avant sa mort. Le grand public le connaît plus par ses actions
courageuses, menées pour la défense des droits de l'homme, mais semble
ignorer qu'il fut le premier génie de l'atome qui décida un jour de dire
"maintenant, ça suffit". Sur ce plan il constitue l'exception qui confirme la
règle.
Sakharov aurait en particulier pu être la locomotive du Soviet-Starwar,
de la guerre des étoiles façon Soviétique, qui utilisait à fond le MHD. Ce
fut Vélikhov qui reprit le flambeau.
21 Mais les Américains n'ont rien à envier sur ce plan aux Soviétiques. On a maintenant
la preuve qu'ils exposèrent délibérément leurs jeunes recrues aux effets des
rayonnement, en les plaçant près des engins essayés. Par ailleurs une enquête a révélé
récemment qu'Oppenheimer, le sympathique Oppie, si "décontracté", avait lui même
signé une lettre autorisant que soient faites des injections de plutonium à de jeunes
soldats Américains.
22 Ignorant ses travaux, je publiais dix ans plus tard, en 1977, deux notes aux Comptes
Rendus de l'Académie des Sciences, assez semblables. Aujourd'hui je continue dans
cette voie ( "The missing mass problem", Nuevo Cimiento, 1994 &*). Mais comme on
le verra pas la suite, cet axe de recherche n'est pas, lui non plus, exempt de retombées
destrutrices encotre plus terrifiantes que celle du thermonucléaire.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
80
Yonas m'expliqua que certains de ses collègues n'entendaient pas laisser
aux Soviétiques l'exclusivité de ces futures armes anti-satellites et que
certaines des expériences se Sakharov avaient été refaites au laboratoire
militaire Argonne.
En ce printemps 1976, à Livermore, j'avais découvert une espèce
d'Archimède moderne qui jonglait avec les térawatts en cherchant à fondre
les atomes. A Sandia Yonas évoquait devant moi des machines dignes d'un
docteur Mabuse, légères, compactes, crachant des ampères et des gauss
comme s'il en pleuvait, avec lesquelles, en opérant à partir de l'espace, on
pouvait faire n'importe quoi, une guerre des étoiles par exemple...
Les Enfants du Diable 1/j/aa
81
RETOUR VERS LE VIEUX MONDE
Philippe Cousin, rédacteur en chef de Science et Vie, avait souhaité que
je ramène d'outre Atlantique des impressions sur ce qui était en train de
bouger. J'aurais pu choisir la micro informatique ou la robotique, ou bien
aller voir un des Tokamaks Américains à Princeton. Je revenais de ce
voyage perplexe, après avoir rendu visite à deux princes du nouvel empire
des sciences, le second s'étant contenté de me recevoir dans sa poterne.
Bien sûr, il ne me serait pas venu à l'idée d'interroger ces deux-là sur leurs
scrupules moraux. On ne parle pas de vertu aux pensionnaires d'une maison
close.
Tous les deux étaient sur deux grosses affaires, deux tentatives de
concentrer le maximum d'énergie dans le minimum de temps et dans le plus
petit volume possible. Apparemment ça pouvait être le tout début de
quelque chose que je distinguais mal. Je sentais confusément, après
l'évocation faite par Yonas de l'effort Russe, qui devait avoir son pendant
aux Etats-Unis, que cet ensemble de recherches constituait une chose
totalement nouvelle et potentiellement très dangereuse. Mais peut-être
fallait-il revenir sur le passé pour comprendre, faire le lien, trouver le relais
entre les choses, si relais il y avait.
Une mort programmée.
La atomes sont fabriqués par les supernovæ, sortes de spores spatiales.
Dans sa chaudière, toute étoile fabrique des atomes de plus en plus lourds,
par "fusion", en opérant ce qu'on appelle une nucléosynthèse. Le premier
produit de ce travail est l'hélium, quatre nucléons, issu de la fusion d'atomes
de l'hydrogène primitif. C'est comme ça que marche notre soleil, qui, lui
n'est qu'une braise insignifiante.
Les étoiles plus massives ( 10 ou 20 fois lamasse du soleil ) ont des
pressions et des températures centrales très élevées. Alors elles "brûlent
leur hydrogène par les deux bouts" et leur réserve est vite épuisée. Quand
c'est le cas, l'étoile tend à s'effondre, comme un soufflé au fromage en
dessous duquel on aurait coupé le gaz. Elle se transforme en moteur diesel :
compression, combustion. L'hélium pourrait alors continuer de "brûler" en
donnant d'autres atomes, comme du carbone. Mais l'hélium, sous de telles
pressions, se comporte comme un explosif et l'étoile... explose.
Imaginez un moteur à combustion interne dont vous récupéreriez les gaz
d'échappement. Une fois votre gasoil épuisé, vous décidez de réutiliser les
produits de combustion dans votre moteur, en comprimant un peu plus.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
82
Hélas, ce qui sort de votre pot d'échappement c'est de la nitroglycérine ! Au
premier coup de piston, tout part en éclat.
Les supernovæ explosent donc et lors de ce processus, incroyablement
violent et rapide en comparaisons de la lente combustion qui est à l'œuvre
au cœur de notre soleil se produisent tout un tas de fusions qui engendrent
dans la foulée les atomes de la table de Mendéliev.
Les atomes dont nous nous constitués ont été un jour synthétisés lors de
l'explosion d'une supernovæ, ce qui permet à tous les chantres de
l'astrophysique, à tous nos Pangloss, de déclarer poétiquement que nous
sommes "fils des étoiles".
Mais en même temps l'étoile crée des tas d'atomes plus ou moins
instables, ayant des périodes variées. Parmi eux, l'uranium 235, source de
tous nos ennuis actuels, dont la "période" est de sept cent millions d'années.
Si la nature n'avait pas inventé ce fichu machin, nous ne vivrions pas
comme aujourd'hui assis sur un véritable stock de dynamite.
L'uranium naturel est un mélange de deux istotopes23, l'U235 et l'U238.
Dans un minerai type il y a 99,3 % de 238 et 0,7 % de 235. Les premier est
aussi instable, mais sa période est de quatre milliards et demi d'années. En
se décomposant il donne du radium, dont la période est seulement de 1600
ans. Plus la période, le temps caractéristique de désintégration, est faible et
plus la substance est "radioactive". Finalement, cette suite de
désintégrations nucléaires, de transmutations, aboutissait au plomb,
élément stable.
Le hasard avait voulu que certains éléments aient des périodes assez
longues pour que le phénomène de radioactivité se soit poursuivi jusqu'à
nous, mais assez courtes pour que l'émission soit notable, mesurable. Sans
ce phénomène la chimie des noyaux ne se serait peut-être développée qu'un
bon siècle plus tard. En effet les efforts coûteux et problématiques effectués
en direction de la fusion contrôlée ne furent poursuivis que parce que les
gens savaient par expérience que l'énergie nucléaire pouvait être libérée. Si
cette certitude avait fait défaut les recherches comme celles qui se
poursuivaient à Livermore n'auraient peut-être pas vu le jour avant la fin du
millénaire.
Le hasard avait voulu également que subsistent, avec une abondance
appréciable, certains éléments susceptibles de présenter spontanément des
possibilités de désintégration auto catalytique, c'est à dire où certains
produits de désintégration ( des neutrons ) étaient eux-mêmes capables
23 Deux isotopes d'un même corps sont deux variétés qui ont les mêmes propriétés
chimiques, liées à leur structure électronique, mais dont les noyaux diffèrent par leur
nombre de neutrons. L'uranium 238 a trois neutrons de plus que le 235.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
83
d'engendrer par collision avec des noyaux voisins d'autres désintégrations
identiques, pour peu que les dimensions du système soient supérieures à la
longueur de piégeage des neutrons réémis, ce qui avait débouché sur le
concept de masse critique. Il s'était trouvé de plus que cette longueur de
piégeage, donc cette masse critique, s'était avérée assez faible pour donner
naissance à une concrétisation "expérimentale".
Si cette distance de réabsorption avait été seulement dix fois plus grande
dans l'uranium ceci aurait nécessité un volume de matière fissile mille fois
plus grand, ce qui aurait accru la masse critique d'autant, et eut rendu la
réalisation des bombes (et des réacteurs) inenvisageable économiquement.
Des astrophysiciens contemporains, comme Brandon Carter et Wheeler,
n'en finissent plus de nos jours de s'étonner du hasard prodigieux liant les
constantes de la physique comme celle de Planck, celle de Boltzmann, celle
de la gravitation ou même simplement la vitesse de la lumière. Selon leurs
calculs la vie telle que nous la connaissons cessant de devenir possible dès
qu'on tentait de modifier sensiblement l'un quelconque de ces "ingrédients",
ils voulurent y voir quelque volonté délibérée conduisant nécessairement à
l'apparition de l'homme et ont donné à tout ceci le nom de principe
anthropique ( de anthropos, homme ).
A l'opposé on pourrait se dire que la nature, en donnant une telle valeur
à la longueur de réabsorption des neutrons par l'uranium, avait en quelque
sorte programmé l'autodestruction de cette humanité au bout de quelques
milliards d'années de pénible évolution. Si la vie était une chose nécessaire,
inévitable, inclue dans le programme de l'univers sur certaine planètes, il se
pourrait que la mort le fut aussi, en vertu de d'obscures combinaisons issues
du même tonneau. On pourrait suggérer de compléter ce principe
anthropique par un principe thanatotropique, ou de lier les deux dans un
principe anthropo-thanatotropique, l'ensemble se situant dans un
divertissement pour divinité en mal d'éternité (à ce stade on serait en droit
de se demander si tout cela était bien utile).
En ce début de guerre, donc, les scientifiques Allemands ayant pour leur
compte décidé de priver Hiltler de l'arme nucléaire, les autres acteurs de
cette nouvelle version de la machine infernale enfilaient leurs costumes.
Joliot, pendant le peu de temps où la France fut effectivement en guerre
contre l'Allemagne, envoya au ministère de la défense nationale un rapport
complet sur l'arme à fission. A l'époque la France possédait la plus grande
réserve d'uranium au monde ainsi que toute l'eau lourde, c'est à dire 185
kilos . On se souvient de l'expérience faite par Fermi à Rome avec son
bocal de poissons rouges, qui avait montré que l'eau, en ralentissant les
neutrons, accroissait d'un facteur cent le rythme de fission. Par la suite il
était apparu que l'eau (lourde) formée avec un isotope de l'hydrogène, le
Les Enfants du Diable 1/j/aa
84
deutérium, contenant deux nucléons au lieu d'un, était un ralentisseur
encore plus efficace.
Au moment où le front lâcha à Sedan les précieux bidons d'un produit
considéré dorénavant comme stratégique, furent mis en sûreté à Bordeaux,
puis acheminés vers l'Angleterre. Pour plus de sûreté Joliot réussit à faire
croire aux Allemands que le bateau avait été coulé, puis il revint à Paris où
il passa toute la guerre en jouant avec l'occupant au jeu du chat et de la
souris.
En Angleterre et aux Etats-Unis les savants eurent beaucoup de mal à
convaincre les autorités de l'importance de ce projet uranium. En frappant
aux portes des ministères ils craignaient qu'on ne les prenne pour des fous.
La science n'était que peu présente dans l'art militaire. Les armes nouvelles
étaient plutôt chez ces professionnels de la mort violente un sujet de
plaisanterie. En recevant des savant atomistes un officier Américain leur
avait dit :
- La semaine passée quelqu'un nous a envoyé un appareil émetteur de
rayons mortels. Nous l'avons essayé sur le bouc qui est la mascotte de notre
régiment. Je peux vous garantir qu'il vit encore, l'animal,et qu'il est plus
solide que jamais !
Essayez d'imaginer de nos jours des savants, à la vieille d'un conflit
planétaire, essayant de proposer l'étude et la construction d'une coûteuse
machine capable de se dématérialiser pour échapper aux coups de
l'adversaire en réapparaissant sur ses arrières.
De nombreuses choses freinèrent le démarrage de l'étude de la bombe, et
en particulier le fait que dans la troupe de savants capables de la construire,
beaucoup pouvaient être considérés comme des étrangers ou des
ressortissants ennemis, comme par exemple Fermi, qui était italien.
Mais les savants s'accrochèrent. On passa sur ces détails et en 1942
Roosevelt et Churchill, enfin convaincus24, décidèrent de concentrer les
efforts des savants atomistes aux Etats-Unis, dans une entreprise unique, le
projet Mannathan, dont la responsabilité fut confiée au général Groves.
Celui-ci était surtout un architecte militaire qui avait construit, outre de
nombreuses casernes, le célèbre Pentagone. Il eut la tâche difficile de faire
sortir de terre trois ensembles nucléaires importants, Los Alamos, Oak
Ridge et Hanford, c'est à dire un centre de recherche et deux usines de
séparation isotopique, occupant au total cinquante mille personnes. Au
milieu de cette armée d'ouvriers, de techniciens d'ingénieurs et de
chercheurs seule une douzaine de personnes devait connaître l'ensemble du
projet. Le travail devait donc être morcelé, compartimenté de manière à ce
24 Roosevelt fut convaincu par une lettre rédigée par Slizard et signée par EInstein.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
85
que les gens se sachent pas vraiment ce sur quoi ils travaillaient, ce qui ne
fut pas sans poser des problèmes. Les ouvriers de Hanford ne comprenaient
par exemple pas pourquoi on avait ménagé un accès à l'usine au moyen
d'une autoroute à huit voies alors qu'eux étaient logés fort modestement
dans des baraques des alentours et interprétaient cette mesure comme du
pur gaspillage. Groves ne pouvait évidement pas leur dire que ceci était fait
de manière à pouvoir assurer une évacuation ultra rapide du centre en cas
d'une catastrophe dans le genre de celle de Tchernobyl.
Pour la première fois dans l'histoire un groupe relativement important de
scientifiques de tout premier plan se retrouvait embringué dans une
opération managée par des militaires. Niels Bohr avait fini par gagner
l'Angleterre à bord d'un avion bimoteur léger Mosquito. Il avait fait le
voyage assis sur la soute à bombe où on l'avait placé de manière à pouvoir
larguer plus facilement ce dangereux génie en cas d'engagement avec la
chasse Allemande. En aucun cas Bohr ne devait tomber entre les mains des
nazis.
Il arriva à Londres inanimé. Le pilote lui avait bien expliqué avant le
départ l'usage du masque à oxygène, mais le savant, dès que l'avion eut
décollé, s'étant absorbé dans un problème de physique, avait complètement
oublié cette recommandation et avait perdu connaissance à haute altitude.
Le premier contact avec Bohr fut traumatisant pour Leslie Groves. Celuici
passa un long moment à lui expliquer les consignes concernant le secret
et la sécurité, qu'il sembla écouter avec la plus grande attention. Il lui
décrivit tout ce qu'il devait dire et ne pas dire et l'autre approuvait en
hochant la tête. Hélas, moins de cinq minutes après cet entretien il trouva
Bohr en train de raconter tout cela gravement au premier venu.
Groves flanqua donc celui-ci d'une demi douzaine d'agents de la sécurité,
chargés de ne pas le perdre d'une semelle. Ceux-ci s'acquittèrent de leur
tâche avec difficulté en manquant plusieurs fois de se faire écraser dans les
rues de New-York. En effet la spécialité de Bohr était de s'engager à vive
allure dans les passages pour piétons au moment où le feu était au vert, puis
de faire demi-tour en plein milieu de la rue.
Bohr eut beaucoup de mal à se faire à son nouveau nom de Nicholaus
Baker, dont l'avait affublé Groves pour assurer son incognito. Celui-ci
venait une nouvelle fois de l'exhorter à la prudence quand en s'engageant
dans un ascenseur il tomba sur la femme de son ancien collègue von
Halban. Ne sachant pas que celle-ci était divorcée il l'aborda en lui disant :
- Bonjour, n'êtes-vous pas madame Halban ?
- Oui, répondit la femme, mais je m'appelle maintenant madame Placzek.
Mais vous, n'êtes-vous pas le professeur Bohr ?
- Non, répondit Bohr, je m'appelle maintenant Baker.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
86
Où "Oppie" entre en scène.
Oppenheimer était un personnage complexe. Il avait terminé son doctorat
en physique atomique à Göttingen en 1927 sous la direction du physicien
Max Born, puis, après deux années d'études supplémentaires à Leyde et à
Zurich avait rejoint l'université de Berkeley, près de san Francisco. Très
cultivé, on le trouvait fréquemment plongé à la bibliothèque dans des
ouvrages de poésie d'auteurs Français du seizième ou du dix-septième
siècle, ou encore dans des textes de philosophie Indoue. A la mort de son
père, en 1937, il se retrouva à la tête d‘une fortune assez considérable qu'il
utilisa pour faire différents dons à des organismes de gauche. En 1936 il
s'éprit d'une jeune étudiante en psychiatrie, Jean Tatlock, dont le père était
professeur de littérature Anglaise à l'université. Elle passait pour une
communiste convaincue et attira son attention sur des mouvements nés aux
Etats-Unis en même temps que la guerre d'Espagne. A travers elle Oppie
fut mis en contact avec les œuvres de Marx et d'Engels et avec différentes
cellules communistes Californiennes. Lorsque cette liaison prit fin et qu'il
se maria, assez brutalement, avec une autre femme, il rompit ses liens avec
ces groupes communistes locaux, mais conserva des contacts amicaux avec
certains de leurs membres.
Oppenheimer avait un problème profond, cependant. Il n'avait apporté à
la science aucune contribution essentielle, marquante. A l'aube de sa
quarantième année il n'avait fait aucune découverte qui soit susceptible de
marquer l'histoire des sciences, à la différence de nombreux scientifiques
qui avaient rejoint les prestigieuses universités Américaines et dont les
travaux avaient été sanctionnés par le prix Nobel, et il en souffrait.
Au cours d'une conférence tenue à Washington en 1939 le savant Niels
Bohr, père de l'atome, avait évoqué pour la première fois sur le continent
Américain la découverte faite par l'autrichien Otto Hahn, concernant la
fission de l'uranium, et la possibilité d'une réaction en chaîne. Oppenheimer
réalisa aussitôt que ceci pourrait donner naissance à une bombe et on
raconte qu'il se livra le soir même à des calculs concernant la "masse
critique".
Il fut immédiatement hanté par un projet qui lui paraissait à la hauteur de
ses ambitions, et ce sans le moindre scrupule moral. Sous cet aspect il avait
quelque chose d'assez monstrueux qui rejoint la personnalité de Frank,
gauleiter de Pologne, chez lequel cohabitaient également une séduisante
sensibilité artistique et une adhésion tranquille à un projet terrifiant.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
87
Ceci dit il était quand même infiniment plus facile aux gens vivant aux
Etats-Unis de s'atteler à un projet militaire qu'aux Allemands par exemple.
Ces derniers subissaient un régime inique et étaient parfaitement conscients
de la folie meurtrière et de la paranoïa d'Hitler. En tentant un face à face
avec le Führer au sujet des persécutions contre les juifs, le vieux Planck,
pourtant très conservateur, n'avait réussi qu'à provoquer une colère violente
chez Hitler, qui l'avait jeté dehors. Ajoutons que la lecture de Mein Kampft
eut été suffisante pour éclairer tout intellectuel digne de ce nom, dès sa
parution. Il fallait un cerveau tout à fait spécial pour réussir à y faire
cohabiter des connaissances scientifiques et une vaste culture avec de telles
âneries.
Inversement les Américains se sentaient lâchement agressés. Cela avait
commencé par l'attaque surprise de Pearl Harbour, en décembre 41. Puis il
y avait eu les attaques sur Midway ( mot qui signifie "ce qui est à michemin"
) et les îles Aléoutiennes, aux confins de l'Alaska, en octobre 42,
qui, elles, avaient échoué. En un an les Japonais avaient conquis tout le
pacifique sud et affirmaient un violent expansionnisme dans cette immense
partie de la Terre, de même qu'Hitler considérait l'ensemble de l'Europe,
puis ultérieurement l'Afrique, comme une sorte de propriété privée. Les
vieilles démocraties se sentaient en grave danger, coincées entre deux
paranoïa de même nature.
Les Américains avaient entrepris leur reconquête du pacifique sud par la
technique dite des sauts de puce, proposée par Mac Arthur et avaient ainsi
repris pied aux confins du sud est sur Tarawa et sur Guadalcanal en
découvrant l'incroyable acharnement combatif des Nippons qui allait
s'exacerber totalement lorsque la défense du territoire Japonais serait en jeu.
N'oublions pas que les Américains étaient parfaitement convaincus
qu'Hitler développait l'arme nucléaire. Pour tout cet ensemble de raisons un
scientifique résidant sur les territoires Américains ou Anglais pouvait
difficile échapper à ce qui était considéré comme un devoir urgent. Il est
facile, quarante ans plus tard, de le condamner en vertu de positions
humanitaires fondamentales.
Ceci dit ce projet, pour Oppenheimer, tombait à pic dans sa recherche
d'un but ultime, parfaitement égocentrique : la notoriété et le pouvoir. En
d'autres temps, dans un autre contexte, Oppenheimer aurait tout aussi bien
pu devenir un grand industriel ou un politicien habile, mais le hasard de
cette rencontre avec Bohr fut décisif.
Poursuivant cette logique de l'arme atomique il fut le premier à envisager
et à proposer la solution thermonucléaire, c'est à dire la bombe à fusion.
Certains mélanges de noyaux comme le deutérium et le tritium, isotopes de
l'hydrogène, contenant respectivement trois et quatre nucléons, pouvaient
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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se combiner en donnant un noyau d'hélium et un neutron. Mais cette
réaction de "chimie nucléaire" n'était pas, comme la fission, autocatalytique,
c'est à dire que les produits de réaction ne suffisaient pas à créer
spontanément un processus de réaction en chaîne, "à froid". Il fallait donc,
pour que les noyaux puissent se combiner, les animer de vitesses
considérables, c‘est à dire porter le mélange à très haute température. Dans
les expériences de fusion tentées à Livermore par Fowler, dans ses
"bouteilles magnétiques" on cherchait à porter ce mélange à seulement cent
millions de degrés, ce qui donnait un temps caractéristique de réaction de
l'ordre de la seconde. Pour provoquer non une lente combustion, mais une
détonation, il fallait des températures se chiffrant en milliards ou en
dizaines de milliards de degrés.
Une expérience simple permet d'illustrer cette continuité entre le
combustible et l'explosif. Prenez une allumette et prélevez sur celle-ci son
bout soufré. Puis enfermez ces débris dans du papier de chocolat ou dans
une capsule de Yoghourt en serrant très fort. Ceci fait, chauffez cela avec
une autre allumette ou avec la flamme d'un briquet. La réaction chimique,
au lieu de démarrer localement à la suite de l'échauffement du à la friction,
ce qui donnerait un temps d'allumage de la seconde, dégénèrera en une
détonation très sèche, le bout d'allumette ayant été porté à plusieurs
centaines de degrés avant que celle-ci ne s'amorce. De la même manière
Oppenheimer avait immédiatement envisagé de chauffer un des mélanges
réactifs tels deutérium-tritium ou lithium-hydrogène ou bore hydrogène,
avec l'énergie fournie par la future bombe à fission, avant même que celleci
ne fut réalisée et expérimentée.
Oppie avait un sens inné de l'organisation. Bien décidé à faire de ce
macabre projet l'œuvre de sa vie il proposa très vite de concentrer un
nombre important de spécialistes en un lieu adéquat au lieu de les disperser
dans différents centres ou universités. Doué d'un charme certain,à la fois
diplomate et ferme, il réussissait merveilleusement avec tous, sachant tour
à tour séduire ou convaincre, utilisant les hommes comme artisan de sa
gloire future. Quant à ses étudiants, ils lui vouaient une admiration sans
bornes.
Aussi lorsque le général Groves, soldat de métier, demanda à Compton
de lui désigner un maître d'œuvre du projet Mannathan, celui-ci se tourna-til
aussitôt vers Oppenheimer pour mener à bien cette vaste opération. La
rencontre historique entre celui-ci et Groves fut illustrée récemment ( ce
texte a été écrit en 1986 ) dans un excellent feuilleton produit par la
télévision Française. Elle eut lieu de nuit dans un train filant vers la côte
ouest. A la lueur des lampes Oppie exposa un plan mûrement réfléchi
depuis longtemps. Sur le flanc du wagon, on pouvait lire :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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-Twentieth Century Limited-
ce qui pouvait se traduire par " Compagnie du Vingtième Siècle,
responsabilité limitée".
Dès qu'il fut investi de la responsabilité scientifique de la "mesa" de Los
Alamos, sorte de haut plateau isolé du désert du nouveau Mexique, aux
flancs escarpés, où Groves avait implanté le centre de recherche sur la
bombe, Oppie sut attirer à lui tout le gotha scientifique du pays. A chacun il
tenait un langage différent, approprié à son type de personnalité. A l'un il
exaltait le devoir patriotique consistant à doter les Etats-Unis d'une
puissance militaire imparable, à d'autres il vantait le charme du Nouveau
Mexique. Mais en général il insistait sur l'aspect "frontier" cher aux
Américains, sur cette tâche passionnante des pionniers qui consisterait à
arracher à la nature un de ses secrets les plus mystérieux : la conversion
directe de la masse en énergie. Une aventure à laquelle ils ne pouvaient
manquer de participer.
Peu de temps avant la guerre, Oppenheimer avait rencontré la femme de
sa vie, une jeune femme qui s'était spécialisée dans l'étude des
champignons au laboratoire de botanique de Pasadena. Il avait aussitôt
plaqué Jean Tatlock pour l'épouser. Or à l'époque où il était complètement
immergé dans le montage du projet Mannathan, celle-ci reprit contact avec
lui. Très éprouvée par leur rupture brutale, à laquelle elle ne s'attendait pas
du tout, elle avait du subir un traitement psychiatrique.
Le 12 juin 1943 Oppenheimer la rencontra une dernière fois, ignorant
que chacun de ses gestes étaient épiés par des gens des services secrets. Il
tint à lui expliquer que leurs rencontres devaient définitivement cesser,
mais les agents du FBI le virent raccompagner la jeune fille à son
appartement, où il passa la nuit. Dès cette époque on commença à se méfier
de lui et on se demanda s'il n'avait pas gardé des liens dans les milieux
communistes.
Oppenheimer était beaucoup trop occupé par le projet pour cela,
néanmoins en 1943 il fut soumis à une enquête.
En fait les scientifiques tels que lui n'avaient pas très bien réalisé, en
entamant ce flirt avec l'armée, ce que tout cela pouvait impliquer. Les
services de sécurité se mirent à le serrer de près, puis se décidèrent à
l'interroger.
Comment Oppie traitait ses vieux amis.
Il était très lié avec un ami d'origine norvégienne, Haakon Chevalier.
Malgré un patronyme à consonance norvégienne, celui-ci, né aux Etats-
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Unis, avait un poste à l'université de Californie comme enseignant en
langues romanes. Oppie l'avait connu en 1934 et s'était lié d'amitié avec cet
homme spontané et généreux. Tous deux partageaient un goût très vif pour
la littérature Française et en particulier pour Proust, sur lequel
Oppenheimer était intarissable. Un soir de 1943 Chevalier évoqua devant
lui une rencontre qu'il avait eue avec une de leurs connaissances communes,
un certain Eltenton en rapportant que celui-ci lui avait dit :
- Il est quand même regrettable que les scientifiques Américains et
Soviétiques n'échangent pas leurs informations. Nous sommes alliés, que
diable, et ceci pourrait hâter la fin de la guerre. Est-ce que certains ne
pourraient pas par exemple confier certains de leurs résultats, à titre
privé ?
- Je pense, avait aussi dit Oppenheimer, que ceci serait de la haute
trahison.
Eltenton, pas plus que Chevalier, n'était à la solde de Moscou. Ce dernier,
rapportant cette histoire comme un simple incident, n'insista pas et ils n'en
parlèrent plus jamais.
Lorsqu'il se trouva questionné par l'agent de la sécurité, qui s'appelait
Pash, Oppenheimer se trouva sur la sellette. L'homme, se comportant
comme un chien qui a saisi un os, voulait absolument obtenir d'Oppie une
confidence quelconque, à défaut d'une confession.
Militaires et civils étaient partenaires dans ce projet Mannathan, mais il
est clair que les premiers se considéraient comme les maîtres d'œuvre de
toute l'opération et comme les véritables responsables, les seconds n'étant
que des exécutant turbulents, a priori difficiles à manier. Les scientifiques
tiraient leur pouvoir de leur savoir et donnaient évidement peu de prise sur
ce terrain aux militaires. Qu'on se souvienne de gens comme Rutherford et
de son attitude persifleuse lors de cette réunion au ministère de la guerre en
1917, ou de cette affaire de l'uranium autrichien où il avait superbement
ignoré la décision politique prise à ce sujet. Avant ce projet Mannathan les
militaires n'avaient que peu de prise sur les scientifiques. Mais ce sont des
gens qui a priori n'aiment guère partager le commandement. Groves
entendait avoir barre sur tous ces "crackpots", ces "têtes fêlées", pleines de
condescendance, réunies sur la mesa et, pour ce faire, les prendre en défaut
n'était pas le plus mauvais moyen.
C'est dans cet esprit que l'officier de sécurité demanda à Oppenheimer :
- Avez-vous entendu parler de contacts qui auraient eu lieu entre certains
de vos collaborateurs de Los Alamos et des gens de l'extérieur qui auraient
voulu leur soutirer des renseignements ?
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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C'était un appel à la délation. Repensant sans doute à cette discussion
avec Chevalier, Oppenheimer s'entendit dire :
- Certaines personnes de l'extérieur ont effectivement contacté un certain
nombre de scientifiques pour leur proposer de leur fournir des
renseignements concernant les recherches.
C'était à l'époque totalement faux. Pressé par l'autre, Oppie, l'homme qui
cherchait à plaire à tout le monde, lui avait-il simplement fourni la réponse
qu'il attendait ? Possible, toujours est-il qu'il s'était piégé tout seul. Il ne
s'agissait pas d'un certain nombre de collègues mais de lui-même. Il sentait
qu'après cette boulette il ne lui serait même plus possible de raconter en
toute simplicité ce qui s'était passé car il n'aurait fait qu'accroître la
suspicion de son interlocuteur à son égard. Lorsque Pash lui demanda :
- Pouvez-vous me donner leurs noms ?
il répondit :
- Non, ça je ne le peux pas.
Ce qui revenait à dire "je fais mon boulot, mêlez-vous de ce qui vous
regarde !", réponse qui ne pouvait évidement pas satisfaire l'enquêteur.
Oppenheimer ignorait par ailleurs que les gens du FBI l'avait vu passer la
nuit dans l'appartement de son ex-amie, laquelle se suicida quelques mois
plus tard.
Pash fit sur lui un rapport assez négatif en écrivant :
- Notre service est d'avis qu'Oppenheimer ne mérite pas la pleine
confiance et que sa fidélité est incertaine. Nous croyons que le seul
sentiment de loyauté qu'il soit capable d'éprouver, il le réserve à la science,
et il est à prévoir que, si le gouvernement Soviétique lui offrait davantage
pour poursuivre sa mission scientifique, il choisirait ce gouvernement pour
l'assurer de sa loyauté.
Groves, mis au courant, et très ennuyé, demanda à Oppenheimer de
révéler le nom de ce mystérieux intermédiaire sur lequel l'attention
commençait à se focaliser. Il répondit :
- Si vous y tenez absolument, je vous le dirai, mais cela me contrarie.
Evidement, c'était contrariant car Oppie n'avait que deux choix, ou
dénoncer un innocent, ou passer pour un imbécile.
Groves n'insista pas, mais il y eut par la suite des interrogatoires plus
pressants. Les réticences d'Oppenheimer paraissaient de plus en plus
suspectes.
Un second rapport sur lui fut adressé par le FBI à Groves, qui disait :
- L'opinion demeure qu'Oppenheimer cherche activement à obtenir à
l'aide du projet Mannathan une réputation scientifique mondiale et une
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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place dans l'histoire. Or je crois que l'armée a les moyens de lui offrir ce
qu'il désire, mais qu'elle a aussi les moyens de couvrir son nom d'opprobe
et de ruiner sa réputation et sa carrière. Si on faisait clairement envisager
cela à Oppenheimer, cela pourrait lui ouvrir une toute autre perspective sur
sa position à l'égard de l'armée...
Ca n'était pas si mal vu, après tout, et ce texte montre que, dans cette
mise au pas de scientifiques, les militaires étaient prêts à ne négliger aucun
moyen.
Oppenheimer craignit de se voir exiler loin du projet, dans les "ténèbres
extérieures" en voyant sa "clearance", c'est à dire son accès à toute la
confidentialité des travaux, supprimée, et il choisit finalement de livrer le
nom de son ami Chevalier en "amplifiant" cet incident insignifiant pour que
ce coupable, fabriqué de toute pièce, eut l'air crédible. Peu de temps après
Chevalier, parfaitement innocent, perdit sa chaire pour une raison qu'il ne
comprit pas et resta sous la surveillance du FBI, qui ne trouva évidement
rien sur son compte.
Cet épisode peu connu permet de saisir la personnalité d'Oppenheimer,
complexe, mais entièrement dominée par l'ambition et la recherche de la
gloire.
L'homme de la rue se fait de terribles illusions sur les "savants". Ce ne
sont que des hommes comme les autres. Il leur arrive de changer et à
certains moments de leur vie il peut leur arriver de faire de terribles bêtises.
On a vu comment Slizard, au départ le plus conscient des risques liés à
l'arme nucléaire, avait fini, en entraînant Einstein dans son entreprise ( le
lettre à Roosevelt ) par devenir le responsable numéro un de sa mise en
œuvre.
Dans l'histoire des armes nucléaires il faut se défier de toute vision
manichéenne. Edward Teller est souvent cité comme le modèle ayant servi
pour le célèbre film Docteur Folamour. Présentement c'est tout à fait
justifié. Mais c'était aussi un de ceux qui avaient signé la déclaration de
principe, avant la guerre, visant le développement de l'arme. Sakharov,
ardent défenseur des droits de l'homme depuis 1967 avait été auparavant un
artisan très actif de la course aux armements.
De tels projets se présentent pour les scientifiques comme les cônes
creusés par cet insecte qu'on appelle le fourmi-lion. Ils tournent, tournent,
autour de cet objet qui exerce sur eux une véritable fascination, et finissent
un jour par tomber dedans de manière difficilement réversible. Ce puissant
attrait de la découverte fait partie intégrante de la démarche scientifique,
fondamentalement amorale.
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Il existe une seconde motivation : la volonté de pouvoir. Avant le projet
Mannathan la science se faisait encore dans un certain climat de liberté
insouciante, au cœur des universités. On montait des expériences sur des
lourdes tables de chêne, on utilisait parfois d'antique appareils aux lourdes
montures de bronze, sorte de patrimoine scientifique, transmis de
génération en génération. La science avait ses traditions. Les équipes
étaient peu nombreuses. Le Maître, quelques disciples, c'était tout.
Le nucléaire avait créé une nouvelle race de savants : les généraux de la
science. Pour construire la bombe A il avait fallu mobiliser l'équivalent d'un
bataillon de scientifiques, de techniciens et d'ingénieurs. Oppenheimer,
sous ses dehors décontractés et son éternel chapeau mou, avait été fasciné
par cette puissance offerte, et cet universitaire extrêmement cultivé prenait
un plaisir évident à conduite "l'entreprise Mannathan" d'une main de fer, à
la manière d'une homme d'affaire Texan.
Fermi avait fait fonctionner le premier réacteur nucléaire sur les gradins
du stade de Chicago. Une des conclusions premières fut la découverte de la
grande quantité de déchets radioactifs, de radioéléments artificiels que
créait la fission à grande échelle. Il n'y avait pas production d'une ou deux
substances standards, mais une gamme très variée de poisons dont la
nature dépendait du régime de fonctionnement. L'arme agirait donc non
seulement par ses effets mécaniques et thermiques, et par le puissant
rayonnement émis, mais aussi à travers des "retombées" dont les effets
biologiques étaient déjà connus.
Par ailleurs le fait se confirmait que l'on pourrait à l'aide d'un tel appareil
créer une nouvelle matière fissile, le Plutonium,, possédant 239 nucléons,
qui n'existait pas à l'état naturel, sa période étant trop faible pour que cet
élément ait survécu jusqu'à nous. Mais on pouvait le recréer en le
bombardant avec des neutrons, rapides cette fois, à partir de l'Uranium 238,
non fissible, mais existant en abondance dans des gisements. On envisagea
donc de synthétiser à l'aide du réacteur une certaine quantité de cette autre
forme de ce qu'on appelait en code "la matière finale", ce qui n'est pas sans
rappeler une solution du même nom, de triste mémoire.
En Europe Gœbbels faisait des discours en brandissant la menace
d'armes de représaille, secrètes et terribles. Les Alliés connaissaient
l'avance des Allemands en matière de "vecteurs" : le V1, une bombe
volante propulsée par réaction et la célèbre fusée V2, née du génie du
physicien Von Braun. Pour les Américains il ne faisait aucun doute que la
bombe à fission en faisait partie et ils se hâtaient du mieux qu'il pouvaient.
Au Japon la lente reconquête du Pacifique sud se poursuivait, au prix d'un
nombre incalculable de vies humaines. A Iwo Jima les pertes Américaines
avaient même excédé les pertes Japonaises. Vingt six mille contre vingt
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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cinq mille. Les Japonais, contraints par un code d'honneur, le Bushido,
inconnu en occident, mêlé à des convictions religieuses, ne se rendaient pas.
L'étau se resserrant, les Japonais avaient pour la première fois utilisé des
Kamikazes, lors du débarquement Américain aux Philippines. Ce qui aurait
pu paraître monstrueux dans un système de pensée occidental était en fait
un acte assez naturel chez les fils du ciel et plus de six mille périrent ainsi
sereinement jusqu'à l'armistice, dans cette forme de combat qui ne faisait
que créer un raccourci fulgurant entre l'engagement au combat et les
conséquences logiques de l'acte, l'accomplissement total et suprême vers
lequel tendait tout soldat nippon, voué corps et âme au service d'un
empereur-dieu.
Cette situation n'incitait pas les Américains à abandonner la production
d'armes nucléaires, au contraire.
Alsos : la recherche du nucléaire Allemand.
En novembre 44 ils décidèrent de créer un groupe nommé ALSOS
destiné à suivre la progression des troupes lors de la pénétration en France
et dans l'Allemagne nazie. Ce nom était la traduction littérale, en grec, du
nom de Groves, qui veut dire bosquets. Pash fut chargé de mener
l'opération et la première étape de ce voyage fut Paris où Joliot, qui y avait
maintenu son laboratoire en activité pendant la guerre, était considéré par
les alliés comme un traître. Sur place on s'aperçut qu'il avait au contraire
joué un jeu extrêmement dangereux en entreposant les armes des résistants
dans son laboratoire avec qui il fit même le coup de feu lors de la libération
de la capitale. Mais Pash n'apprit rien de sa part concernant l'éventuel
développement de l'arme nucléaire par l'Axe.
Une technique de détection particulière consistait pour Pash et ses
collaborateurs à analyser l'eau de tous les fleuves, de toutes les rivières, qui
aurait pu servir à refroidir un éventuel réacteur, en y cherchant des traces de
radioactivité. Un jour Pash eut l'idée de joindre aux échantillons prélevés
dans l'eau du Rhin des bouteilles de vin du Roussillon en joignant la
mention "pour analyse". Une semaine après le laboratoires d'analyse
envoyait un télégramme disant :
- Eau, test négatif. Vin radioactif. Prière envoyer davantage et de faire
vite.
Pash prit cela pour un retour de la plaisanterie, mais de nouveaux
télégrammes firent état d'une demande plus pressante. Rien n'y fit, il dut
expédier dans le sud de la France une équipe chargée de poursuivre une
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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analyse plus approfondie de façon à savoir si les Allemands n'avaient pas
implanté quelque laboratoire secret dans cette région vinicole. Les
émissaires Américains furent pris par les viticulteurs pour des experts
chargés de goûter les productions Françaises en vue de futures exportations
et ils furent reçus avec un enthousiasme bien compréhensible en étant
baladés de chais en chais. Il revinrent finalement à Paris avec les fameuses
caisses et une solide gueule de bois.
En fait on découvrit par la suite que certaines plantes avaient la propriété
de concentrer les substances radio actives déjà présentes dans le sol,
comme ce fut le cas pour des plantes aromatiques comme le thym et le
romarin Provençaux après la catastrophe de Tchernobyl.
La chute de Strasbourg permit aux Américains de mettre la main sur de
nombreux rapports concernant le plan uranium Allemand, et en particulier
sur les archives de Weiszäcker, collaborateur de Heinsenberg. Ces papiers
apportaient la preuve formelle que l'Axe avait au minimum deux années de
retard sur les alliés. L'Allemagne apparemment ne possédait ni réserve
suffisante de matière fissile, ni réacteur comparable aux installations
Américaines d'Oak Ridge et de Hanford.
Les Américains mirent cependant la main sur tous les atomistes
Allemands qu'ils purent trouver, dont Heinsenberg , von Weizsäcker et
Hahn, qui furent interné. A cette époque se situa un épisode tragi-comique
de cette chasse aux cerveaux Un homme fut capturé au milieu de la débâcle,
qui avait le même nom qu'un des chercheurs travaillant dans l'équipe
d'Heisenberg, un certain Jordan. Il prétendit être un simple tailleur mais on
ne le crut pas et il fut expédié de force aux Etats-Unis malgré ses
dénégations. Finalement lorsque qu'il fut soumis au feu roulant des
questions des gens du FBI le seul moyen qu'il trouva pour prouver sa
véritable identité fut de confectionner devant ceux-ci un complet veston.
Convaincus, les Américains le renvoyèrent à sa patrie d'origine.
Slizard tente désespérément de tout stopper.
Lorsque Slizard apprit qu'on s'était trompé en pensant que les Allemands
envisageait de construire une bombe atomique il se rendit à Los Alamos et
rencontra Oppenheimer dans le but de lui proposer d'interrompre le projet
en cours. Mais le projet Mannathan avait déjà coûté plus de deux milliards
de dollars et mobilisé cent cinquante mille personnes pendant plusieurs
années. Oppie refusa la proposition de Slizard en avançant plusieurs
arguments. Il y avait évidemment parmi ceux-ci l'alibi d'une future
production d'énergie nucléaire, mais en fait Oppenheimer voulait
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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poursuivre jusqu'au bout une entreprise où il s'était investi totalement. Il
déclara à son visiteur :
- Rendez-vous compte des efforts qui ont été consentis par tous ces gens.
Est-ce que vous me voyez leur disant soudain "les gars, on arrête tout ! ".
Non, cela, je n'aurais pas le cœur de le faire.
Remarque qui plongea Slizard, principal promoteur du projet, dans le
désespoir. Véritable Cassandre il avait cette faculté d'anticiper l'avenir. Au
moment où les gens ne voyaient dans cette arme atomique qu'un instrument
de guerre de plus, lui en percevait très bien les prolongements à long terme :
l'accroissement monstrueux de la puissance des engins, la dissémination de
l'arme à travers le monde et bien entendu la course aux armements qui en
résulterait.
Vers Hiroshima.
A cette époque on assassinait à grande échelle sur la planète. La seconde
guerre mondiale avait introduit un phénomène nouveau. A cause de
l'aviation et des bombardements à grande distance il n'y avait plus ni front
ni arrière. Lorsque la Lutwafe fut balayée du ciel les anglo-Américains
avaient donné à l'Allemagne hitlérienne une punition sévère en écrasant ses
villes sous les bombes et les Anglais qui montaient dans leurs forteresses
volantes écrivaient à la craie sur leurs engins "remember Coventry",
souvenez-vous de Coventry. Le scenario de fin de guerre changeait
totalement. A la fin de la guerre de 14-18, si on exceptait une bande de terre
servant de "théâtre des opérations" où était jouée la pièce, les populations
civiles restaient peu touchées. La guerre se terminait par épuisement
réciproque des belligérants. Ici il s'agissait de détruire de fond en comble
les ressources industrielles du pays en pilonnant ses usines et de terroriser
les populations en incendiant les métropoles.
A Dresde on avait testé avec succès une technique consistant à semer sur
la ville un véritable tapis de bombes incendiaires. Celles-ci représentaient
un tel apport calorique au sol que les habitants étaient rôtis, où qu'ils soient,
y compris dans les abris. Ceci entraînait également la naissance de
minicyclones, de vortex de feu, qui accroissaient le pouvoir destructeur de
manière incroyable, attisant les incendies avec des vents atteignant
plusieurs centaines de kilomètres à l'heure.
Il y a quelques années le midi de la France et en particulier la Corse, fut
le siège d'incendies de forêt exceptionnellement étendus. Je me rappelle très
bien avoir vu à la télévision la naissance d'un tel vortex, véritable trombe
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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incendiaire, qui avançait en se dandinant et dévorait les pins les uns après
les autres en quelques secondes tel un horrible Djinn sorti de l'enfer.
A l'époque où Slizard et quelques autres commençaient à s'affoler les
Américains avaient de leur côté déjà entrepris le pilonnage des villes
Japonaise, devenues à portée de leurs superforteresses B 29. On se focalise
maintenant sur la puissance des bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki,
qui étaient l'équivalent de douze mille tonnes de TNT, mais ce qu'on tend à
oublier c'est qu'en Mars 1945 une vague de 450 bombardiers, opérant sans
discontinuer pendant deux heures quarante déversa sur Yokohama huit
mille deux cent tonnes de bombes causant quatre vingt cinq mille morts .
Peu de temps après cinq cent cinquante B 29 , la plus grande formation
jamais vue à ce jour, déversèrent sur Tokyo quatre mille cinq cent tonnes
de bombes incendiaires sur le quartier populeux de Shingawn, causant le
plus grand incendie de l'histoire et entraînant la perte de cent mille vies
humaines, essentiellement de civils . Les flammes furent visibles à trois
cent cinquante kilomètres.
L'arme atomique n'était qu'un épisode de plus, une variante technique,
dans cette entreprise visant à mettre l'ennemi à genoux par tous les moyens.
En parallèle les Américains, qui avaient amené à pied d'œuvre une
armada chargée de trois cent mille combattants, subissaient à Okinawa,
une île située au sud est du Japon et tête de pont de la future invasion de
l'île du soleil levant, l'attaque mille huit cent kamikazes, qui détruisirent
trente six navires et en endommageant gravement quatre cent. La conquête
de l'île allait coûter aux Américains douze mille tués et quarante mille
blessés, tandis que cent mille Japonais trouvaient la mort dans une
résistance désespérée.
Dans ce contexte les voix des atomistes portaient peu. Slizard demanda
une nouvelle fois à Einstein, qui était par ailleurs resté totalement en dehors
du projet Mannathan, mais commençait à se mordre sérieusement les doigts
d'avoir signé la première, de signer une nouvelle lettre destinée à Roosevelt.
Mais le président mourut avant de d'avoir pu en prendre connaissance.
Slizard se tourna alors vers Truman, son successeur, mais celui-ci,
débordé par toutes les tâches de la succession, ne lui accorda pas audience.
Il ne put rencontrer qu'un de ses adjoints, Byrnes, qui ne comprit pas un
traître mot et lui répondit :
- Ne croyez-vous pas que vous vous créez des soucis exagérés et
inutiles ?
Et comme son visiteur insistait :
- Si je ne me trompe, il n'y a pas d'uranium en Russie, non ?
Slizard nota cependant une dernière phrase de Byrnes, révélatrice de
l'état d'esprit de la maison blanche :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Est-ce que vous ne pensez pas que cette bombe pourrait être une carte
maîtresse, par la suite, vis à vis des Russes ?
Pour Groves, très au fait des aspects de la guerre du Pacifique, la
question de savoir si on mènerait le Projet à terme et si on lancerait la
bombe sur le Japon ne se posait même pas. En fait tout se passait comme
s'il redoutait que la guerre ne se terminât avant que l'arme n'ait pu être
utilisée.
Roosevelt n'ayant pas donné de directives sur les suites du projet
Mannathan, Stimson, ministre de la guerre provoqua la réunion d'une
"scientific panel" composé d'Enrico Fermi, d'Arthur Compton, d'Ernest
Lawrence ( l'inventeur du cyclotron ) et bien entendu d'Oppenheimer.
Compton se souvint très bien qu'on leur avait demandé non si la bombe
devrait être utilisée, mais comment elle devrait l'être. Groves assista à la
réunion en tant qu'observateur mais il appuya fortement ses vues et
finalement emporta l'adhésion générale. La conclusion fut que :
. La bombe devrait être utilisée contre le Japon aussitôt que possible.
. Elle devrait être utilisée contre un objectif double, c'est à dire contre des
installations militaires ou usines d'armements situées à proximité
immédiate de quartiers d'habitation.
. Elle devrait être lancée sans avertissement préalable sur sa nature.
Le rapport Franck, un document fondamental.
Slizard réunit alors à Chicago un contre comité composé de sept
chercheurs, présidé par le physicien Franck, qui rendit au ministère de la
guerre un rapport, le "rapport Franck", tentant de s'opposer désespérément
aux conclusions des experts officiels. Voici ce texte historique, in extenso :
1.Préambule
La seule raison de traiter l'énergie atomique autrement que tous les
autres développements de la physique réside dans la possibilité de son
utilisation à des fins de pression politique en temps de paix et de
destruction brutale en temps de guerre. Tous les plans existants pour
l'organisation de la recherche, les progrès scientifiques et industriels et la
publication, dans le domaine atomique, sont conditionnés par le climat
politique et militaire dans lequel on s'attend à voir ces plans exécutés. C'est
pourquoi, si l'on fait des propositions pour l'organisation de la recherche
atomique d'après guerre, on ne peut éviter la discussion des problèmes
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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politiques. Les savants du Projet ne se permettent pas de traiter avec
autorité des problèmes de politique nationale et internationale. Cependant
nous nous sommes trouvés ces cinq dernières années, par la force des
événements, dans la position d'un petit groupe de citoyens instruits d'un
grave danger pour la sécurité du pays et l'avenir de toutes les autres
nations , danger dont le reste de l'humanité ne se doute pas. Nous estimons
donc de notre devoir de prier instamment que l'on reconnaisse dans toute
la gravité les problèmes soulevés par la maîtrise de l'énergie atomique et
que l'on adopte des mesures permettant leur étude et la préparation des
décisions à prendre. Nous espérons que la création par le Ministère de la
Guerre du Comité chargé de traiter tous les aspects de la recherche
atomique indique que le gouvernement a déjà tiré ces mêmes conclusions.
Nous croyons que notre connaissance des éléments scientifiques de la
situation et notre préoccupation continue touchant ses inférences
politiques mondiales nous imposent l'obligation de présenter au Comité
quelques suggestions quant à la solution de ces graves problèmes.
On a souvent autrefois accusé les savants de fournir des armes nouvelles
pour la destruction mutuelle des nations au lieu d'améliorer leur bien-être.
Il est indéniable que la découverte de l'aviation, par exemple, a apporté
jusqu'ici à l'humanité plus de malheurs que de joies et de profits.
Cependant les savants pouvaient autrefois décliner toute responsabilité
quant à l'emploi de leurs découvertes désintéressées par l'humanité. Mais
de nos jours nous sommes obligés de prendre une position plus active , car
le succès que nous avons remporté dans les progrès de la recherche
atomique est chargé de dangers infiniment plus grands que ne l'étaient
toutes les inventions du passé. Nous qui sommes bien au courant de l'état
actuel de la science atomique, nous avons constamment devant les yeux
l'image soudaine d'une destruction s'abattant sur notre pays, d'un désastre
à la Pearl Harbour, mais à la puissance mille, sur chacune de nos villes.
Dans le passé la science était le plus souvent capable de fournir, en
même temps que les nouvelles armes offensives qu'elle inventait, les moyens
de protection contre ces mêmes armes; mais elle n'est pas à même de nous
assurer une protection efficace contre la force destructrice de l'énergie
atomique. Cette protection ne peut nous venir que d'une organisation
politique mondiale. Parmi tous les arguments militant en faveur d'une
organisation internationale de la paix, c'est l'existence des armes
atomiques qui a le plus de force. En l'absence d'une autorité internationale
capable d'empêcher tout recours à la force dans les conflits mondiaux, on
pourrait encore détourner les nations du chemin qui conduirait
inévitablement à la destruction totale mutuelle par une convention
internationale formelle empêchant la course aux armes atomiques.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
100
2. Perspectives de la course aux armements atomiques.
On pourrait proposer, afin que le danger de destruction par les armes
atomiques soit évité - du moins en ce qui concerne notre pays - soit que
nous gardions nos découvertes indéfiniment secrètes, soit que nous
développions nos recherches sur les armes atomiques à un rythme tel qu'il
ne vienne à l'idée d'aucune nation de nous attaquer par crainte de
représailles accablantes.
Voici notre réponse à la première proposition : bien que nous soyons
actuellement à la tête du reste du monde dans ce domaine, les principes
fondamentaux de l'énergie atomique sont connus de tous. Les savants
Anglais sont aussi avancés que nous en ce qui concerne l'évolution de la
science atomique du temps de guerre - sinon au sujet des procédés
particuliers utilisés par nos ingénieurs; le rôle joué avant guerre par les
savants Français dans la recherche nucléaire et leurs relations
occasionnelles avec nos projets, leur permettront de nous rattraper
rapidement, du moins en ce qui touche aux découvertes scientifiques
fondamentales. Les savants Allemands dont les travaux figurent à l'origine
du développement nucléaire, ne semblent pas avoir progressé durant la
guerre autant que nous l'avons fait en Amérique; mais jusqu'au dernier
jour de la guerre d'Europe, nous vivions dans l'appréhension constante de
leurs réalisations éventuelles. La certitude que les savants Allemands
travaillaient sur cette arme et que leur gouvernement n'aurait aucun
scrupule à l'utiliser dès qu'elle serait disponible, fut le facteur déterminant
de la décision des savants Américains de hâter dans leur pays et sur une
grande échelle les développement de la recherche atomique pour des buts
militaires. En Russie également où l'on connaissait bien en 1940 les bases
de la science atomique et ce qu'elle impliquait, l'expérience des savants
dans ce domaine est amplement suffisante pour leur permettre de
reconstituer nos travaux d'ici quelques années, même si nous faisons tout
notre possible pour les tenir secrets. Et même si nous réussissions à
conserver un certain temps le premier rang dans les connaissances
fondamentales de la science atomique, en gardant secrets tous les résultats
obtenus par le Projet et tous les projets accessoires, il serait absurde
d'espérer nous protéger, de ce fait, au delà de quelques années.
On peut se demander si nous ne pourrions pas empêcher les progrès de
la science atomique militaire. Nous répondrons que, si la plus grande
partie des gisements de minerai d'uranium connus à ce jour est contrôlée
par les puissances appartenant au groupe "occidental" ( Canada, Belgique
et Indes Britanniques ), les anciens gisements de Tchécoslovaquie
échappent à leur influence. On sait aussi que la Russie extrait de l'uranium
Les Enfants du Diable 1/j/aa
101
sur son territoire; et même si nous ignorons l'ampleur des gisements
découverts jusqu'ici en URSS, nous ne pouvons fonder notre sécurité sur
l'espoir qu'on ne découvre pas de très grandes réserves d'uranium dans un
pays couvrant un cinquième de la Terre ( sans compter les pays
satellites ). C'est pourquoi nous ne pouvons espérer éviter la course aux
armes atomiques en cachant aux nations engagées les fondements
scientifiques de la recherche atomique, ni en accaparant la matière
première nécessaire à une telle course.
Considérons maintenant la deuxième proposition émise en tête de ce
chapitre et voyons si nous ne pouvons pas nous sentir en sécurité dans une
course aux armements atomiques grâce à notre plus grand potentiel
industriel : des connaissances scientifiques plus étendues, un corps de
chercheurs plus nombreux et plus efficaces, une plus grande expérience
dans l'organisation; tous facteurs dont l'importance a été remarquablement
démontrée au cours de la guerre actuelle par la conversion de notre pays
en arsenal des Nations-Unies. Nous répondrons que tous ces avantages
n'aboutiraient qu'à accumuler un plus grand nombre de bombes atomiques,
plus grosses et plus perfectionnées.
Cependant un tel avantage quantitatif dans les stocks de l'énergie
destructive mise en réserve ne nous mettrait pas à l'abri d'une attaque
brusquée. Précisément parce qu'il craindrait d'être surpassé en armes, un
ennemi éventuel pourrait être irrésistiblement tenté d'essayer de nous
porter un coup de surprise sans provocation - surtout s'il lui était donné de
nous suspecter des nourrir des intentions agressives contre sa propre
sécurité ou celle de sa sphère d'influence. C'est le type de guerre par
excellence où l'avantage penche si lourdement en faveur de l'agresseur. Il
peut disposer d'avance ses "machines infernales" dans tous nos grands
centres et les faire exploser simultanément, détruisant ainsi la majeure
partie de notre industrie et une grande part de la population extrêmement
dense agglomérée dans nos centres urbains. Nos possibilités de
représailles - si tant est que l'on puisse considérer les représailles comme
une compensation correspondant à la perte de plusieurs millions de vies et
à la destruction de nos plus grandes villes - seraient largement
handicapées du fait que nous devrions transporter nos bombes par avion et
que nous pourrions avoir affaire à un ennemi dont l'industrie et la
population sont dispersés sur un immense territoire.
En fait, si l'on permet à la course aux armements de prendre le départ, il
semble bien que la seule façon d'assurer la protection de notre pays contre
les effets paralysants d'une attaque surprise serait la dispersion de nos
industries essentielles à l'effort de guerre en même temps que la dispersion
des populations de nos grands centres. Aussi longtemps que les bombes
Les Enfants du Diable 1/j/aa
102
atomiques seront en petit nombre ( c'est à dire aussi longtemps que
l'uranium sera la seule matière première nécessaire à leur fabrication ), la
dispersion efficace de notre industrie et l'éparpillement de notre population
urbaine atténueraient considérablement la tentation de nous attaquer au
moyen d'armes atomiques.
Il se peut que l'explosion des bombes atomiques actuelles déchaîne des
effets égaux à ceux de 20 000 tonnes de TNT. Une seule de ces bombes
pourrait alors détruire une surface urbaine de trois miles carrés environ
( huit kilomètres carrés ). On peut alors s'attendre à produire d'ici une
dizaine d'années des bombes contenant une grande quantité de matériel
radioactif et pesant moins d'une tonne, capables de détruire plus de dix
miles carrés d'un centre urbain (vingt cinq kilomètres carrés). Une nation
ayant à sa disposition 10 tonnes d'explosif atomique pour une attaque
sournoise de notre pays pourrait alors espérer réaliser la destruction
complète de toute l'industrie et de la plus grande partie de la population
sur une surface de 500 miles carrés et plus ( mille deux cent cinquante
kilomètres carrés ). Mais s'il ne se trouvait sur l'ensemble du territoire
Américain aucun objectif d'une surface de 500 miles carrés contenant une
assez large fraction de l'industrie nationale et de la population pour que
leur destruction paralyse le potentiel de guerre de la nation et ses
possibilités de défense, alors l'attaque ne se justifierait plus et serait peutêtre
abandonnée. Actuellement, toutefois, on pourrait aisément choisir dans
notre pays une centaine d'aires de cinq miles carrés chacune dont la
destruction simultanée porterait un coup d'assommoir à la nation. La
surface totale des Etats-Unis étant d'environ trois millions de miles carrés,
il serait possible de répartir ses ressources industrielles et humaines de
telle façon qu'il ne reste aucune aire de cinq cent miles carrés assez
importante pour servir d'objectif à une attaque atomique.
Nous nous rendons parfaitement compte des incroyables difficultés
qu'entraînerait une modification aussi radicale de la structure sociale et
économique de notre pays. Nous pensons toutefois que le dilemme devait
être posé pour démontrer quel genre de méthode de protection l'on pourrait
considérer tour à tour si nous n'arrivions pas à un accord international
satisfaisant. Il faut remarquer encore que, dans ce domaine, notre position
est moins favorable que celle des pays à population plus dispersée, à
industries plus disséminées, ou dont les gouvernements ont un pouvoir
illimité sur les mouvements de population et l'emplacement des
installations industrielles.
Si l'on n’aboutit pas à un accord international efficace, la course aux
armes atomiques prendra le départ le lendemain de notre première
démonstration de l'existence des armes atomiques. Ensuite il faudrait aux
autres nations trois ou quatre ans pour regagner notre avance présente, et
Les Enfants du Diable 1/j/aa
103
huit ou dix ans pour s'aligner avec nous si nous continuons notre travail
intensif dans ce domaine. Ceci pourrait bien correspondre à la
détermination de nouveaux emplacements de notre population et de notre
industrie. Il est donc évident qu'il faut, sans perdre de temps, remettre
l'étude de ce problème entre les mains des experts.
3. Perspectives d'accords
Les conséquences d'une guerre atomique et le genre de mesures à
prendre pour protéger un pays de la destruction totale par la bombe
atomique doivent faire horreur aux autres nations autant qu'aux Etats-Unis.
La situation de l'Angleterre, de la France et des petites nations
Européennes avec leurs concentrations humaines et industrielles serait
particulièrement désespérée en face d'une telle menace. La Russie et la
Chine sont actuellement les deux seules nations qui survivraient à une
attaque par la bombe atomique. Cependant, bien que ces pays soient
connus pour attacher moins de valeur à la vie humaine que les peuples
d'Europe occidentale et d'Amérique, et bien que la Russie en particulier
dispose d'un immense territoire où elle peut disperser ses industries vitales
et d'un gouvernement capable d'ordonner cette dispersion le jour où une
telle mesure lui paraîtrait nécessaire, il ne fait aucun doute que la Russie
tremblerait à l'idée de la désintégration soudaine de Moscou ou de
Léningrad, presque miraculeusement préservés dans cette guerre, et de ses
nouvelles cités industrielles de l'Oural et de Sibérie. Par conséquent, seul
le manque de confiance, et non pas l'absence de désir d'entente, peut se
mettre en travers de la conclusion d'un accord propre à empêcher la
guerre atomique. La réalisation d'une telle convention dépendra donc
essentiellement de l'intégrité des intentions des intéressés et de leur
empressement à sacrifier une portion de leur propre souveraineté.
Le seul moyen de faire connaître au monde l'arme atomique - et ce
moyen séduirait particulièrement ceux qui considèrent la bombe atomique
avant tout comme une arme secrète exploitée en vue de gagner la guerre -
serait de l'utiliser, sans avertissement, sur des objectifs choisis, au Japon.
Bien que l'on puisse, sans aucun doute, obtenir d'importants résultats
tactiques par l'introduction soudaine des armes atomiques, nous croyons
pourtant qu'il serait nécessaire que la question de l'emploi des premières
bombes atomiques dans la guerre Japonaise soit très soigneusement
examinée, non seulement par les autorités militaires, mais encore par les
hauts dirigeants politiques de notre pays.
La Russie et même les pays alliés qui se méfient moins de nos
agissements et de nos intentions, de même que les pays neutres, pourraient
Les Enfants du Diable 1/j/aa
104
être profondément révoltés par notre décision. Il pourrait être difficile de
persuader au monde que l'on peut faire confiance à une nation capable de
préparer secrètement puis de déclencher soudain une nouvelle arme aussi
aveugle qu'une bombe lancée par fusée et mille fois plus destructrice,
lorsqu'elle déclare vouloir que de telles armes soient interdites par une
convention internationale. Nous possédons de larges stocks de gaz toxiques
mais nous n'en faisons pas usage et de récents sondages ont montré que
l'opinion publique de notre pays est opposée à leur utilisation, même si
celle-ci devait hâter la victoire dans la guerre d'Orient. Il est vrai qu'un
élément illogique de la psychologie des masses estime plus révoltant
l'emploi de gaz que celui d'explosifs bien que la guerre des gaz ne soit en
aucune façon plus "inhumaine" que la guerre par bombes ou par balles.
Néanmoins si l'on pouvait éclairer l'opinion Américaine sur les effets des
explosifs atomiques, il n'est pas du tout certain que celle-ci soit d'accord
pour que notre pays soit le premier à introduire un procédé aussi aveugle
de destruction massive de la vie civile.
C'est pourquoi du point de vue "optimiste"- et dans l'attente d'une
convention internationale interdisant la guerre atomique- la sauvegarde
des vies Américaines et les avantages militaires éventuellement obtenus
grâce à la brusque utilisation des bombes atomiques seraient largement
dépassés par la perte de confiance qui en résulterait, par la vague de
terreur et de réprobation qui passerait sur le reste du monde et peut-être
diviserait notre opinion publique.
A cause de cela, il serait préférable qu'une démonstration de la nouvelle
arme puisse être réalisée sous les yeux des représentants de toutes les
Nations Unies dans le désert ou dans une île aride. On obtiendrait sans
doute un climat favorable à la conclusion d'un accord international,
l'Amérique pouvant dire au monde : " Voilà l'arme que nous possédons.
Nous ne l'avons pas utilisée. Nous sommes prêts à renoncer à l'employer
dans l'avenir si d'autres nations sont également prêtes à y renoncer elles
aussi et à organiser en commun un contrôle international efficace".
Après un telle démonstration et si les Nations-Unies ( et notre propre
opinion publique ) étaient d'accord, on pourrait peut-être faire usage de
l'arme contre le Japon après un ultimatum l'engageant à se rendre ou du
moins à évacuer certaines régions, faute de quoi il s'exposerait à la
destruction totale. Une telle affirmation peut sembler fantastique, mais
nous possédons avec les armes atomiques un pouvoir de destruction inouï
et si nous voulons exploiter à fond les avantages qu'elles nous confèrent il
nous faut envisager des méthodes entièrement nouvelles.
Nous insistons sur le fait que si l'on adopte le point de vue pessimiste et
que l'on fasse peu de cas des possibilités d'un contrôle effectif international
Les Enfants du Diable 1/j/aa
105
à l'époque actuelle, alors l'opportunité d'un usage hâtif de la bombe
atomique contre le Japon devient encore plus discutable, indépendamment
de toutes considérations humanitaires. Si on ne conclut pas un accord
international immédiatement après la première démonstration, ce sera le
départ en flèche pour une course aux armements illimitée. Si cette course
est inévitable, nous avons toutes les raisons d'en retarder le départ aussi
longtemps que possible de façon à augmenter encore notre avance initiale.
Les avantages et la sauvegarde des vies Américaines que notre pays
s'assurerait en renonçant à une démonstration prochaine de la bombe
atomique et en laissant sans empressement les autres nations entrer en lice
sur la base de simples conjectures et sans avoir l'assurance que "l'engin
marche", compenseraient largement le profit obtenu par l'usage immédiat
dans la guerre Japonaise des premières bombes relativement peu
puissantes.
D'un autre côté on peut prétendre que, faute de démonstration précoce, il
pourrait se révéler difficile d'obtenir les appuis nécessaires au
développement intensif de la recherche atomique dans notre pays et
qu'ainsi le temps gagné jusqu'à l'ouverture différée de la course aux
armements ne pourrait plus être convenablement employé. De plus il est
permis de penser que les autres nations sont actuellement au courant de
l'état de nos travaux ou ne tarderont pas à l'être et que, par conséquent,
l'ajournement de la démonstration pourrait fort bien manquer son but et ne
pas empêcher la course aux armements, mais seulement créer un climat de
méfiance aggravant plutôt qu'améliorant les chances de succès d'un accord
final sur le contrôle international des explosifs atomiques.
Donc, si l'on peut considérer comme assez limitées dans le futur proche
les perspectives d'une entente, les arguments énoncés pour et contre la
révélation prochaine au monde de notre possession des armes atomiquesnon
seulement par leur usage immédiat contre le Japon, mais aussi par une
démonstration annoncée par avance doivent être soigneusement pesés par
les dirigeants politiques et militaires du pays et la décision doit être laissée
aux seules considérations de tactique militaire.
On pourrait nous faire remarquer que ce sont les savants qui ont
commencé les recherches en vue de la réalisation de cette "arme secrète" et
qu'il est étrange de les trouver réticents quand il s'agit de l'essayer sur un
ennemi dès qu'ils peuvent en disposer. La réponse à cette objection a déjà
été donnée : ils furent obligés de mener leurs recherches à une allure
record dans la crainte où ils étaient que les Allemands ne fussent
techniquement capables de produire une arme semblable et que le
gouvernement Allemand ne fût gêné par aucune retenue morale pour en
faire usage.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
106
Un autre argument en faveur de l'utilisation de la bombe atomique aussi
prête est le suivant : les contribuables ont investi de si grosses sommes
d'argent dans ces travaux que le Congrès et le public Américain
demanderont compte de leur emploi. L'attitude de l'opinion Américaine
rappelée ci-dessus, concernant l'utilisation des gaz toxiques contre le
Japon, prouve bien que l'on peut espérer du public Américain une large
compréhension quant à l'avantage de garder parfois une arme en réserve
pour l'utiliser seulement en cas d'extrême urgence; et dès qu'on aura révélé
au peuple Américain les possibilités des armes atomiques, on peut être sûr
qu'il soutiendra toutes les tentatives pour en interdire l'emploi.
Une fois ce but atteint, les énormes installations et les accumulations de
matériel explosif qui sont actuellement prévues pour des fins militaires,
deviendraient disponibles pour d'importantes recherches pacifiques, y
compris la force productrice , les grandes entreprises de génie civil et la
production massive de matériel radioactif. De cette façon l'argent dépensé
pour les recherches atomiques en temps de guerre pourrait être converti en
une aide favorable à la recherche pacifique pour l'économie nationale.
4. Moyens de contrôle international.
Considérons maintenant la question de la réalisation d'un contrôle
international effectif des armes atomiques. C'est un problème difficile, mais
il ne nous parait pas insoluble. Il doit être étudié par les hommes d'Etat et
les légistes internationaux et nous pouvons seulement offrir quelques idées
préliminaires à cette étude.
La confiance mutuelle et la bonne volonté de tous les partis disposés à
abdiquer une certaine part de leurs prérogatives, en acceptant un contrôle
international sur des stades donnés de leur économie nationale étant
acquises, le contrôle pourrait s'exercer (alternativement ou simultanément)
sur deux plans différents.
Le premier moyen, et le plus simple, est de rationner la matière première,
en particulier le minerai d'uranium. La production d'explosifs commence
avec le traitement de grandes quantités d'uranium dans de vastes usines de
séparation des isotopes ou dans d'énorme piles productrices. Les quantités
de minerai extraites du sol dans les différents gisements peuvent être
contrôlées sur place par des agents du Comité International de Contrôle, et
l'on peut allouer à chaque nation une quantité telle que la séparation sur
une grande échelle des isotopes fissiles lui soit impossible.
Une telle limitation aurait l'inconvénient de rendre impossible également
le progrès de la recherche atomique pour des fins pacifiques. Toutefois elle
ne doit pas empêcher une production suffisante d'éléments radioactifs
capable de révolutionner l'emploi industriel scientifique et technique de ces
Les Enfants du Diable 1/j/aa
107
matières premières, conservant ainsi les principaux bénéfices que la
science atomique promet d'apporter à l'humanité.
Un accord sur un plan plus élevé, et qui demanderait encore plus de
confiance mutuelle et de compréhension, devrait permettre une production
illimitée, mais tiendrait compte du sort exact de chaque livre d'uranium
extraite. Si l'on contrôle ainsi la conversion des minerais d'uranium en
matériaux purs fissiles, la question se pose alors de savoir comment
empêcher l'accumulation de grandes quantités de ces matériaux entre les
mains d'une de plusieurs nations. Des stocks de cet ordre pourrait être
rapidement convertis en bombes atomiques si une nation s'avisait de se
soustraire au Contrôle International. On a proposé de s'entendre sur la
dénaturation des isotopes purs fissibles : il suffirait de les affaiblir une fois
obtenus , avec des isotopes convenables pour les rendre impropres aux
emplois militaires, alors qu'ils resteraient encore capables de produire de
la force motrice.
Une seule chose reste parfaitement claire : toute convention
internationale touchant la prévention des armes atomiques doit être
appuyée par des contrôles réels et effectifs. Aucun accord sur le papier ne
saurait être suffisant car notre pays, pas plus que n'importe quel autre, ne
peut jouer son existence sur sa confiance dans la signature des autres pays.
Toute tentative pour entraver le Contrôle International devrait être
considérée comme une violation de cette convention.
5. Résumé
Le développement de l'énergie atomique ne constitue pas seulement un
important apport à la puissance technologique et militaire des Etats-Unis,
mais il crée aussi de graves problèmes politiques et économiques pour
l'avenir de notre pays.
Il n'est pas possible que la bombe atomique reste une "arme secrète" à la
disposition exclusive de notre pays pour plus de quelques années. Les faits
scientifiques à base de sa construction sont bien connus des savants des
autres pays. A moins que l'on ne puisse créer un contrôle effectif
international des explosifs, la course aux armes atomiques commencera
dès que le monde apprendra que nous possédons cette arme. En l'espace
d'une dizaine d'années, les autres puissances peuvent avoir des bombes
atomiques pesant moins d'une tonne et capable de détruire une surface
urbaine de 1O miles carrés. Dans la guerre où nous conduirait
vraisemblablement une telle course aux armements, les Etats-Unis, avec
leurs concentrations d'industrie et de population seraient handicapés à
l'égard de pays où population et industrie sont dispersés sur d'immenses
territoires.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
108
Nous croyons qu'en raison de ces considérations, l'utilisation pour une
attaque surprise prématurée au Japon est à déconseiller. Si les Etats-Unis
étaient les premiers à déclencher ce moyen de destruction aveugle sur
l'humanité, ils perdraient le soutien de l'opinion publique du monde entier,
ils précipiteraient la course aux armements et ils ruineraient les
possibilités d'entente en vue d'un accord international pour le contrôle
futur de telles armes.
On créerait un climat d'entente bien plus favorable à la conclusion d'un
tel accord si on révélait pour la première fois au monde l'existence de la
bombe atomique par une démonstration dans une région inhabitée dûment
choisie.
Si on doit considérer que les chances d'aboutir à un contrôle effectif
international des armes atomiques sont actuellement minimes, non
seulement l'utilisation de ces armes contre le Japon, mais encore la simple
démonstration prématurée pourraient être contraire aux intérêts de notre
pays. L'ajournement de cette démonstration aurait dans ce cas l'avantage
de retarder aussi longtemps que possible le départ de la course aux armes
atomiques.
Si le gouvernement se décidait en faveur d'une prochaine démonstration
des armes atomiques, il aurait alors à tenir compte de notre opinion
publique et de celle des autres pays avant de se résoudre à utiliser ces
armes contre le Japon. De cette façon, les autres nations pourraient
assumer une part de responsabilité dans un si fatale décision.
Rédigé et signé par :
J.Franck D.Hugues
L.Slizard T.Hogness
E.Rabinowitch G. Seaborg
C.J. Nickson
Ce texte, présenté au Ministère de la Guerre le 11 Juin 1945, soit vingt
cinq jours avant le premier essai d'Alamogordo et cinquante six jours avant
Hiroshima fut le dernier cri lancé par la fraction de la communauté
scientifique parfaitement avertie et responsable. Quand on parcourt ces
lignes on y trouve, avant même que la démonstration de l'arme ne fut
effectuée, plusieurs prophéties terribles. Primo la certitude de la
prolifération rapide de l'arme nucléaire avec prédiction parfaite du temps
nécessaire au développement de l'arme par les autres nations
économiquement développées. Secundo la prédiction de la course aux
armements et de l'état de paranoïa planétaire qui s'en suivrait.
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109
Le rapport contient par contre une erreur fondamentale concernant la
réaction de l'opinion publique internationale. Peu d'années après le premier
emploi de l'arme le qualificatif d'atomique désignait la teneur d'un cocktail
ou le sex appeal d'une actrice, tandis que le lieu d'une essai nucléaire dans
le pacifique s'immortalisait en devenant la marque d'un costume de bain...
Compton, Fermi, Oppenheimer et Lawrence, les quatre cavaliers de
l'Apocalypse, eurent communication de ce dossier. Pour tout commentaire
ils dirent qu'ils ne se sentaient pas compétents pour décider si on devait ou
non utiliser l'arme nucléaire. Certains exprimèrent leur scepticisme quant à
l'efficacité, face à un ennemi aussi fanatique, d'une démonstration dans un
lieu inhabité. On a dit que Truman n'avait pas réellement pris de décision
au sujet de la bombe, mais qu'il avait simplement laissé le projet suivre son
cours, sans s'y opposer. En fait le courrier privé de Truman fut déclassifié
en 1979 et ceci permit d'éclairer ce point d'histoire. Le nouveau président
ne fut pas à l'époque, comme le notait Groves dans ses mémoires "un enfant
lancé dans un toboggan". Il semble au contraire qu'il ait très bien mesuré
l'importance stratégique ( et politique ) de l'arme nucléaire. Dans la
correspondance privée qu'il eut avec sa femme il mentionna très clairement
que cette arme nouvelle pourrait être un moyen efficace de limiter
l'expansion Soviétique en Asie.
Devenu président le 12 avril 1945 il fut avisé un mois plus tard par
William Donovan, directeur de l'office de renseignement, du souhait des
Japonais de négocier un cesser le feu, sous réserve que l'empereur ne serait
pas mis sur la touche, c'est à dire "ne perdrait pas la face".
A la fin Juin la maison blanche fut saisie d'une nouvelle demande de
négociation de la part du Japon, transmise par l'union Soviétique. Cette
démarche avait été parallèlement interceptée par les services Américains,
qui avaient décrypté le code secret Japonais.
De nombreuses démarches furent faites alors par différentes
personnalités, y compris Einsenhover, préconisant une prise de contact avec
les Japonais et un abandon du projet d'utilisation de l'arme nucléaire.
Le 17 Juillet les alliés décidèrent qu'ils n'accepteraient qu'une
capitulation sans conditions, déclaration qui fut rendue publique le 25. Les
Japonais ne saisirent alors pas cette perche, jugeant cette condition
préalable inacceptable.
Plus rien ne pouvait désormais arrêter cette infernale machinerie,
inventée par les hommes, mais qui venait ce jour là de leur échapper et
poursuivrait désormais son existence propre, hors de portée de toute
réflexion et de toute décision humaine.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Quand l'atome se banalise.
L'hôtesse vint servir le repas, me tirant de ma rêverie. Pendant que je
revoyais en pensée tous les livres dans lesquels, jeune étudiant, j'avais
découvert toute cette genèse du nucléaire, en particulier celui de Jungk, je
me demandais comment tout cela avait être à ce point oublié et comment la
science, après avoir un bref instant, le temps d'un éclair "plus clair que
mille soleils", montré un visage si inquiétant, avait pu retrouver retrouver à
ce point son aspect providentialiste et rassurant, chanté à longueur d'année
par les poètes du Big Bang ou les capitaines des accélérateurs de particules.
Comment l'atome avait pu se banaliser, s'aseptiser et se fonctionnariser à se
point. Plusieurs années auparavant j'avais fait ma première visite dans un
grand centre nucléaire Français. Le lieu m'avait impressionné par sa
vastitude. A perte de vue on voyait des bâtiments aux formes simples, très
dispersés, portant des noms empruntés à la musique ou à la mythologie :
Rhapsodie, Pégase. Après avoir été contrôlés machinalement à l'entrée par
des vigiles distraits nous avions subi l'exposé ennuyé et ennuyeux du chef
des relations extérieures, qui ne devait pas être à sa première prestation du
même type. Puis nous avions parcouru des enfilades de laboratoires. Salles
froides, salles chaudes, salles blanches. Nulle fièvre en ces lieux, mais une
sorte d'immense apathie, de vide, de routine, dans cet immense centre qui
ressemblait au château de la belle au bois dormant.
Les ingénieurs, sollicités, se perdaient dans le détail de leur travail
particulier. Ruptures de gaines, boites à gants, bras de manipulation,
décontamination, échangeurs à sodium. J'avais l'impression de visiter les
planètes du petit Prince avec tous ses habitants, le vaniteux, l'homme
d'affaires, l'allumeur de réverbère.
La visite se termina dans un immense hall obscur, surmonté d'un
gigantesque pont roulant. Au centre se trouvait un réacteur piscine, éclairé
d'une lueur bleuâtre. En s'approchant prudemment du bord on pouvait voir
les entrailles mêmes de la pile à uranium. Ce type de réacteur d'étude avait
été utilisé après la guerre en utilisant l'eau à la fois comme barrière de
protection contre les radiations et comme agent de refroidissement. Ainsi
tous les organes essentiels du réacteur, les gaines contenant les piles de
pastilles "d'éléments combustibles" et les barres de contrôle de cadmium,
absorbeuses de neutrons, se trouvaient directement visibles, ainsi que le
rayonnement bleuté émis, à quelques huit ou dix mètres sous la surface
limpide et calme.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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La lumière se propage à trois cent mille kilomètres par seconde dans le
vide. Mais dans un matériau quelconque les absorptions et réémissions de
photons par les atomes, non instantanées, freinent sa progression. La vitesse
du message lumineux chute et le rapport entre la vitesse nominale et la
vitesse effective s'appelle précisément l'indice de réfraction du milieu.
Dans le réacteur piscine des neutrons étaient émis à une vitesse
supérieure à celle du flux lumineux et ceci créait ce qu'on appelait l'effet
Tcherenkov. Tout objet présent dans le réacteur, immergé dans ce flux de
neutrons, se comportait alors comme un obstacle, comme une maquette
placée dans un courant supersonique et s'entourait de cônes à la surface
desquels la lumière en quelque sorte s'accumulait, ayant tout à fait l'allure
d'ondes de choc. C'était d'une beauté à en couper le souffle.
Je restais un long moment à contempler ce prodige, tel Arronax dans le
Nautilus. Comment une chose aussi belle, à portée de main, pouvait-elle
être aussi dangereuse ? Quiconque aurait eu la folie de plonger dans cette
eau , invisible à force de limpidité, aurait aussitôt été brûlé à mort,
irrémédiablement.
Maintenant les réacteurs ont définitivement baissé leurs jupes et ne
montrent plus que des enfilades anodines de vannes, de cadrans et
d'enregistreurs. Les réacteurs ont pris place dans nos paysages, dans nos
villes et sur nos rivières, images de puissance, de confort et de sécurité
confiante. Les bombes ne se montrent plus à visage découvert, elles
explosent sans bruit, si discrètement, dans les entrailles de la terre. Les
missiles ne sont que de jolies fusées du quatorze juillet, montant
majestueusement vers la nuit spatiale, dont les flammes oranges saturent les
écrans de nos téléviseurs et les images d'Hiroshima, perdues entre celles
des attentats et de tremblement de terre, semblent appartenir à une autre
planète.
A Livermore ou à Sandia il eut été déplacé, vain, d'évoquer ces choses du
passé devant ces apprentis sorciers, Faust modernes, qui ont d'ailleurs
totalement oublié qu'un jour, leurs pères vendirent leurs âmes.
Les derniers préparatifs.
A Los Alamos Alvarez conçut le dispositif qui devait permettre
l'amorçage de la bombe, juste avant son lancement. Celle-ci était constituée
de deux demi sphères qui, réunies brutalement à l'aide d'un explosif,
devaient constituer la masse critique ( "crit", selon l'argot de la Mesa ).
Louis Slotin fut chargé de déterminer cette masse avec le plus de précision
possible. Il existait, bien sûr, des moyens théoriques d'y parvenir, mais il
Les Enfants du Diable 1/j/aa
112
était néanmoins nécessaire de s'assurer de la validité des calculs en se
livrant à des expériences.
Slotin utilisait donc un montage très rustique où il faisait coulisser les
deux petites hémisphères à l'aide d'un simple tournevis.
D'origine canadienne, c'était un homme très tonique qui avait toujours
recherché l'excitation et l'aventure. Par goût des sensations fortes il s'était
d'abord engagé dans les brigades internationales lors de la guerre civile
espagnole, où il avait été servant d'un poste de DCA. Dès qu'avait éclatée la
guerre il avait cherché à s'engager dans la RAF, mais avait été écarté en
raison de sa myopie. Il avait donc finalement trouvé à Los Alamos une
manière de satisfaire son goût pour les jeux dangereux et appelait cette
opération de détermination de masse critique "taquiner la queue du dragon".
Avec Frisch et Alvarez il mit au point les mécanismes internes des
premières bombes. Ce dernier partit d'ailleurs dans l'atoll de Tinian en vue
de procéder au montage ultime avant le lancement des engins
opérationnels.
Pendant que les futurs pilotes du B29 Enola Gay s'entraînaient dans
l'Utah les chercheurs avaient procédé au montage de la première bombe A,
baptisée du nom blasphématoire de "trinity". Elle fut essayé le 16 juillet
1945 et les savants organisèrent des paris sur la puissance de l'explosion.
On avait amené l'engin en pièces détachées le long d'une route portant le
nom évocateur de "Jornada del Muerto" ( le voyage de la mort ). Le site
était voisin d'une localité appelée "Sombre" ( sombre ), non loin
d'Alamogordo. Là s'élevait dans le désert la haute tour métallique au
sommet duquel on devait placer l'engin. Le temps était orageux. Dans les
jours précédents on avait pendu à un câble, sous un portique, une bombe
conventionnelle de forte puissance, à titre d'essai, une maquette bien
modeste, en fait. La foudre était tombée dessus et l'avait faite exploser
comme dans un dernier avertissement du ciel. Mais les savants, tout à leur
affaire, n'en avaient cure.
A quinze kilomètres du point zéro ils essayaient leurs lunettes noires et
s'enduisaient le visage d'une crème solaire pour éviter un bronzage
intempestif du la prévisible émission de rayons ultraviolets. Dans les
baraquements les haut-parleurs diffusaient de la musique douce. Il était
cinq heures du matin. Dans une station de contrôle située à neuf kilomètres
du point zéro Oppenheimer supputait les chances de succès ou d'échec,
refaisant mentalement certains calculs dans sa tête. Enrico Fermi était
penché sur les enregistreurs de pression, à bandes, les vérifiant une dernière
fois. Quelques mois plus tôt il s'était moqué de collègues qui avaient tenté
Les Enfants du Diable 1/j/aa
113
de lui faire signer un document préconisant l'arrêt de la construction de la
bombe en lâchant :
- Vous m'embêtez, c'est quand même de la belle physique, non ?
De l'aveu général personne ne pensait un instant aux destructions de vies
humaines que cette bombe allait engendrer, et encore moins à l'Apocalypse.
Personne ne vit la lueur initiale qui aurait immédiatement aveuglé
l'imprudent. Personne ne contempla le visage de cette gorgone surgie droit
de l'enfer mais tous furent surpris de la forte lumière qui se reflétait sur les
nuages et les montagnes environnantes. Oppenheimer, cramponné à un des
piliers de la station de contrôle, se rappela à l'instant quelques phrases du
livre sacré de l'Inde, le Bhagavadagîta :
Si le rayonnement de mille soleils
Irradiait dans cet instant le ciel
Dans toute sa splendeur
Apparaîtrait le Tout-Puissant.
Je suis la MORT
La fin de tous les temps.
Les scientifiques sont en principe athées par déformation professionnelle,
mais en cette journée marquée d'une pierre noire la plupart rapportèrent ce
qu'ils avaient vu en termes empruntés à la religion ou à la mythologie, non
en termes scientifiques.
Au bout de trente secondes l'onde de choc toucha le bâtiment de contrôle
comme un coup de tonnerre. Ceux qui étaient présents restèrent quelques
heures en état de choc. On raconte que certains furent incapables de
conduire leur voiture pour retourner à leur laboratoire. Mais ce sentiment
de terreur disparut vite. Groves dut consoler un des savants, consterné par
la destruction des appareils de mesure qu'il avait installés pour enregistrer
la puissance de l'explosion.
- Enfin, de quoi vous plaigniez-vous ? Bien sûr, vous n'avez rien pu
mesurer, mais si les appareils ont été détruits c'est que la puissance était
suffisante, non ?
On plaisanta, on sabla le champagne, et le général Groves, responsable
administratif et militaire de toute l'opération résuma l'avis général en disant :
- Finie la guerre ! Avec un ou deux de ces engins, le Japon est liquidé.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
114
Le premier test sur du matériel humain.
La première bombe opérationnelle fut essayée moins d'un mois plus tard,
le 6 août, sur la ville d'Hiroshima. Le premier objectif envisagé avait été la
ville sainte de Kyoto au sujet de laquelle quelqu'un avait dit :
- Cette ville est habitée par des gens cultivés. Ils seront peut-être plus à
même que d'autres de comprendre la signification de l'acte.
Mais Oppenheimer, arguant la destruction d'un patrimoine culturel
inestimable, s'y était vivement opposé. On s'était donc fixé sur une ville
importante qui, outre des arsenaux militaires, recélait une importante
population civile, suffisamment dense.
Il existe évidemment peu de documents photographiques concernant les
suites immédiates de l'explosion, mais un peintre d'estampes, qui était
présent, en fit de nombreux croquis. On peut y voir des foules hagardes de
gens nus et couverts de sang de la tête aux pieds. Un des effets du
rayonnement était en effet de provoquer un fort afflux sanguin cutané. Les
gens étaient aussi dévorés de soif en raison de l'intense déshydratation due
aux brûlures. Une des dessins montre un bassin où des centaines de
personnes étaient venues mourir après avoir tenté de s'abreuver. Tous les
gens qui avaient reçu de plein fouet le rayonnement thermique portaient des
brûlures laissant apparaître le squelette et moururent très rapidement. Ceux
s'étaient trouvés derrière des vitres avaient le visage incrusté de milliers de
débris de verre.
Un témoin raconte avoir vu un jeune enfant de trois ou quatre ans debout,
appuyé contre une porte, immobile. Il l'avait hélé puis, comme il ne
semblait pas entendre, s'était approché de lui. Quand il le toucha, il tomba.
Il était déjà mort.
Tout cela était affreux, mais guère plus qu'à Yokohama ou à Tokyo dans
les semaines précédentes. On a des photos des rues de Tokyo, à la suite des
bombardements incendiaires, qui les montrent jonchées de milliers de
cadavres atrocement brûlés. L'horreur du bombardement d'Hiroshima a
parfois tendance à faire oublier celle de la guerre elle-même.
Quelques heures plus tard les Japonais se mirent et quête d'un des rares
spécialistes du pays en matière de physique nucléaire, le professeur Yoshio
Nishima. Les Japonais étaient loin d'être à la traîne en physique de pointe.
En 1935 Yukawa n'avait-il pas reçu le prix Nobel pour sa découverte des
forces intra-nucléaires. Nishina avait construit un petit cyclotron et il est
parfaitement exact qu'il avait suggéré plusieurs années auparavant à l'étatmajor
la possibilité de construire une bombe à uranium. Celui-ci s'en
souvint et lui demanda s'il croyait à la nouvelle annoncée par la radio
Les Enfants du Diable 1/j/aa
115
Américaine selon laquelle une bombe atomique venait d'être lancée sur le
pays. Il acquiesça vivement.
- Fort bien, lui dit Kawabe, le chef d'état-major, seriez-vous en mesure
de construire une bombe atomique dans un délai de six mois ? Nous
pourrions tenir jusque là.
-
Nishina répondit que six années ne suffiraient pas à construire et à mettre
au point un tel engin et que de toute façon le Japon ne possédait pas un
gramme d'uranium. Un peu décontenancé, Kawabe lui demanda quelle
mesure de défense il préconisait.
- C'est simple, abattez tous les avions qui survolent le Japon !
Le haut commandement Japonais refusa de croire une chose pareille. Au
moment où Nishina s'apprêtait à quitter Tokyo un ronronnement lointain
révéla la présence d'un B 29 Américain survolant la ville à haute altitude,
hors d'atteinte de la chasse Japonaise, d'ailleurs pratiquement absente. Il se
dit que l'appareil s'apprêtait peut-être à lâcher une nouvelle bombe et son
réflexe fut de prévenir les gens qui l'entouraient. Mais l'état-major lui avait
donné l'ordre formel de garder le secret. Il songea alors à se mettre à l'abri,
mais refusa finalement cette idée qui lui semblait déshonorante.
Le lendemain, en contemplant les ruines fumantes d'Hiroshima il
confirma que seule une bombe à uranium avait pu causer de telles
destructions. Certains officiers d'état-major avancèrent l'idée qu'une bombe
emplie d'air liquide aurait pu être utilisée, mais Nishima haussa les épaules
et s'en alla faire des mesures de radioactivité au point d'impact. Quelques
semaines plus tard son corps se couvrait d'ampoules, conséquence du
manque de précautions apportée à ces mesures.
En 1943 Staline s'était engagé auprès des Américains, sur leur demande,
à déclarer la guerre au Japon dès que le troisième Reich se serait écroulé. A
Tokyo certains politiciens de l'entourage de l'empereur pensaient que la
guerre était perdue et cherchèrent bien avant les attaques nucléaires à
négocier la paix. Des tentatives furent faites par l'intermédiaire de la Suède
et de Moscou, avec qui les Japonais entretenaient toujours des relations
diplomatiques. L'amiral Kantoro Suzuki, chef du nouveau gouvernement,
se risqua à confier à son ambassadeur à Moscou un message pour Staline
l'invitant à servir de médiateur.
Les Japonais espérait encore obtenir une paix négociée, mais le 26
Juillet 45 les chefs alliés rendirent publique la "Déclaration de Potsdam" où
il était précisé que la seule issue envisageable devait être une capitulation
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116
sans condition. Cette intransigeance alliée effraya les Japonais qui
imaginaient l'invasion de leur territoire comme une suite de tueries, de
viols et d'outrages contre la personne de l'empereur.
Le 8 août, deux jours après Hiroshima, Staline déclarait la guerre au
Japon, suivant ainsi le plan stratégique qui avait été confirmé lors de la
réunion de Potsdam, et envahissait la Mandchourie, ce vaste territoire situé
entre la Russie et la Corée, geste qui n'était que la façon logique, pour les
Soviétiques, d'approcher le territoire Nippon. Il est hautement probable que
cette imminence d'une déclaration de guerre Russe ait décidé les
Américains à finir cette guerre au plus vite, pour éviter un nouveau partage
du butin et limiter les prétentions Soviétiques en Asie.
Après le bombardement d'Hiroshima certains militaires et hommes
politiques Japonais souhaitaient encore poursuivre la lutte pour amener les
alliés à envisager des conditions moins radicales. Mais le neuf août une
seconde bombe s'abattit sur Nagasaki.
Les destructions d'Hiroshima et de Nagasaki entraînèrent la capitulation
du Japon, qui crut que les Américains disposaient de tout un stock de
bombes leur permettant de rayer de la carte une ville par jour, ce qui était
faux.
Hahn apprend l'existence de la bombe.
Après l'effondrement du Reich, tous les atomistes Allemands qui avaient
pu être raflés par les Alliés avaient été regroupés et internés dans une
propriété Anglaise nommé Farm Hall et mis sous bonne garde. Cette
nouvelle fit un effet considérable sur des savants comme Heinsenberg, Von
Weizsäcker et Otto Hahn, inventeur de la fission. Après un moment de
scepticisme, devant se rendre aux réalités, Hahn sombra dans une
dépression et ses compagnons l'entourèrent, craignant qu'il ne se suicide.
Tous l'entourèrent de leur sollicitude. Contrairement à ce que 'avait cru
Hahn, Dieu n'avait strictement rien fait pour empêcher la naissance du
monstre.
Le premier "accident de travail" des atomistes.
Un incident mit en contact direct les gens de Los Alamos avec les effets
des rayonnements. Le 21 août 1945 un jeune physicien de vingt-six ans,
Harry Daignan, provoqua accidentellement un début de réaction en chaîne
en manipulant une petite quantité de matériau fissible et il eut la main
droite fortement irradiée. Conduit à l'hôpital il ne remarqua rien sauf une
Les Enfants du Diable 1/j/aa
117
certaine insensibilité des doigts et des picotements, mais la main se mit à
rougir et à enfler. Ses cheveux tombèrent et il mourut au bout de vingt
quatre jours d'une leucémie foudroyante. Ainsi les chercheurs eurent-il
l'occasion de contempler en direct la mort qu'ils venaient d'infliger à des
centaines de milliers d'individus, à des dizaines de milliers de kilomètres de
là.
Pendant ce temps-là le général Groves déclarait à la presse que "la mort
par irradiation était tout à fait agréable". Mais Hiroshima et Nagasaki,
comme du reste Yohohama et Tokyo, n'avaient sans doute été pour lui que
des chiffres parmi d'autres chiffres.
Il existe en fait deux sortes de militaires. Ceux qui font effectivement les
guerres et ceux qui les font faire par d'autres. La seconde guerre mondiale
donna naissance à une nouvelle race d'individus, les ingénieurs militaires,
capable de contribuer très efficacement à l'élimination physique de millions
d'êtres sans avoir jamais entendu un coup de feu ou vu un cadavre.
Quand j'étais étudiant à Supaéro, école de technique d'aéronautique civile,
beaucoup de nos enseignants étaient de ces techniciens en mort violente.
L'un d'entre eux était le baron Hugues de l'Estoile, à l'accent de titi parisien
malgré l'abondant sang bleu qui coulait dans ses veines. (Il devint par la
suite l'un des principaux responsables Français des ventes d'armes à
l'étranger). Un jour nous eûmes sous sa direction une épreuve écrite dont le
sujet était un bombardement "stand off", par dessus l'épaule. Certains
d'entre nous savaient déjà que cette technique était liée au largage de
bombes atomiques par les avions. L'appareil passe d'abord à très basse
altitude au dessus de son objectif, puis le pilote tire sur le manche et entame
une large ressource. Pendant son ascension la bombe est larguée et retombe
sur l'objectif dans une trajectoire parabolique. Parvenu au terme de cette
figure d'acrobatie appelée renversement le pilote dégage de l'objectif tandis
que la bombe explose.
Nous fûmes quelques étudiants à refuser de faire cette épreuve à la
grande surprise de l'enseignant, prétextant que, appartenant à une école
civile, ceci ne nous concernait pas.
Quant la seconde guerre mondiale fut terminée, l'armée Américaine, à
travers le War Department et sous l'impulsion de Groves, tenta alors une
main mise complète sur la chose nucléaire à travers un projet de loi, le
"May-Johnson Bill" que l'on essaya de faire passer discrètement en
profitant de cette euphorie de l'après-guerre et de la démobilisation,
physique et morale, des personnes impliquées. Ce texte mettait toutes les
techniques nucléaires, et leur développement ultérieur, y compris les
réacteurs, sous le contrôle exclusif des militaires, avec priorité complète du
développement des bombes sur celui de l'énergie. On sait que les réacteurs
nucléaires peuvent être utilisés à transformer l'uranium 238, le plus
Les Enfants du Diable 1/j/aa
118
commun, en plutonium 238 ( celui qui avait été utilisé dans la bombe de
Nagasaki ). Tout ce qui touchait à l'atome devait être considéré comme
confidentiel défense, tout manquement entraînant une lourde peine de
prison pour le coupable.
Mais Slizard, toujours lui, réagit et mobilisa pendant des mois une
phalange de savants qui lutta pied à pied contre le projet, comme cela ne
peut se faire qu'aux Etats-Unis. Ils eurent finalement gain de cause et un
autre texte, la loi Mac-Mahon, fut adoptée qui articula le développement
des recherche autour d'un modèle somme toute assez voisin de ce qui
devint en France après la guerre le Commissariat à l'Energie Atomique. Ce
mouvement entra dans l'histoire sous le nom de "Croisade des Savants".
Ceux-ci attendaient par ailleurs qu'aboutissent des négociations secrètes
avec les Soviétiques concernant le contrôle souhaité du nucléaire à l'échelle
planétaire.
Il apparaît clair que le mouvement des atomistes Américain eut son
pendant en union Soviétique où les recherches étaient bien entendu déjà
engagées. Kapitza, ancien collaborateur de Rutheford, lança un appel à ses
collègues de l'ouest ( ainsi qu'à ses collègues Soviétiques ) en écrivant :
- Evoquer l'énergie atomique sous le seul rapport de la bombe est aussi
absurde que de considérer seulement l'électricité comme moyen d'actionner
la chaise électrique.
Il disparut aussitôt de la scène publique. Ce ne fut que longtemps après
qu'on apprit qu'il était, comme Sakharov le fut plus tard, consigné sine die
dans sa maison de Zwenigorod. Ceux qui n'étaient pas connus en occident,
et qui refusèrent de s'atteler exclusivement à la construction des bombes
furent purement et simplement déportés dans des camps par Staline.
Immédiatement après l'armistice, Oppenheimer était plus conscient
qu'aucun autre des implications des armements nucléaires. Il savait
pertinemment que les deux bombes A n'étaient que des simples pétards à
côté de ce qui allait naître par la suite. Rappelons-nous qu'il avait été le
premier à suggérer la solution thermonucléaire, c'est à dire à fusion. Il
savait également que les Soviétiques roulaient pied au plancher vers la
réalisation de leurs propres engins et il avait fait créer un réseau de
surveillance d'éventuelles retombées radioactives. En bon gestionnaire
prévoyant, il écrivit à cette époque à un de ses amis, le professeur Tolman,
président d'une commission d'étude sur les questions atomiques ) :
- L'actuelle supériorité de notre pays à l'égard des problèmes
scientifiques et techniques posés par l'utilisation des réactions nucléaires à
Les Enfants du Diable 1/j/aa
119
la fabrication d'armes explosives est le résultat de quelques années d'un
travail sans doute intensif, mais mal organisé. Nous ne pourrons
sauvegarder cette hégémonie qu'en poursuivant sans relâche l'étude des
aspects techniques et théoriques du problème. La présence de matériaux
radioactifs et la participation d'ingénieurs et de savants qualifiés sont donc
également indispensables. Nul gouvernement ne saurait remplir ce rôle de
sauvegarde s'il se reposait sur les succès obtenus pendant la guerre.
En écrivant ces lignes il prenait résolument le contre-pied de tous ceux
qui voulaient créer une commission internationale, divulguer les secrets de
l'atome, et rendre la mesa se Los Alamos "aux coyotes du désert". En fait,
quatre semaines après la fin de la guerre on creusait déjà les fondations
d'une nouvelle usine atomique au pied de la chaîne du Sandia, où on allait
désormais organiser la production massive de bombes.
Un nouvel atomiste était mort en manipulant l'atome, Louis Slotin.
Même motif, même punition. En faisait des expériences sur la recherche de
la masse critique afin d'accroître la puissance des bombes à fission, Slotin
déplaça l'une des demi sphères d'uranium à l'aide d'un simple tournevis.
Soudain l'engin lui échappa des mains et la masse d'uranium glissa
dangereusement vers sa sœur jumelle. Une clarté bleuâtre envahit la pièce.
Slotin sépara aussitôt des deux objets à mains nues et la lueur disparut
aussitôt. Il ne ressentit aucune douleur, aucune sensation spéciale, mais il
sut aussitôt qu'il était perdu. Il ricana.
- Les gars, j'ai gagné le gros lot.
Il était absolument inutile de courir ou de tenter quoi que ce soit . Slotin
demanda aux collaborateurs présents dans la pièce de reprendre leur place
au moment où s'était produit l'incident. Avec un mètre à ruban il mesura la
distance qui les séparait du mécanisme et effectua au tableau un rapide
calcul des doses que chacun avait reçues. Puis il décrocha lentement le
téléphone et appela une voiture pour emmener tout le monde à l'hôpital. Il
rangea ses dossiers, rédigea un dernier compte rendu et dit à ses
collaborateurs, au moment de monter dans le véhicule :
- Vous vous en tirerez, mais pour moi, c'est terminé.
Neuf jours après mourait dans d'atroces souffrances celui qui avait
déterminé la masse critique de la première bombe atomique et qui
conservait avec fierté au milieu de ses souvenirs et fanions universitaires,
au milieu de ses certificats scolaires et trophées de boxe ce qu'il considérait
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120
comme la pièce maîtresse de sa collection : une copie du document
attestant la livraison à l'armée de la partie interne de la première bombe
atomique terminée.
Manipuler l'atome est une chose très dangereuse, même pour des
spécialistes avertis. L'accident peut survenir au moment le plus inattendu
car il peut être causé par une simple modification de la géométrie de
l'expérience. Un jour un expérimentateur contemplait un autre dangereux
montage d'étude de cette masse critique. Cette fois-ci les éléments avaient
été fixés pour interdire tout mouvement intempestif mais une simple brique,
objet banal, traînait sur la paillasse. Les chercheurs utilisent souvent ce
matériau réfractaire pour caler des appareils ou effectuer une petite soudure.
L'homme la prit et eut le geste machinal de la ranger derrière le montage.
Elle fit aussitôt office de réflecteur de neutrons, à cause de sa richesse en
éléments hydrogénés et la réaction en chaîne s'amorça. Lui aussi mourut
quelques jours après.
Dans un centre de retraitement un ouvrier manipulait des déchets
radioactifs qu'on avait transformés en liquide. Il eut simplement l'idée de
joindre les contenus de deux bidons dans un récipient un peu plus grand. La
encore il y eut début de criticité et l'homme perdit la vie.
Il existe un danger inhérent à l'activité scientifique. Les biologistes
peuvent inhaler des produits toxiques ou contracter des cancers en
manipulant des virus. J'ai rencontré des spécialistes des rayons X dont les
mains étaient presque réduites au squelette. Des ouvriers montant un radar
de puissance dans l'Alaska se trouvèrent soudain dans l'axe d'émission des
micro ondes. Aucune sensation spéciale, mais là aussi mort quelques jours
plus tard.
Au fond, c'était sans doute une très bonne chose que notre étudiant ait
renoncé à son laser à cyanure, dans le temps. Je me souvenais d'une autre
idée que quelqu'un avait eu, dans un autre laboratoire que j'avais fréquenté.
A la recherche de substances lasantes, le directeur avait envisagé de nous
lancer dans l'étude des lasers chimiques, fonctionnant par combustion
d'hydrogène dans du fluor. Ces engins produisent alors des rayonnements
capables de percer l'atmosphère dans un but qu'il est inutile de préciser.
L'ennui est que la réaction produit de l'acide fluorhidrique FH. Il invita
donc un chimiste d'un labo voisin pour lui demander quelles précautions
spéciales on devrait prendre pour manipuler ce dangereux produit, qui
attaquait même le verre. L'autre nous fit un cours sur les propriétés de
l'acide fluorhydrique. Mais, détail que tout le monde remarqua : il lui
manquait une phalange qui avait été brûlée par une simple goutte du
produit...
Les Enfants du Diable 1/j/aa
121
L'atome, ailleurs.
Dans l'avion qui approchait de Paris, en me remémorant toute cette
histoire, cette genèse des armes nucléaires, je pensais à la sous estimation
courante chez des gens non avertis, et en particulier des politiques ou des
militaires, des possibilités de la science Soviétique, et ultérieurement de la
science chinoise, comme si le monstre communiste se devait de rester une
créature brutale et primitive, incapable de réalisations d'envergure.
Je me souvenais de ma première visite à l'Institut Krutchatov 25
( l'Oppenheimer Russe ) dans les années 70. Notre groupe avait été emmené
en car pour visiter les réalisations Soviétiques en matière de
magnétohydrodynamique, de MHD. Nous découvrîmes des installations
importantes, mais d'apparence vétuste. Les halls d'essai étaient mal éclairés,
les vitres à petits carreaux étaient sales et la rouille souvent visible. Mon
jeune collègue Vladimir Golubev, que j'avais connu à Paris, nous guidait à
travers ces locaux selon un dédale de couloirs poussiéreux et d'échelles de
fer branlantes. Les représentants de l'ouest, en particulier les Américains, de
gaussaient ouvertement de cette totale absence de "design" dans les
installations. Je fus intéressé par la soufflerie à ondes de choc construite par
Golubev et qui était la réplique de celle que j'avais construit à l'Institut de
Mécanique des Fluides de Marseille. J'avais donc sous les yeux l'équivalent
exact des recherches que nous menions à l'ouest avec des moyens modestes.
C'était une sorte de canon de six mètres de long truffé de capteurs, de fils et
d'électrodes, destiné à produire des rafales gazeuses de brève durée, à des
températures de dix mille degrés.
A Marseille mon technicien et ami, l'actif Barthélémy, avait eu à cœur
de peindre l'ensemble de belles couleurs orange et blanche ( "sinon, tu
comprends, ça marque mal.." ). L'appareil de Golubev était grossièrement
barbouillé d'une peinture grise de mauvaise qualité, dont on voyait les traits
de pinceau. Dans un coin se trouvaient les oscilloscopes permettant
d'enregistrer les paramètres électromagnétiques pendant les essais.
Extérieurement ils ressemblaient aux téléphones de campagne utilisés
pendant la guerre. Les boutons étaient en bakélite marron et les châssis, de
couleur kaki, étaient peints à la main. Mais, renseignements pris, ils avaient
exactement les mêmes performances que les superbes et coûteux Tektronix
flambant neuf qui ornaient mon laboratoire. Leur "temps de montée", leur
caractéristique essentielle, était même bien inférieur.
Dans les expériences que nous menions nous avions eu à réaliser des
bobinages, des solénoïdes, dans lesquels passaient des courants de plus de
cinquante mille ampères. On sait qu'un solénoïde réagit à son propre champ
25 Kurtchatov géra, pour les soviétiques, le développement de la bombe A.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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magnétique, ce qui tend à écarter leurs spires et à les faire éclater. Au début
nos solénoïdes explosèrent et nous dûmes les renforcer à l'aide d'un
volumineux habillage fait de fibre de verre et de résine expoxy. A de tels
niveaux de courant ces bobinages de cuivre rouge n'avaient pas une
résistance mécanique propre suffisante pour résister à l'éclatement. Je
remarquais que Golubev utilisait des solénoïdes non renforcés.
- Tu travailles avec les mêmes champs magnétiques que moi. Comment
fais-tu pour que tes bobines ne t'éclatent pas à la figure à chaque essai ? Je
ne comprends pas.
Vladimir sourit malicieusement et désigna une machine qui semblait
sortir tout droit du musée des Arts et Métiers.
- J'ai récupéré cet appareil qui permettait jadis de tendre les câbles et je
l'utilise pour étirer mon ruban de cuivre avant de le bobiner. Tu sais que le
courant ne passe que pendant un temps très bref, de l'ordre de quelques
millièmes de seconde. Ainsi ce qui tend à briser les bobines n'est pas une
force constante, mais une impulsion de brève durée. Quand on étire le
cuivre au delà de sa limite d'élasticité, ça le "recuit".
- Oui, mais cela diminue sa solidité, non ?
- Vis à vis d'une force constante, oui. Mais en changeant ainsi sa
structure microscopique on le rend du même coup moins "fragile". Le
cuivre recuit est bien sûr moins résistant quand on le soumet à une force
constante, mais il résiste mieux aux chocs.
C'était extrêmement astucieux et j'en pris bonne note. En même temps
j'essayais d'attirer l'attention d'un collègue Allemand sur cette ingénieuse et
économique solution. Mais il ne me crut pas un instant lorsque je lui
déclarais que cet antique bloc de rouille servant à étirer le cuivre était la
partie la plus intéressante de tout le dispositif. Il est vrai que les laboratoires
Allemands, comme ceux de Gärching, étaient remarquablement luxueux et
propres. Dans ces locaux on aurait pu, comme disait ma mère "manger par
terre".
On se souvient des dispositifs évoqués par Gérald Yonas à Sandia et qui
se référaient à des expériences menées dans les années cinquante par
Andréi Sakharov. Nul doute que ces montages devaient avoir un air de
famille avec le capharnaüm de mon ami Golubev.
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123
Dans l'immense palais de la science Soviétique où se tenait le colloque,
et qui ressemblait à une sorte de hideux gâteau d'anniversaire marron, les
ascenseurs tombaient en panne, les écouteurs dans les salles de conférence
grésillaient, mais cela n'était qu'une apparence trompeuse, une sorte de
camouflage naturel de l'excellence de la recherche Soviétique, renforcé par
la tendance naturelles des occidentaux à prendre leurs désirs pour des
réalités.
Des années plus tard je visitais à Moscou l'immense hall où étaient
présentées les réalisations du régime en matière spatiale. Ce fut pour moi
un véritable choc et je ne pus m'empêcher de manifester une irrépressible
hilarité. devant moi, sur une table, se trouvait l'une des premières sondes
spatiales envoyée en haute altitude. Les appareillages électroniques, à base
d'antiques tubes à vide, étaient abrités sous un capotage d'aluminium.
L'ouvrier qui avait façonné cette coiffe à partir d'une mince tôle plane avait
visiblement eu des problèmes. Il avait su créer une forme à peu près
sphérique, mais le périmètre de cette coupole était apparu, l'opération
terminée, supérieur à celui du support (en bois) des instruments, sur lequel
elle était censée s'adapter. Plutôt que de refaire la pièce il avait préféré
contraindre cette coiffe à s'adapter en disposant des vis en dépit du bon sens
et en créant d'affreux plis. Précisons qu'il ne s'agissait pas d'une maquette
mais d'un authentique modèle de vol.
Un peu plus loin trônait la célèbre capsule de Gagarine. Un mannequin
de plastique avait pris sa place, revêtu d'une combinaison de vol en mauvais
nylon orange. Il portait des brodequins à lacets et l'aménagement intérieur
général était des plus rustiques. Fixé à la paroi, je remarquais un meuble en
contre-plaqué muni d'un tiroir et grossièrement peint au vernis. Mais ce qui
m'amusa le plus fut le rideau destiné à masquer la fenêtre et qui n'était
qu'un simple bout de tissu imprimé, acheté sans doute au Goum ( le célèbre
supermarché de Moscou ) et enfilé sur deux tringles à l'aide de deux ourlets
passablement effilochés.
Dans le parc le visiteur peut toujours voir la célèbre fusée de Korolev,
Semiorka, dressée vers le ciel. Elle est fixée, comme au temps des premiers
vols, sur un wagon de chemin de fer standard aux lourdes roues d'acier. On
sait qu'après la guerre les Américains avaient lancé des études sur des
moteurs fusées géants F1 qui équipèrent plus tard l'immense fusée Saturn
des vols lunaires. Ceux-ci posaient de terribles problèmes d'homogénéité de
combustion et possédait des "divergents" assez vastes pour contenir une
automobile. Il fallut de longues années pour les mettre laborieusement au
point. A l'époque les Soviétiques avaient développé des moteurs beaucoup
plus modestes dont les "coquetiers" avaient un diamètre de sortie inférieur
Les Enfants du Diable 1/j/aa
124
au mètre. L'idée géniale de Korolev fut de mettre ensemble vingt éléments
semblables, ce qui stupéfia les occidentaux. Semiorka était ainsi plus trapue
et donc infiniment moins sensible aux dangereuses vibrations transversales
au moment du lancé. Mais ces moteurs d'apparence rustique avaient aussi
une "impulsion spécifique", c'est à dire une vitesse d'éjection des gaz, bien
supérieure aux modèles occidentaux.
Dans la stratégie Soviétique on retrouve toujours cette constante : se
débrouiller avec les moyens du bord. Ils sont habitués depuis toujours à une
certaine pénurie technique, à la différence des Américains, qu'il doivent
donc compenser en recourant plus intensivement à leur imagination. Et les
Russes sont un peuple fantastiquement imaginatif. Derrière chaque
scientifique il y a toujours le moujik astucieux, habitué à improviser.
Je regardais de plus près les moteurs de la fusée de Korolev. Les
divergents des tuyères étaient de simples tôles d'inox roulées et soudées
selon un cône, ce qui n'est pourtant pas l'optimum en matière de rendement
propulsif. Je constatais que le cordon de soudure n'avait même pas été
surfacé et poli, ce qui devait créer une turbulence locale. Mais, au fond,
n‘était-ce pas mieux ainsi ? En polissant le cordon de soudure, en
améliorant l‘écoulement interne dans la tuyère, les ingénieurs l'auraient
fragilisée.
Une critique classique, en occident, concernant la technoscience Russe,
et avec laquelle on nous rabat les oreilles, concerne cette fiabilité dont les
Américains sont si fiers. Mais la brave Semiorka, loin d'être déclassée après
plus de trente années de bons et loyaux services, continue inlassablement
de mettre ses charges sur orbite, tel un camion de l'espace, alors que, sauf
erreur, les Américains semblent avoir quelques problèmes en la matière...
Même sous estimation constante en matière d'aéronautique. Là encore,
périodiquement, les Américains connaissent des réveils pénibles, puis se
rendorment, rassurés d'avoir découvert quelque faille dans les appareils
Russes. Ainsi en 1970 les Soviétiques mirent-ils en service un lourd
intercepteur tout temps, le MIG-25 Foxbat, qui à l'époque pulvérisa tous les
records d'altitude, de vitesse ascensionnelle et de vitesse tout court. Cette
machine aux formes très épurées atteignait.. 3380 kilomètres à l'heure, ce
qui lui permit de survoler Israël en 1971 sans être le moins du monde
inquiété par la chasse ou par les missiles. Les spécialistes de l'OTAN
reconnurent là le meilleur intercepteur du monde, mais ils se rassurèrent
après avoir constaté que l'électronique de l'appareil, livré au Japon en 1976
par le pilote Bélenko, était basée sur des tubes à vide et non des transistors.
Mais dix ans plus tard les Américains réalisèrent que ceci rendait l'appareil
Les Enfants du Diable 1/j/aa
125
insensible au puissant effet électromagnétique (electromagnetic pulse ou
EMP), du à l'explosion de bombes H en haute altitude..
Comme me disait un jour un ingénieur à Moscou :
- C'est rustique, c'est lourd, mais ça marche..
Dans les jours qui suivirent, dans le Tupolev qui me ramenait de Moscou,
mon attention fut attirée par la béance du revêtement de plastique entourant
un des hublots de l'appareil. Ayant été ingénieur de l'aéronautique je savais
que les avions de ligne étaient soumis à des révisions périodiques dont
certaines impliquaient un déshabillage complet de la cabine. Cet appareil,
d'un modèle assez ancien, avait sans doute subi cet examen approfondi,
mais l'ouvrier qui avait remonté cet encadrement de hublot avait eu des
difficultés. A l'endroit où le plastique était décollé il n'avait pas pu reposer
de rivet car les trous n'étaient plus en face. Il avait alors bravement tortillé
un bout de fil de fer à la pince et recouvert le tout. Ma foi, une solution en
vaut une autre..
Les Chinois sont comme les Russes. Je me souvenais d'un colloque de
MHD qui s'était tenu à Boston, au célèbre Massachusset Institute of
Technology. Pour la première fois les Chinois avaient souhaité participer à
ce genre de réunion internationale et étaient arrivés, flottant dans des
costumes gris identiques, valise en carton à la main. Je tombais à l'aéroport
sur un de ces spécialistes Chinois, qui n'était jamais sorti de son pays, et qui
manque de se faire écraser en contemplant les buildings qui l'entouraient.
Lors de la conférence, les Américains ( et les Russes !) découvrirent avec
stupeur que la Chine menait depuis dix ans un effort très soutenu dans ce
domaine. Ils avaient suivi la même démarche, construit des bancs d'essai
aux performances comparables et couvraient tous les aspects du problème.
Lors de la conférence le porte parole de la délégation Chinoise présenta
des diapositives. L'installation MHD principale, située près de Nankin,
ressemblait à une usine de ciment. Toits de tôle ondulée, fenêtres à petits
carreaux très dix-neuvième siècle, murs de parpaings.
A côté de moi un spécialiste Américain éructait :
- Bon sang, nous avons des satellites d'observation qui quadrillent toute
la planète et nous n'avons pas été fichus de déceler leur activité en MHD.
C'est incroyable, non ?
En fait, les satellites Américains, comme les plus belles filles du monde,
ne peuvent pas donner plus que ce qu'elles voient. Quant aux spécialistes
Américains, penchés sur leurs clichés, ils cherchent à longueur d'année des
Les Enfants du Diable 1/j/aa
126
installations semblables à ce qu'on trouve en occident. Tout le monde sait
qu'un laboratoire de pointe est avant tout une suite de bâtiments aux formes
géométriques très dépouillées, associée à un immense parking automobile.
En Chine, seul le nombre de bicyclette constitue une indication fiable. Ceci
dit les Chinois ont quand même réussi à posséder les bombes A et H
relativement rapidement, puis à se doter des vecteurs ad hoc ( dont la
célèbre fusée "longue marche" ). Ils excellent également dans le domaine
des lasers et possèdent une équipe de physiciens théoriciens de tout premier
plan.
En 1945 Groves, sous-estimant totalement l'aptitude des Russes à entrer
dans le jeu nucléaire, pensait que les Soviétiques mettraient au moins
soixante années pour fabriquer leur première bombe atomique. Pourtant
une rapide enquête aurait pu l'éclairer aisément.
Dès que fut connue en 1939 la possibilité d'extraire de l'énergie à partir
de l'uranium les Soviétiques s'attaquèrent au problème avec la même
attention que leurs collègues occidentaux. Kurtchatov, qui allait devenir
l'Oppenheimer Russe, donnait la même année une explication théorique
mentionnant la possibilité d'une réaction en chaîne. En Avril 1940
l'Académie des Sciences de Moscou annonçait dans son bulletin mensuel la
création d'un "comité pour l'uranium", dans lequel se trouvaient des
scientifiques de premier plan comme Flerov et Petrschak, qui avaient en
fait découvert les premiers, lors d'expériences menées dans un couloir
désaffecté du métro de la capitale, la fission spontanée de cet élément.
Dans le numéro de noël 1940 le journal Isvestia consacrait une page à la
question de l'uranium 235 dans lequel on pouvait lire : " L'humanité va
découvrir une nouvelle source d'énergie qui dépassera des millions de fois
toutes les possibilités antérieures. Le pouvoir de l'homme va entrer dans
une ère nouvelle".
En octobre 1941, Piotr Kapitza, bien connu pour ses travaux sur les
champs magnétiques ultra-forts, donnait une interview qui fut reprise par de
nombreux quotidiens et où il disait :
- Selon les calculs théoriques il est possible d'envisager une bombe
atomique dont la puissance permettrait de détruire d'un coup une ville d'un
million d'habitants.
L'annonce des explosions d'Hiroshima et de Nagasaki ne fut donc pas
une surprise pour les Soviétiques, qui avaient d'ailleurs été informés des
développements du projet Mannathan par l'espion Klaus Fuchs, qui fut
démasqué et arrêté en 1950. Dès 1943 ils avaient lancé leur propre
programme de construction d'engins nucléaires. En fait, s'il y eut
effectivement, à l'ouest comme à l'est, des mouvements, tendant au
contrôle planétaire du nucléaire à travers un organisme international, ils ne
Les Enfants du Diable 1/j/aa
127
furent le fait que de groupes de savants. Les gouvernements et les étatsmajors
des deux blocs ne l'entendaient pas du tout ce cette oreille et se
lancèrent sans un battement de cil dans la course aux armements.
Le public était remarquablement à côté du problème, contrairement à ce
que prévoyait le rapport Franck. En 1946 eut lieu l'essai nucléaire sousmarin,
près de l'atoll de Bikini, qui permettait à la Navy de prendre sa
revanche sur l'armée de terre, maître d'œuvre des premiers engins.
On se demanda à l'époque si, en portant l'eau des océans à une
température aussi élevée, on ne risquait pas de provoquer une cascade de
réactions incontrôlables dans ce nouveau milieu. Cela valait d'être examiné
et la Navy confia à un atomiste, le professeur Breit, le soin d'examiner ce
détail. Sollicité par ce "délicat problème de physique" il accepta de se
détourner un moment de ses recherches pour effectuer un savant calcul et
donner un avis d'expert. Mais il rassura ces marins.
- Aucun risque, vous pouvez y aller sans arrière pensées.
La bombe de Bikini produisit un magnifique champignon de vapeur
d'eau du plus bel effet.
L'effet "Cassandre".
Loin des champs de bataille l'arme nucléaire devint simplement un
symbole de la puissance Américaine et le monstre se banalisa. Quarante
années plus tard le nom du lieu est encore célèbre et connu de tous, à la
différence qu'il désigne un maillot de bain particulièrement sexy, qui figure
d'ailleurs, signe des temps, sous cette dénomination dans le petit Larousse.
Me mot atomique quitta vite toute connotation négative pour devenir
synonyme de force et de modernité. L'arme atomique était au fond
semblable à un dragon qui aurait dormi pendant des millénaires qui, à
Hiroshima, avait démontré sa férocité implacable. Loin des hommes, il
semblait "domestiqué", synonyme de protection et de sécurité. Tout le
drame est dans cette fabuleuse inconscience. Les hommes croient
naïvement qu'ils peuvent décider de leur destin, alors qu'en fait ils ne sont
que des pions prisonniers d'un jeu qui les dépasse et dont ils ignorent les
règles.
Que devenait Einstein, le "père" de l'énergie atomique, dans tout cela ? Il
avait créé "l'Emergency Comity of Atomic Scientists" qui était un groupe
de savants éminents s'étant donnée pour tâche d'instruire le public sur le
danger nucléaire. Mais, en 1947, lors d‘une interview donnée à un organe
de presse étranger, Einstein avouait sa déception et son découragement :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
128
- Le public a été éclairé sur les dangers de la guerre atomique, mais il
n‘a rien entrepris pour les combattre, il a même fait tout son possible
pour écarter cet avertissement de son esprit.
Einstein découvrait "l'effet Cassandre".
En cette époque d'immédiat après guerre, Oppie n'était déjà plus un
savant comme les autres. La mutation s'est opérée. Il représentait un état de
transition entre l'homme de science tel qu'il apparaissait à Göttingen avant
la guerre et le "politique", futur gestionnaire du savoir scientifique et
technique. Toute l'ambivalence de son personnage se manifestait
maintenant. Intellectuel conscient, penseur, il était aussi l'homme du
pouvoir, prenant plaisir à désigner les hommes politiques en vue, qui le
consultaient sans cesse, par leurs prénoms. Oppenheimer profitait
également à fond de sa notoriété. L'une de ses secrétaires avait par exemple
pour unique tâche de collecter et de classer tous les articles et coupures de
presse le concernant.
Pourtant il décida soudain de quitter la direction du centre de Los
Alamos pour retourner enseigner à Berkeley.
- Je ne comprends pas, lui dit Edward Teller. Il y a trois mois vous disiez
qu'il était essentiel de poursuivre l'effort entrepris à Los Alamos, et voilà
que vous quittez le navire..
L'armée prend le pouvoir dans les sciences.
Groves était également assez contrarié. Mais les choses tournèrent
finalement bien pour les militaires parce qu'ils surent exploiter la situation
avec intelligence. Après l'échec du May-Johnson Bill ils réussirent à
transformer leur essai en emprisonnant les scientifiques dans leurs filets.
Les uns furent contraints, quand cela était possible, de collaborer, sous
peine de devoir abandonner leur profession. Aux autres ils dirent :
- Nous sommes prêts à maintenir vos subventions. Vous n'aurez pas à
fermer un seul de vos laboratoires, ni à congédier votre personnel. Nous ne
vous demandons même pas de travailler à des interventions que nous
puissions utiliser immédiatement. Vous pourrez poursuivre vos recherches
fondamentales. Nous avons intérêt à voir se développer une activité
scientifique florissante. Au siècle où nous vivons, la force d'une nation ne
se mesure pas seulement à ses arsenaux, mais à ses laboratoires. Poursuivez
tranquillement votre mission pacifique.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
129
Tout cela était fort habile et fonctionna parfaitement en instaurant une
situation de totale dépendance. La recherche militaire avait maintenant
besoin d'un vaste ensemble d'études diversifiées et il était facile aux
chercheurs de se concentrer sur leurs recherches sans envisager l'ensemble
du problème et sa véritable finalité. Une attitude classique consistait en une
simple abdication de toute responsabilité :
- Je n'ai pas d'inquiétude. Le gouvernement prendra ses précautions. Et
pourquoi me tourmenterais-je d'une choses à laquelle je ne peux rien ?
Mais par dessus tout les militaires jouaient sur la fascination de la
recherche sur les chercheurs. L'un des artisans de la bombe d'Hiroshima
résumait cela en disant :
- Je redoutais l'emploi de cette nouvelle bombe. J'espérais qu'on ne
l'utiliserait pas et je tremblais à la pensée des dégâts qu'elle pourrait causer.
Et pourtant, en toute sincérité, je brûlais de savoir si elle justifierait les
espoirs qu'on avait mis en elle, en un mot si elle "fonctionnerait". Pensées
effrayantes, je l'avoue, mais irrésistibles.
Oppenheimer avait été le premier à imaginer, avant même que l'on ait
songé à construire la bombe A, que celle-ci puisse être utilisée comme
détonateur pour des réactions de fusion. A la différence des armes à fission,
dont la puissance était limitée par la finitude de la masse critique, la bombe
à fusion, surnommée "Super" par les atomistes, était un open ended weapon,
une arme sans limite, qui pouvait être facilement mille fois plus puissante
que la bombe A.
La bombe H fut pour Edward Teller ce que la bombe A avait été pour
Oppie. Comme Oppenheimer Teller rêvait d'attacher son nom à une
réalisation d'envergure et se fit immédiatement le champion de ce nouveau
projet qu'il appelait affectueusement "my baby", mon bébé.
Après le départ d'Oppenheimer de Los Alamos, Teller prit de plus en
plus de pouvoir dans la mesa. Jamais, dans l'après guerre, celui qui avait
signé la première lettre de Slizard en 1939, visant à stopper les recherches
sur la fission, ne cessa de militer pour le développement des armes
nucléaires de tous ordres. Lorsqu'on lui proposa un accroissement de ses
responsabilités dans les projets nucléaires, il répondit :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
130
- OK, mais sous deux conditions. Ou on développe intensivement le
projet de bombe à fusion, ou on me garantit un minimum de douze
essais de bombes A par an.
Teller est finalement l'inventeur de la thèse de la dissuasion. Il fut le
premier à dire que si on créait des bombes monstrueuses cela empêcherait
leur utilisation.
Le présent lui pour le moment donne raison, mais cela durera-t-il
éternellement ? En poussant plus loin des raisonnements de ce type ne
pourrait-on pas dire par exemple que plus une nation est petite et plus elle a
a priori d'ennemis potentiels ? En conséquence les pays qui devraient
disposer du plus fort stock d'armement devraient ainsi être le Lichtenstein
et la république de San Marin.
Mais le 23 septembre 1949 le président Truman annonçait dans un bref
communiqué qu'une explosion atomique avait eu lieu en union Soviétique.
Ceci engendra une flambée d'inquiétude dans les milieux scientifiques
Américains. L'histoire ne se répète jamais, elle bégaye, c'est bien connu.
L'Amérique se retrouva en ce début des années cinquante dans la même
situation où elle s'était trouvée dix ans plus tôt lorsqu'elle craignait que
l'Allemagne nazie ne fut sur le chemin de la bombe A.
Hans Bethe, chef de service de Teller à Los Alamos, pendant le "projet",
qui avait le premier découvert que le soleil n'était qu'un immense réacteur
tirant son énergie de la fusion thermonucléaire, joua cette fois le rôle de
Slizard. Devenu momentanément le chef de la lutte contre la construction
de la bombe H, il écrivit :
- Il serait presque impossible aujourd'hui d'effacer la bombe atomique de
notre programme d'armement, car la plupart de nos plans stratégiques
reposent sur elle. Je ne voudrais pas voir la même chose se produire avec la
bombe H".
Oppenheimer refusa en octobre 1949 de collaborer à la bombe à
hydrogène. Mais par la suite, Bethe et un groupe de savants adoptèrent vis
à vis du projet d'engin thermonucléaire une position différente. Ils
adressèrent au président Truman une lettre disant :
- Nous demandons au gouvernement des Etats-Unis de déclarer
solennellement que nous n'utiliserons jamais cette bombe les premiers. La
seule circonstance susceptible de nous contraindre à l'employer serait que
nous eussions à subir nous même, ou nos alliés, une attaque par la même
bombe. Le seul moyen qui nous permette de justifier la réalisation de la
bombe à hydrogène, c'est d'interdire à jamais son emploi.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
131
Autrement dit : "nous voulons bien construire cette bombe, mais qu'on
nous donne des garanties qu'on ne s'en servira jamais.."
Personne, bien entendu, ne prit cet engagement et Bethe poursuivit une
démarche semblable à celle de Slizard. En se jetant dans son étude il espéra
ainsi découvrir que sa réalisation était impossible. En 1954 il devait écrire :
- Je dois dire que mes soucis profonds ne m'ont jamais quitté. je n'ai pas
encore résolu le problème de ma collaboration à la bombe H et je garde le
sentiment que j'ai agi dans l'erreur. Mais, hélas, j'ai agi ainsi.
En Juin 1950 le déclenchement de la guerre de Corée entraîna une
nouvelle migration patriotique des savants vers les centres de recherche
militaire. Cependant l'opération semblait se heurter à des difficultés
techniques difficiles à surmonter. Les calculs, réalisés à l'aide du premier
ordinateur, l'ENIAC, conçu par Von Neumann, et réalisés par Teller, Fermi
et Feynman montraient que la température atteinte lors de l'explosion d'une
bombe A au voisinage d'un mélange de fusion risquait de ne pas être
suffisante. Un essai réalisé en mai 1950 sur l'atoll d'Eniwetok et baptisé
Greenhouse, c'est à dire la serre, confirma cette impression négative.
L'hydrogène lourd, refroidi à très basse température et mis au contact d'une
charge de fission, ne s'enflamma pas, ce qui mit Teller était au désespoir.
C'est alors qu'Ulam, un jeune collaborateur de Teller, suggéra d'utiliser
une coquille métallique en guise de four pour refocaliser le rayonnement X
émis par la bombe (formule déjà évoquée plus haut). Au même moment, en
union Soviétique, Sakharov et Tamm avaient la même idée. En Juin 1951
cette idée outsider fut débattue devant un groupe de savants à l'Institute for
advanced studies de Princeton. Oppenheimer était de ceux-ci. Un témoin
rapporte que celui-ci partagea l'enthousiasme de ses collègues vis à vis de
l'idée, qu'il qualifia de "technically sweet" ( un vrai plaisir technique ).
Fermi, qui était entre temps sorti de ses états d'âme concernant la Super, se
joignit à cet enthousiasme général.
Il en va ainsi de tous ces savants. Leur conscience morale est bien fragile
dès que se profile une possibilité de réaliser une expérience passionnante
qui balaye tous les scrupules comme des feuilles mortes.
L'étude de la nouvelle bombe se fit à un rythme d'enfer et dans un climat
de passion, aidé par le nouvel ordinateur créé par Von Neumann et baptisé
MANIAC, c'est à dire Mathematical Analyzer Numerical Integrator and
Computer.
Mais Maniac en Anglais veut également dire fou.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
132
Mike.
Teller convainquit les officiels d'implanter ces recherches non à Los
Alamos, mais dans un nouveau sanctuaire le Lawrence Livermore
Laboratory, celui-là même que je venais de visiter huit jours plus tôt.
La bombe, baptisée "Mike", fut construite à Livermore, sous la direction
de Lawrence. Comme d'habitude les Américains donnèrent des tas de
surnoms à ses différents composants. Ainsi l'enveloppe protectrice qui
l'abritait fut-elle baptisée la "Kaaba", nom de l'édifice qui contient la pierre
sacrée de l'Islam.
Elle fut mise à feu le premier novembre 1952 sur l'île d'Elugelab, dans
l'atoll d'Eniwetok. Les spectateurs durent cette fois s'éloigner à soixante dix
kilomètres de là. La puissance fut de trois mégatonnes, bien plus que ce que
MANIAC avait prévu. Elle créa un cratère de deux kilomètres de diamètre
et de soixante mètres de profondeur. Quand le champignon de sept
kilomètres de diamètre se fut dissipé on constata que l'îlot avait tout
simplement disparu et qu'il allait désormais falloir modifier la carte de la
région.
Teller n'assista pas au tir, ou plutôt il le suivit à des milliers de kilomètres
de là, penché sur un sismographe ultra sensible de l'université de Berkeley,
ce qui démontra que l'ont pouvait parfaitement détecter tous les tirs de
produisant n'importe où dans le monde, au ras du sol, à l'aide de cet
appareil, et même d'évaluer leur puissance. Voici comment il raconta luimême
l'expérience telle qu'il la vécut :
- Le moment prévu pour le "shoot" était venu. Il ne se passa rien et rien
ne pouvait se passer en vérité. Il fallu attendre un quart d'heure environ
pour que le choc produit au fond du bassin du pacifique atteigne la côté
californienne. Je brûlais d'impatience. Toutes les minutes le sismographe
enregistreur avait une nette vibration qui servait à marquer le temps. Puis
vint le signal auquel devait succéder le choc de l'explosion. Il me semblait
effectivement que le moment était venu : le point lumineux menait une
danse effrénée et irrégulière. Peut-être était-ce le mouvement du crayon que
je tenais à la main comme repère ? J'attendis encore plusieurs minutes pour
être sûr que tous les chocs avaient été enregistrés. Ensuite on enleva le film
pour le développer. J'étais presque convaincu d'avoir été l'objet d'une
illusion. Ce que j'avais vu n'était peut-être que le mouvement de ma propre
main et non le signal de l'explosion de la bombe à hydrogène ? Puis la
Les Enfants du Diable 1/j/aa
133
trace apparut sur la plaque photographique. Elle était claire et grande et on
ne pouvait s'y tromper. "Mike" avait réussi et j'étais fou de joie.
Très satisfaits de ce premier essai de leur bombe à hydrogène lourd les
Américains envisagèrent de passer à des systèmes opérationnels. En effet,
pour se présenter dans un état suffisamment dense le deutérium et le tritium
de la charge devaient se présenter sous forme liquide, donc être refroidis à
très basse température, ce qui avait fait surnommer ce premier engin, de
soixante tonnes, le frigidaire. Il était donc exclu de charger à bord d'avions,
et a fortiori de missiles, des bombes à deutérium-tritium. La suite logique
était de passer à un mélange de deux hydrures de Lithium, permettant de
fixer les deux isotopes de l'hydrogène lourd sous forme solide : le deutérure
de Lithium et le Tritiure de Lithium, combinaisons chimiques de 6Li et de
2H ou de 3H ( voir annexe 2 ). Le choix de l'hydrogène lourd avait été dicté
par le fait que la température de réaction nucléaire produisant un noyau
d'hélium et un neutron était la plus basse possible.
Mais le 8 août 1953 les Russes coiffèrent les Américains au poteau en
faisant exploser une bombe à fusion utilisant directement l'hydrure de
lithium, calculée par Sakharov et Tamm sans ordinateur ! Ceci mit cette
fois les scientifiques Américains en état de choc. Que les Russes arrivent à
rattraper les Américains en peu d'années était déja inquiétant, mais qu'ils les
dépassâssent était inadmissible. A Livermore et à Sandia on força les feux.
Les Américains possédaient bien sûr des bombardiers à réaction capable
d'apporter des charges nucléaires en territoire Soviétique mais l'intégration
finale dans un système d'armes passait par le missile intercontinental,
inventé par le physicien nazi Von Braun qui travaillait maintenant aux
Etats-Unis. Ici se situe un épisode assez morbide et fascinant à la fois.
Ces missiles étaient guidés par des centrales à inertie comme on en
trouve maintenant dans tous les longs courriers ( le Boeing 474 en possède
deux ). A l'époque ces premières centrales inertielles, relativement rustiques,
assuraient aux engins, en fin de course balistique, une précision de un pour
cent, ce qui faisait cent kilomètres à dix mille kilomètres. Pour créer des
dommages suffisants à une telle distance il fallait donc envisager des
bombes qui soient de véritables monstres, la puissance compensant
l'imprécision de l'impact.
Les bombes à fusion avaient aussi des inconvénients : elles étaient trop
propres. Les bombes au bore hydrogène par exemple ne produisaient que
des noyaux d'hélium, même pas de neutrons, ou si peu. Elles n'agissaient
donc principalement que par les effets thermiques et par le souffle. Que la
bombe tombe au creux d'une vallée faisant écran, ou qu'une couverture
Les Enfants du Diable 1/j/aa
134
nuageuse absorbe la chaleur et ces effets pouvaient être complètement
annihilés. L'idée de voir l'arme tributaire de conditions météorologiques
était terriblement vexante.
A l'époque Von Neumann se mourrait d'un cancer incurable dans un
hôpital, mais, du fond de son lit de douleur, entouré d'une forêt de tuyaux
assurant momentanément sa survie, il continuait à réfléchir au problème.
Soudain la solution lui apparut et il appela au plus vite ses chers
collaborateurs de toujours, Teller, Fermi et tous les autres et leur dit :
- J'ai trouvé la solution. Une bombe A sert de détonateur pour une charge
par exemple à l'hydrure de lithium. Mais au lieu de mettre un réflecteur
d'uranium appauvri U238 relativement mince il faut au contraire épaissir
cette enveloppe. Ainsi les neutrons de fusion émis entraînera sa
transmutation en plutonium Pu239 qui fissionnera immédiatement. Comme
l'uranium 238 est non fissible, on peut en mettre autant qu'on en veut et on
obtient ainsi une super bombe à fission, productrice d'une quantité
absolument phénoménale de déchets mortels. Comme ça, si la bombe
n'atteint pas exactement son but, ou si la météo n'est pas bonne ce jour là,
ça n'est pas grave, car ces retombées couvriront, j'ai fait le calcul, un bon
millier de kilomètres carrés.
Cette idée était celle d'une bombe à trois étages fission-fusion-fission
( bombe "FFF" ). On notera au passage que cette transformation de
l'uranium 238 en plutonium 239 est réalisée dans ce qu'on appelle les
"breeders" ous surgénérateurs à neutrons rapides. Ce système permet, à
partir d'un produit fissile de base comme l'uranium 235 de fabriquer de très
grandes quantités de Pu 239 , fissile, mais n'existant pas dans la nature à
cause de sa "période" trop faible. Tous les pays qui optèrent ensuite pour
cette filière, soi-disant pour des raisons énergétiques, le firent en vérité pour
obtenir un matériau de construction de bombes plus facile qu'en "distillant"
l'uranium naturel par séparation isotopique, lequel contient 98 % d'u238 et
seulement 2% d'u235 ( le seul qui soit fissile ).
Comme l'idée d'Ulam, cette nouvelle suggestion géniale de Von
Neumann enthousiasma les savants et on le remercia chaudement d'avoir
laissé à l'humanité une telle chose, juste avant son passage dans l'au-delà.
Cette bombe, d'une puissance de 22 mégatonnes, fut essayée le premier
mars 1954. Mais, ce jour là, un vent marin soufflait. Un navire de pêche
Japonais, le Dragon du Bonheur numéro cinq, croisait à quelques deux cent
kilomètres de l'explosion, c'est à dire bien au delà du "périmètre de
sécurité" fixé par les autorités Américaines. Quelques heures après une
sorte de neige sale tomba sur le pont du bateau et les marins, intrigués,
s'employèrent à la rejeter à la mer à mains nues. Deux semaines plus tard ils
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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abordaient dans le port de Yaizu, atteint d'un mal qu'ils ne comprirent pas.
L'un des membres de l'équipage, le radiotélégraphiste Kuboyama, mourut
quelques mois plus tard. Tous ses compagnons depuis cette date, achèvent
de pourrir dans des hôpitaux Japonais, étant rapidement devenus de
véritables épaves humaines.
L'affaire inquiéta les occidentaux. On savait que les jet streams de la
haute atmosphère pouvaient entraîner des poussières à de très grandes
distances, et même à l'autre bout de la Terre. Que ces retombées tuent
quelques jaunes, passe encore, mais qu'elles aillent altérer la santé de
citoyens Américains, voilà qui n'était plus admissible.
Cette affaire se situa au moment où le chef d'Etat-Major Général des
armées Américaines, l'Amiral Radford, venait de proposer au haut
commandement une participation Américaine à la guerre du Vietnàm,où les
Français semblaient en bien mauvaise posture, leurs troupes étant
encerclées à Dien Bien Phu, à travers un bombardement par quelques
bombes "tactiques".
Le projet fut abandonné, d'autant plus que l'on commençait à retrouver
du strontium radioactif, générateur de cancers, dans les huiles de graissage
d'avions indiens et dans les champs Australiens.
Comme dans l'affaire de Tchernobyl les militaires Américains se
dépêchèrent de publier des communiqués rassurants. L'amiral Strauss,
responsable de ces essais dans le Pacifique, envoya des experts aux quatre
coins de la planète faire des prélèvements sur les quantités de radioéléments
émis par les bombes fixés par les plantes et les hommes. Cette commission
d'enquête portait le nom poétique de Sunshine26, c'est à dire rayon de soleil.
La commission rendit heureusement des conclusions très optimistes et les
experts affirmèrent que ces retombées à très grande distance restaient très
en dessous du seuil supportable par tout un chacun. Mais le célèbre
biologiste Sturtevant répliqua sèchement :
- On est inévitablement amené à conclure que les bombes déjà éclatées
auront un jour pour résultat la naissance d'un grand nombre d'individus
anormaux. Je regrette qu'un fonctionnaire aussi haut placé puisse affirmer
que des petites doses de radiations ne comportent pas de risque biologique.
Un autre biologiste, qui refusa de signer sa déclaration par peur d'être
révoqué, montra que si on continuait les essais à ce rythme, dans dix ans la
dose de radiostrontium par habitant serait sur l'ensemble de la Terre
supérieure au seuil reconnu comme dangereux.
Ces déclarations mirent Teller en rage, lui qui était partisan de poursuivre
les essais quelles qu'en puissent être les conséquences. La planète avait
trouvé son Folamour.
26 Eclat du soleil.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Les scientifiques étaient décidément bien indisciplinés. Il était temps
d'effectuer un rappel à l'ordre. Oppenheimer était une cible idéale. Objet de
vives jalousies, il allait de ville en ville en laissant un sillage sémillant.
Pendant qu'il utilisait son éloquence légendaire et son charme à son profit,
le contrôle et l'élaboration des armes nucléaires lui échappait de plus en
plus. Autour de Teller, l'inconditionnel, s'était formé un noyau dur qui ne
demandait qu'à prendre le pouvoir.
Oppenheimer se rendit en Europe durant l'été 1953 et il ne manqua pas
d'aller rendre visite à son vieil ami Chevalier qui, ne parvenant plus à
trouver de travail aux USA, avait du quitter le pays.
En France ses difficultés avaient d'ailleurs continué, par exemple à
travers les tracasseries que lui faisait l'ambassade Américaine pour
prolonger son visa, attitude qu'il ne comprenait absolument pas. Ironie du
sort, dans ces situations, c'est vers Oppenheimer qu'il se tournait, en lui
demandant d'intervenir. Oppie promettait de faire quelque chose, mais bien
sûr ne faisait rien, ce qui ne l'empêcha pas cet été là d'aller loger dans
l'appartement du couple Chevalier, sur la butte Montmartre, où il fut
accueilli chaleureusement. Certaines personnes ont vraiment les couilles en
acier inoxydable.
Chevalier, exclu de toute activité universitaire, avait trouvé un modeste
emploi de traducteur. Lorsqu'il apprit la venue prochaine de son ami, il
annula sa participation à une conférence en Italie pour pouvoir être le
premier à l'accueillir à sa descente d'avion et ensemble ils sablèrent le
champagne en évoquant le bon vieux temps.
Profitant de cette absence de plusieurs mois les durs restés au pays
préparèrent leur complot. Ils trouvèrent pour ce faire une oreille
complaisante et une aide puissante auprès des services secrets. Pendant la
guerre ce qui allait devenir plus tard la CIA avait pris de plus en plus
d'importance dans la vie Américaine, en particulier après l'affaire de
l'espion Fuchs. Ce scientifique de grande valeur, sous le contrôle constant
du Kremlin, avait en effet pu infiltrer totalement le dispositif Américain
depuis le début du projet Mannathan. Jouant parfaitement son rôle de
"taupe scientifique" il avait participé à des réunions au plus haut niveau
juste avant son arrestation, y compris celles où avaient été définis les
grands traits du projet concernant la bombe à hydrogène.
Malgré sa diplomatie coutumière Oppenheimer restait pour son
entourage quelqu'un de distant et d'insaisissable. On se souvient comment il
avait commencé par refuser de répondre aux premiers interrogatoires de
1943 en accueillant l'enquêteur Pash avec condescendance. Il s'agissait
maintenant pour les politiques et les services secrets, en train de devenir
une puissance à part entière, de casser du scientifique pour intimider tous
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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ces "crackpots", ces "pots fêlés" et leur faire admettre définitivement un
contrôle constant et total de leur vie publique et privée, en obtenant d'eux
un engagement sans faille, épuré de tout état d'âme. L'affaire Oppenheimer
allait permettre de faire un exemple.
Oppie mis sur le banc de touche.
A son retour des Etats-Unis Oppenheimer fut complètement cueilli à
froid par l'attaque lancée contre lui par ses collègues et les services de
renseignements. Il trouva chez lui une lettre qui le stupéfia, comprenant
vingt quatre griefs, et lui enjoignant de démissionner immédiatement de
toute responsabilité officielle pour éviter un scandale. Mais c'eût été
admettre une réelle culpabilité, ce qu'il n'éprouvait nullement, et il refusa.
En attendant le procès, qui dura trois mois, sa "clearance", c'est à dire son
accès aux projets, lui fut retirée.
A cette époque du début de la guerre froide une simple mollesse vis à vis
des projets d'armements était considérée comme suspecte. Les collègues
d'Oppie lui apportèrent cependant leur sympathie, plus par esprit de corps
que par souci de justice. Par ailleurs ce qui arrivait à Oppenheimer pouvait
très bien devenir leur lot, mais beaucoup trouvaient assez singulier qu'un
homme volant habituellement au devant des désirs des militaires et des
politiques et dont la souplesse était légendaire se retrouvât ainsi au banc des
accusés.
On peut voir dans ce procès deux choses. Primo un besoin de
condamnation définitive de toute indépendance des scientifiques vis à vis
du pouvoir militaire et politique, secondo une sorte d'exorcisme
psychodramatique dont la nation Américaine avait besoin, les accusateurs
utilisant Oppie pour se décharger de leur culpabilité inconsciente.
A la surprise générale il ne se défendit pas. Lui qui possédait mieux que
personne le don de la parole se montra maladroit, absent. En repensant à cet
épisode, je me souvenais d'un vieux film Français sorti pendant la guerre et
qui s'intitulait La Main du Diable. Le thème était le suivant : Un certain
nombre de personnages rencontraient, dans leur vie, le diable. Ils avaient
tous des métiers manuels : musicien, chirurgien, peintre, etc..
Le diable leur offrait, en échange de leur âme, une dextérité
extraordinaire, grâce à laquelle ils pouvaient aspirer à de hautes destinées.
Dans cette version moderne de Faust, au dernier moment ils réalisaient leur
dangereuse erreur et, en rompant le contrat, perdaient leur main.
Oppenheimer, lui, avait perdu sa voix.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Il y a toujours un côté acteur chez un scientifique, qui commence sa
carrière sur les planches des estrades des universités. Oppenheimer prit sans
difficulté ce nouveau rôle de martyr qu'on lui imposait et il l'assuma. Il
avait été le messie de l'atome, entouré de ses douze disciples. Maintenant
ceux-ci le trahissaient les uns après les autres, à commencer par Teller à qui
avait donné le rôle de Judas.
Certains témoins appelés à la barre furent également l'objet d'accusations
secondaires. La question unique, lancinante, se résumait à "acceptez-vous,
oui ou non, de continuer à servir votre pays, avez-vous été fidèle au
gouvernement des Etats-Unis ?", ce qui faussait d'entrée le débat. La
question aurait du être "avez-vous été fidèles à l'humanité ?".
La perversion de la science apparaissait chaque jour plus clairement. En
1949 Lawrence avait ainsi tenté d'impliquer un de ses collègues, Conant, un
ancien de Los Alamos, dans un projet de dispersion de poussières
radioactives sur les populations civiles. Saturé, Conant avait répondu :
- Je ne veux plus entendre parler de cette affaire, j'ai fait suffisamment
mon devoir pendant la guerre.
Témoin à charge, Alvarez, l'homme qui avait de ses mains assemblé les
derniers éléments de la bombe d'Hiroshima et pris place dans l'Enola Gay
lors de son macabre voyage, fustigea cette attitude comme étant un "signe
de fatigue, de vieillesse et de décrépitude".
Sur un divan de cuir Oppenheimer avait pris le visage d'un empereur
romain et répondait distraitement aux questions posées. André Malraux, qui
l'avait personnellement connu, ainsi que Chevalier d'ailleurs, réagit parait-il
à la lecture du procès verbal d'audience. Ne comprenant pas son attitude
passive et résignée il se serait exclamé :
- Enfin, qu'attend-t-il pour leur dire "messieurs, la bombe, c'est moi !
En vérité qu'aurait pu faire Oppie ? Ce procès n'était pas celui d'un
homme mais celui d'une société qui se voyait entrer dans un âge angoissant
et redoutable.
Tout le monde avait besoin d'un coupable et le fait que l'accusation soit
parfaitement inconsistante n'avait rien à voir à l'affaire, ce qui rapprochait
ce procès des grands psychodrames Soviétiques ou de procès de sorcellerie
du moyen-âge. Sa simple position d'accusé et son réel passé de
sympathisant communiste le condamnaient pratiquement d'avance. Il
devenait la cible de deux craintes Américaines majeures : celle de l'atome
et celle des Russes. Par ailleurs le projet Mannathan avait été conduit,
orchestré par un homme seul et centré sur un but unique : la construction
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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d'une bombe à fission. Maintenant la recherche à but militaire commençait
à se déployer largement. Le royaume était devenu trop vaste.
Oppenheimer endossa donc ce personnage tragique, faute de pouvoir
faire autrement. Il fut condamné et désormais exclu de tout accès aux
secrets scientifiques. Il ne lui restait plus qu'à prendre son bâton de pèlerin
et à aller de place en place, avec son beau visage émacié, expliquer que lui
et ses pareils "avaient fait le travail du diable" ( Alors qu'on sur plus tard
qu'il avait signé de sa main un papier autorisant que l'on fit des injections
de plutonium à des jeunes recrues Américaines, ce qui le place, sur ce plan,
au niveau du monstre Allemand, le docteur Mengele ).
Mais un de ses anciens étudiants, un scientifique connu, exprimait ainsi
son scepticisme :
- Je crains qu'il ne joue là un nouveau rôle de son grand répertoire. Par la
force des choses il est actuellement le martyr et le saint, mais, vienne
l'occasion, il se remettra à marcher avec Washington !
Oppenheimer mourut d'un cancer à Princeton, (université Américaine qui
vit également les derniers jours d'Einstein), en 1967, au moment du
désengagement Américain au Vietnam, dans une solitude complète. Une de
mes amies, qui était là-bas à cette époque, me raconta qu'on l'y traitait
pratiquement en pestiféré. Singulier destin pour un homme qui avait
sacrifié son âme à son ambition.
En atterrissant à Roissy je tenais à la main le livre d'Emilio Segré, prix
Nobel, ancien de la mesa, que j'avais acheté là-bas. Un des phrase de ce
livre pourra surprendre le lecteur et je ne peux pas m'empêcher de la citer
tant elle est révélatrice de choses totalement ignorées du grand public
"Le laboratoire et la ville de Los Alamos, tels qu'ils étaient pendant la
guerre, n'existent plus. Ils ont été remplacés par une ville plus ou moins
conventionnelle où architectes et urbanistes ont détruit sans pitié la
singulière beauté du site. Los Alamos vit dans la mémoire de bien des
premiers participants comme le souvenir d'une jeunesse unique et d'une
période romantique de leur vie."
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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L'EUROPE HORS DU COUP
Après mon retour en France je passais quelques jours à digérer le
décalage horaire, à flâner et à mettre de l'ordre dans mes notes et dans les
différents documents que j'avais rapportés, puis je m'attaquais à la rédaction
de mon papier. Etant donné le volume des informations collectées ( il y
avait en particulier les premières photos couleur des lasers de Livermore,
cadeau royal de l'attaché de presse du labo ) je jugeais préférable de faire
deux articles et je les présentais à Cousin.
En sortant de l'ascenseur je retrouvais l'ambiance familière de Science et
Vie, ou j'avais depuis 1974 publié de nombreux articles,et sa structure
linéaire étirée tout au long d'un couloir qui débutait à la rédaction et se
terminait dans une salle où les maquettistes composaient les numéros.
Un des premiers bureaux sur la gauche était occupé par un des
journalistes permanents, Renaud de la Taille, descendant d'une grande
famille, et collectionneur d'armes à feu. Je ne m'entendais guère avec lui,
nous étions trop différents. Je me souvenais qu'il avait publié un ou deux
ans plus tôt un article étonnant où une illustration montrait les différents
domaines des sciences comme des îlots autour desquels la mer était en train
de se retirer. Selon l'auteur de l'article ceci signifiait que des ponts
apparaissaient entre les différents domaines des sciences. Il pronostiquait
dans un avenir proche un assèchement total, une unification de l'ensemble
et un complètement final de la connaissance.
Bizarre, en revenant de ce voyage j'avais plutôt l'impression que la mer
était en train de monter. Plus cela allait et moins je comprenais se sens de la
science et le comportement de ceux qui la vivaient.
Cousin lut l'article en chaussant ses petites lunettes pliantes de presbyte,
en écaille.
- Bon, très bien, on va voir tout cela.
Mais les articles furent totalement rewrité par une jeune journaliste
récemment engagée. Visiblement personne ne crut un mot de tout ce que
j'avais raconté. Il en sortit quelque chose d'assez incolore, réduisant les
expériences sur les plasmas aux deux approches à la mode, les laser et les
bouteilles magnétiques. Tout ce qui avait trait aux futures armes à faisceaux
avait sauté. Il n'en restait plus la moindre trace. Les belles photos en
couleur des lasers de Livermore ne furent même pas publiées.
Je n'eus guère l'occasion de protester. Quelques jours plus tard un stupide
accident dans mon laboratoire me mit hors service pour une année.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
141
Il m'était arrivé d'avoir quelques ennuis avec les hautes tensions. La
façon dont nous travaillions, l'encombrement du labo exigu et la vétusté de
machines hors d'âge constituaient un risque permanent. Je me souvenais
d'un jour où, ayant pris une sérieuse décharge dans la main gauche, j'avais
contemplé mon pouce orné d'un trou noirâtre par lequel s'échappait une
légère fumée. Une autre fois mon ami Maurice avait ramassé une bonne
secousse de cinq mille volts qui l'avait laissé le cul par terre, hébété pendant
plusieurs minutes.
Mais jamais je n'aurais pu imaginer qu'un lourd bobinage d'un quart de
tonne, brisant son élingue, ait pu choir un jour en me brisant les reins.
C'était pourtant ce qui était arrivé et cet incident me transforma en être
horizontal pendant de longs mois, puis en individu mi-homme, mi-triton,
passant la moitié de ses journées dans les piscines. Avec le temps qui
passait je finissais par observer avec attention mon épiderme, m'attendant à
y voir apparaître des écailles.
Je passais évidement de bien mauvais moments après cet accident27. On
imagine mal comme le monde se rétrécit quand on est cloué sur un lit. D'un
naturel assez remuant, je ne pouvais ni bouger ni m'asseoir et les être
humains étaient devenus pour moi "perpendiculaires". Le plafond était
comme un mur, que je contemplais jour après jour. A cette époque
heureusement naissaient les premières calculatrices programmables. On
m'en offrit une et je pus ainsi m'évader en travaillant du fond de mon lit.
Quand je me mis à remarcher de nouveau, je me souviens que j'avais le
vertige d'être "si haut". Maintenant tout cela n'est plus qu'un vilain souvenir,
une de ces tuiles qui vous tombent dessus sans crier gare une fois dans
votre vie. Bien sûr je dus abandonner à regret les virées en Land Rover au
Kenya et le parachutisme à ouverture retardée. Par ailleurs, ne pouvant
absolument plus mener cette existence de garçon de café, sans cesse debout,
qu'est le travail d'expérimentateur, je devins de plus en plus théoricien. Au
fond, j'avais de la chance, les nouveaux ordinateurs arrivaient en vagues et
permettaient du fond d'une chambre de tenter de passionnantes
"expériences numériques". Je devins informaticien.
Je repensais à ce périple Américain et à tout ce que j'avais entrevu. Vues
de la France les informations glanées à Livermore et à Sandia semblaient
quelque peu irréelles. Nos lasers locaux semblaient ridicules à côté des
monstres Américains et il n'y avait rien, ici, en matière de canons à
électrons. L'armée Française entassait paisiblement ses mégatonnes au fond
des containers de ses sous-marins ou dans les silos du plateau d'Albion, en
conservant la classique stratégie de la dissuasion nucléaire.
27 Pension du CNRS ( invalidité à 8% ) : 540 F par trimestre.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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En cette année 1977, qui se souciait, en France des systèmes à énergie
dirigée et de leur possible utilisation comme armes ? Le laser, il est vrai,
n'avait pas vingt ans d'âge. Lorsque j'interrogeais, de loin en loin, des
collègues qui étaient de la partie, ils me répondaient invariablement :
- Mon vieux, tu lis trop d'ouvrages de science-fiction !
La course aux "vecteurs".
A cette époque des revues Américaines, comme Aviation Week and
Space Technology, spécialisée dans des lâchés dosés d'informations à
caractère stratégique, traduisaient, sous plume de son déracteur en chef
Clarence Robinson, répercutant les propos du major G.Keegan, chef des
services secrets de l'Air Force, les inquiétudes du Pentagnone vis-à-vis de
percées qui auraient été réalisées par les Soviétiques dans le domaine de ce
qu'on allait appeller plus tard les armes à énergie dirigée. Face à cette
nouvelle menace des rouges l'opinion publique et les scientifiques restaient
partagés. S'agissait-il d'une nouvelle menace, bien réelle, ou d'un intox
émanant du Pentagone, soucieux de créer un climat d'angoisse pour mieux
alimenter son budget. Avant de revenir sur cette question, revenons un peu
sur le passé.
En 1957 les Américains furent, dit-on, complètement pris au dépourvu
par la percée Soviétique, laquelle avait été réalisée avec des moyens
globalement inférieurs. Lorsque la nouvelle de la première mise en orbite
du Spoutnik fut connue, Einsenhover, chef de l'exécutif, affirma que la
signification stratégique des réalisations Soviétiques était insuffisante pour
justifier une révision profonde des programmes de recherche et de
développement dans le domaine des missiles. L'Amérique avait des projets
en cours, jugés solides, qui visaient à mettre au point des vecteurs de
bombes atomique, telles les fusées Redstone ( à poudre ) et Atlas
( à propergol liquide ), et là devait se porter l'effort. Il voulut mettre fin à la
"vague d'hystérie" soulevée par cette affaire en précisant que ceci "n'avait
pas augmenté ses inquiétudes d'un iota".
Bon, un objet manufacturé en Union Soviétique, gros comme une orange,
survole plusieurs fois par jour le territoire Américain, et alors, la belle
affaire ?
Einsenhover pensait simplement que le retentissement des exploits
spatiaux serait de brève durée. Il sous estimait en tout cas totalement
l'importance psychologiques de telles actions, en particulier sur les pays en
Les Enfants du Diable 1/j/aa
143
voie de développement, ce qui fut immédiatement exploité par l'astucieux
Kroutchev.
Il faut ajouter qu'Eisenhover était très conscient de la montée de la course
aux armements et tentait se s'y opposer. En 1953 il avait participé à un
mouvement "Atom for Peace" qui avait tenté un contrôle du développement
de l'industrie nucléaire, sans obtenir plus de succès que le plan Barrush de
1946, autre tentative du même style.
En 1957 la communauté scientifique Américaine n'était guère fascinée
par l'espace et ne voyait pas le moindre intérêt à mettre un astronaute en
orbite. Einsenhover avait nommé James Killian à la présidence du President
Scientific Advisory Council ( groupe chargé de conseiller la présidence en
matière scientifique ), avec mission de réaliser une évaluation à court et à
long terme de ces questions spatiales. Celui-ci résumait sa position en
disant :
- Les Soviétiques ont utilisé leur technologie comme moyen de
propagande. Ils ont présenté leurs réalisations spectaculaires comme des
preuves de puissance, mais à long terme leurs choix coûteux en faveur du
spatial de suffiront pas à maintenir cette image. Seuls des efforts équilibrés
dans tous les domaines de la science et de la technologie donneront à terme
des résultats. Je ne crois pas que nous devrions nous satisfaire de la seconde
place, mais nous ne devons pas pour autant entrer dans une course au
prestige avec l'URSS. Il nous faut poursuivre nos propres objectifs. L'avenir
des Etats-Unis sera-t-il favorisé davantage par les milliards de dollars
investis dans l'éducation ou dans l'espace ?
Cela rappelait un peu l'attitude des militaires Français à la veille de la
guerre de 14-18, concernant l'emploi de la mitrailleuse. La stratégie
Française de l'époque était avant tout basée sur le nombre des fantassins
participant à une attaque, l'arme finale étant... la baïonnette. La
consommation infernale de munitions liée à l'emploi de l'arme automatique,
qui nécessitait à elle seule autant de balles que celles constituant la dotation
de cinq cent soldats, rendait pour nos experts l'engin peu crédible.
Les Américains avaient eux aussi leur stratégie, militaire et scientifique,
et n'entendaient pas en changer, sous prétexte que l'opinion béait
d'admiration devant ces gadgets circumterrestres. Au delà de cet
aveuglement se lisait l'éternelle sous-estimation du potentiel technicoscientifique
et de l'imagination des Soviétiques, attitude qui rappelle celle
des Russes vis à vis des Japonais, avant 1905, ou celle de Hitler vis à vis
des Soviétiques en décembre 1942. Deux cultures totalement différentes
étaient confrontées, l'une ayant une perception totalement erronée de l'autre.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Spoutnik pesait une vingtaine de kilos. Il aurait pu être lancé par une
fusée relativement modeste et à l'époque jamais les Américains n'auraient
imaginé que derrière ce premier satellite se profilait un lanceur fantastique,
Semiorka, mis en chantier dès 1953, issu de l'imagination du génial
Korolev, et dont ils étaient loin de posséder l'équivalent.
Les Américains savaient bien que les Soviétiques avaient récupéré, lors
de l'invasion de l'Allemagne nazie, un certain nombre de spécialistes
hautement qualifiés, du niveau du célèbre Von Braun, lequel avait rejoint
les USA en 1946, avec cent vingt collaborateurs et des monceaux de
matériel récupéré. Les Russes avaient mis la main dans les usines du Hartz,
sur des documents qu'ils exploitèrent, aidés pour cela par les deux cent
techniciens de Pennemünde désireux de poursuivre leurs travaux sur les
fusées. Comme les Américains ils remontèrent des V2 et les essayèrent,
mais dès 1948 les équipes Soviétiques s'isolèrent de ces conseillers de la
première heure et développèrent désormais leurs propres projets. En 1947
leur technique égalait celle des Allemands.
La situation géographique de l'Union Soviétique joua aussi énormément.
Ne disposant pas, comme les Américains, d'un chapelet de bases avancées
en Europe ou en Asie, ils durent d'emblée envisager des "vecteurs"
intercontinentaux, puissants, capables d'attaquer leur ennemi potentiel via
le pôle.
En Union Soviétique il exista dès le départ des liens étroits entre l'équipe
de l'académicien Kurtchatov, maître d'œuvre de la bombe A Russe et celle
de Korolev, "constructeur principal" et responsable du projet de lanceur
lourd. A l'inverse les Américains progressaient en ordre dispersé , chaque
arme ayant ses propres projets, dans une situation qui tenait plus de la
concurrence que de la collaboration.
Haute de trente mètres, trapue ( dix mètres de diamètre à la base ! ), la
fusée de Korolev, Semiorka, pesait trois cent tonnes au décollage et
développait une poussée de cinq cent tonnes. Elle était ainsi trois fois plus
lourde que l'Atlas, en cours d'étude aux Etats-Unis, et qui ne devint
opérationnelle que quelques années plus tard.
Cette solution présentait de grands avantages au point de vue de la
solidité. Quatre "boosters" identiques flanquaient la fusée principale et se
détachaient après avoir rempli leur fonction, qui était d'aider la fusée à
sortir le plus vite possible des basses couches atmosphériques. Les
Américains avaient opté pour un empilement d'étages, qui posait de sérieux
problèmes de vibration au décollage.
Tous les éléments Soviétiques étaient basés sur un inique moteur de vingt
cinq tonnes de poussée, le RD-107, multiplié pour la circonstance en vingt
cinq exemplaires. Ceux qui ont l'âge de s'en souvenir penseront aux
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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spéculations qui coururent à l'époque. On se demandait si les Soviétiques
n'avaient pas quelque carburant miracle, ou toute autre chose du même
genre. En fait ils n'avaient fait qu'utiliser astucieusement un moteur
relativement simple, mais qui fonctionnait fort bien.
Au moment où la conquête de l'espace allait débuter les Américains
avaient effectivement un projet de mise en orbite d'une charge scientifique,
à l'occasion de l'année géophysique internationale : le Vanguard et bien
entendu tout cela avait été annoncé dans la presse et décrit de A à Z. Ils
étaient d'ailleurs naïvement convaincus qu'ils seraient les premiers à placer
un objet en orbite circumterrestre. Les Soviétiques n'eurent guère de mal à
les coiffer au poteau pour cette première, ce qui plongea les yankees dans la
confusion la plus totale.
Après Spoutnik, l'Amérique demanda au célèbre docteur Von Braun de
négocier l'envoi d'un homme dans l'espace. Il ne s'agissait pas d'une
véritable mise en orbite, mais d'un simple saut de puce hors de l'atmosphère
terrestre. La fusée Atlas, capable de mettre en orbite basse 1300 kg et
prévue pour transporter des charges nucléaires, pouvait se prêter à
l'opération28. Mais c'était quand même un tour de force de loger dans une
aussi faible charge utile un homme, une capsule assurant sa survie, son
bouclier thermique pour la phase de rentrée, ses dispositifs de contrôle et de
transmission radio. Le devis de poids était tellement serré que les
astronautes durent batailler pour avoir droit à un hublot et à des commandes
manuelles afin d'être un peu plus qu'un simple bombe humaine ( bien leur
en prit : un des vols Mercury se serait terminé en catastrophe si l'homme
n'avait pas été là pour pallier aux défaillances de la machine ).
Le projet Américain étant comme d'habitude annoncé à son de trompe,
les Russes forcèrent les feux pour leur souffler cette première, ce qui leur
était facile étant donné les capacité d'emport de leur lanceur. Il s'en fallut
cependant de peu que les Américains ne réussissent les premiers. Au
dernier moment Von Braun demanda un vol de confirmation
supplémentaire avec une capsule vide et trois semaines plus tard Gagarine,
Apollon des temps modernes, s'élançait sur son char de feu pour faire le
tour de la Terre.
Cinq jours plus tard le coup de main de la baie des cochons, commandité
par les Américains, échouait lamentablement.
Je me souviens avoir visité les lieux du débarquement des émigrés
Cubains, lors d'une campagne de chasse sous-marine dans cette baie du sud
28 Mais comme les Américains connurent des ennuis sans nom avec Atlas, c'est
finalement juché sur une fusée Militaire, Redstone, tel le baron de Munchaüsen sur son
boulet, qu'Allan Sheppard fit son premier vol spatial.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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de Cuba, une des plus poissonneuses qui soient. Les émigrés
( surnommés par les Cubains les guzanos, ce qui veut dire ver de terre )
avaient été amenés d'un pays d'Amérique centrale, après avoir été
intensivement entraînés en Floride. L'idée était de couper l'île en deux, puis
de tenter de soulever la population.
Les Américains espéraient que le commando, composé de quelques
centaines d'hommes , pourrait atteindre la côte nord et tenir quelques jours,
ce qui aurait suffi pour justifier une intervention armée pour "venir en aide
à la contre-révolution Cubaine". Là encore on trouve une démonstration de
l'incroyable inefficacité des services de renseignement Américains qui ont
une tendance constante à prendre leurs désirs pour des réalités. Ils pensaient
que ce petit groupe d'homme résolus, appuyé par quelques avions, n'aurait
guère de difficulté à atteindre l'axe routier servant d'épine dorsale à l'île et
longeant la côte nord. On estimait que la population de l'île, en majorité
analphabète, allait se comporter passivement. En fait le corps
expéditionnaire se heurta à une résistance immédiate et extrêmement vive.
Des camions chargés d'hommes sommairement armés ( parfois même de
simples lances ), mais prêts à mourir pour la nouvelle révolution Cubaine,
qui avait débarrassé leurs villes de la mafia et leurs filles de la prostitution,
déferlèrent de la Havane en empruntant l'autoroute dont le péage servait
auparavant à la femme du dictateur Batista à s'acheter des toilettes.
Les émigrés Cubains furent stoppés dans les marais et capturés un à un
dans leurs jours qui suivirent. Castro acheva de ridiculiser les Américains
en les échangeant par la suite contre des médicaments et des tracteurs...
Kennedy avait attendu fébrilement le résultat de l'opération toute la nuit.
Ce second coup du sort, s'ajoutant au vol triomphal du Soviétique, exigeait
un redorage de blason immédiat. Ainsi naquit le projet Américain de
conquête de l'astre sélène.
Cette fantastique opération de prestige resta sans lendemain mais elle eut
des retombées technologiques innombrables dont la plus importante se situe
dans le domaine de l'informatique miniaturisée. Sans le projet Appolo les
micro ordinateurs n'existeraient sans doute pas encore et on a d'ailleurs
calculé que chaque dollar investi dans le projet en avait au moins rapporté
déjà trois, ne serait-ce qu'à cause de ce boom des micro computers.
Kroutchev avait fait de cette conquête spatiale un fantastique instrument
de propagande, destiné à prouver la supériorité militaire des Soviétiques et
à impressionner le monde entier, en particulier les pays du tiers monde. Il
annonça que son pays possédait des milliers de fusées prêtes à fondre sur
les Etats-Unis, porteuses d'armes thermonucléaires, ce qui à l'époque était
largement exagéré. Mais ceci inquiéta fort le Pentagone et engendra un
développement intensif des satellites-espions.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
147
Cette surveillance serrée de la planète ne fut pas sans retombées positives.
On s'aperçut que grâce à ces engins on pouvait faire une meilleure
météorologie, détecter des ressources en minerais, guider les navires,
retransmettre à grande échelle des programmes de télévision et synthétiser
des médicaments et des alliages impossibles à obtenir dans un laboratoire
soumis à la pesanteur terrestre. L'espace, synonyme de défenses effrénées
et inutiles, devenait à la surprise générale, rentable.
La véritable "raison suffisante" de l'astronautique.
Il restait à doter les fusées d'un système de guidage précis. Les fusées
Allemande de la seconde guerre mondiale avait des systèmes primitifs,
basés sur des gyroscopes. On les dota d'abord de systèmes inertiels,
semblables à ceux qui pilotent nos actuels liners. En 1957 l'erreur circulaire
probable était de huit kilomètres. Elle était de 400 mètres en 1970.
Aujourd'hui elle est inférieure à cent mètres.
Quand vous prenez place à bord d'un 747, le pilote se contente d'afficher
sur l'ordinateur de bord les coordonnées du point de destination, après un
calage précis de la centrale inertielle sur les coordonnées locales, basé sur
des données fournies par des radio-balises, après le décollage. La machine
se charge du reste et emmène sa charge humaine à quatre mille kilomètres
avec une précision de moins de deux kilomètres. Jadis le "navigateur" de
l'avion faisait le point. Rappelez-vous ces bulles de plexiglas qui faisaient
saille sur le dessus des avions, et qui permettaient à l'homme de pointer le
soleil avec un vulgaire sextant, comme du temps de la marine à voile. Il y a
belle lurette qu'elles ont disparu et l'avion moderne recale sa centrale
inertielle automatiquement en utilisant les données fournies par les
radiobalises. En vue du terrain l'ordinateur "repasse la main au pilote", qui
gère alors son "tour de piste" et son atterrissage. On lui laisse cette tâche
pour qu'il ne sombre pas totalement dans la dépression, mais en vérité la
technique pourrait très bien se charger de l'ensemble, l'avion pouvait être
guidé jusqu'au contact avec le sol par un "faisceau Hertzien", sorte de rail
électromagnétique invisible qui se dresse à l'entrée de piste. On est loin du
temps de Mermoz et de Guillaumet.
Plus la précision est faible, plus la charge emportée doit être élevée, car
son efficacité décroît en raison inverse du carré de la distance entre le point
d'impact et la cible. Les fusées Pershing furent ainsi munies d'un radar qui,
en phase terminale, traçait une carte très précise du site visé. Cette carte,
"digitalisée", était ensuite comparée à une carte préalablement dressée par
Les Enfants du Diable 1/j/aa
148
les satellites d'observation et mémorisée dans le calculateur de bord. Le
dernier étage du missile pouvait alors modifier sa trajectoire pour frapper sa
cible avec un précision de quelques dizaines de mètres. D'où le concept de
"frappe chirurgicale".
Un dispositif analogue équipa les missiles de croisière. Mais comme ces
machines, volant à quelques mètres du sol, étaient susceptibles de
rencontrer des obstacles imprévus, on les rendit "intelligentes", pour leur
donner la possibilité de changer d'itinéraire par elles-mêmes. Plus lents que
les missiles, mais précis, ces diaboliques engins pouvaient frapper à des
milliers de kilomètres de distance, toujours par identification radar, une
cible d'un mètre de diamètre ! Leur efficacité a été largement démontrée
lors de la guerre du golfe, ou le grand public découvrit ces étranges bassets
aériens, tirés à partir de navire de surface ou de sous-marins.
Ce guidage des missiles, plus encore que la robotique, représente
l'essentiel de l'effort fait en matière de reconnaissance de formes et de
stratégie décisionnelle. Si un jour nous survivons à l'holocauste général, les
femmes de ménage électriques qui briqueront les meubles dans les
appartements des terriens à hauts revenus seront des produits directement
issus de ce type de recherche.
Jusqu'à l'effondrement de l'Empire un vieux fantasme entraînait les
Occidentaux à croire que les Soviétiques ne pouvaient que le copier.. C'est
ce qui fait croire aux petits franchouillards que le constructeur du Tupolev
s'est servi des plans du Concorde pour concevoir son transport
supersonique. Ce qu'on ignore c'est qu'à un stade donné de la technologie
aéronautique, tous les avions se mettent plus ou moins à se ressembler. Si
d'autres pays que l'URSS, la France et l'Angleterre, avaient voulu se doter
d'un transport civil à Mach 2, il y aurait eu pléthore d'appareils de ce type,
l'aile "gothique" étant la mieux adaptée à ce type de croisière, étant donné
sa forte portance à l'atterrissage et sa bonne pénétration en supersonique.
On remarquera au passage que les Soviétiques, avec leur Mig 25 Foxbat,
qui croisait allègrement à Mach trois, et était considéré à l'époque par les
spécialistes de l'OTAN comme le meilleur intercepteur du monde. C'était
quand même pas trop mal pour des soi-disant plagiaires.
Ce qui a tué l'effort Soviétique dans le domaine militaire, ça n'est ni
l'insuffisance scientifique, ni l'insuffisance technologique ( que les Russes
compensaient par des astuces bien supérieures à celles de Occidentaux ),
c'est la faiblesse de leur économie.
En 1950 l'espion Klaus Fuchs fut arrêté à Londres et accusé d'avoir
fourni à l'Est les secrets de la bombe atomique. Fuchs était réellement un
espion, mais s'il n'avait pas joué son rôle, les Soviétiques seraient de toute
Les Enfants du Diable 1/j/aa
149
manière parvenus au résultat qu'ils visaient. Pourquoi ne pas rappeler aussi
en passant l'avance Soviétique de 1953 au sujet de la bombe à fusion
"sèche", évoquée plus haut.
Mais fort était le désir de minimiser les capacités de l'adversaire potentiel,
dans un but de rassurance.
Les plans succesifs de désarmement.
Il y eut, à la suite de la proposition de 1953 d'Eisenhover ( atom for
peace) et qui préconisait un contrôle planétaire réel de l'activité nucléaire,
plusieurs propositions Américaines de "gel" des armements stratégiques.
En 1964 les Américains proposèrent, sous le gouvernement Johnson, une
destruction partielle des stocks d'engins à fission. Les Américains auraient
ainsi détruit 60 tonnes d'uranium et de plutonium et les Russes 40 . Par
destruction il faut entendre dénaturation de l'isotope fissile U235 en le
diluant dans l'isotope non fissile U238, ous forme d'un alliage des deux, de
manière à en faire du carburant pour les réacteurs civils. Proposition
généreuse...
Mais celle-ci était léonine, et les Soviétiques la refusèrent, la jugeant
insuffisante, ce qui permit aux occidentaux de rendre l'URSS une fois de
plus responsable de la course aux armements. En effet la quantité de
matière fissile détenue par chaque grande puissance est difficilement
appréciable ( par rapport au parc de missiles ). C'est une donnée couverte
par le secret militaire. Il est vraisemblable qu'à l'époque où cette
proposition fut formulée par les Américains, leur stock était bien plus
important que celui des Soviétiques ( cette destruction de 60 tonnes n'était
en fait qu'une fraction minime du stock yankee ) et cette dénaturation, en
l'absence d'un contrôle réel des arsenaux nucléaires in situ, n'aurait pas eu
le même effet chez chacun. Par ailleurs les stocks Américains étaient déjà
majoritairement sous forme de plutonium, difficile à dénaturer de manière
définitive à cause de possibilités de récupération ultérieure par des procédés
simplement chimiques.29
De grandes propositions pacifistes furent lancées à intervalles réguliers
d'un côté ou de l'autre. Conçues pour être inacceptables, c'étaient en fait des
manœuvres purement politiques, destinées à impressionner les opinions
internationales. Lorsque l'un des grands proposait une "réduction" , c'est
toujours parce qu'il espérait y trouver son compte.
29 Dans les débris du bloc Sociétique gît, ici et là, un stock de plutonium de cent
cinquante tonnes, impossible à "dénaturer", qui représente une menace collossale de
dissémination de l'arme thermonucléaire à travers le monde.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
150
Ces problèmes sont devenus aujourd'hui obsolètes, après l'effondrement
brutal de l'Empire Soviétique. Mais il n'est pas mauvais de rappeler ce point
d'histoire. Aujourd'hui, stratégiquement parlant, les Américains sont
devenus les maîtres du monde, à un point que le grand public est loin de
supposer et qu'on précisera par la suite. Le partenaire traditionnel a disparu,
s'est effondré, et Clint Eastwood reste comme un imbécile, avec en main,
de quoi détruire la planète.
Le paroxysme de MAD.
MAD veut dire "mutual assured destruction", destruction mutuelle
assurée. C'était la clef de voûte du système de la dissuasion. Jusqu'à
l'effondrement de l'empire Soviétique nous avons vécu sous le signe
constant de mad ( mot qui en Anglais signifie fou ).
Une armada de missiles intercontinentaux, tapis dans des silos ou se
promenant sur des véhicules autotractés, complétés par des missiles
emportés à bord de sous-marins indétectables étaient là pour assurer la
sécurité de notre planète, à coup de milliards de dollars et de milliards de
roubles.
Mais qui devait décider des gestes à faire ? Les présidents des deux
super-puissance ? Sur quelle base ?
De part et d'autre les deux grands avaient déployé un système de
surveillance étroite fondé sur d'énormes radars installés aux confins de la
Sibérie, dans le grand Nord Canadien ou dans des avions du style
"Awacks". Une attaque serait nécessairement passée par le pôle, chemin le
plus court . Une attaque massive de missiles se serait concrétisée par
l'apparition de multiples taches sur les écrans radars.
Temps de vol des missiles tirés à partir des bases continentales : 20
mintes.
Mais l'attaque la plus dangereuse pouvait provenir des sous-marins tapis
à quelque distance des eaux continentales. Là, le temps de vol tombait à
quatre minutes !
Alors ? Le départ des missiles est enregistré. Le préposé au radar tente de
joindre le président, qui ce jour-là joue au golf ( comme Roosevel le jour où
les Japonais déclenchèrent leur attaque sur Pearl Harbour ) ou cuve sa
vodka. Celui-ci se précipite sur son téléphone-ordinateur, cherche dans sa
Les Enfants du Diable 1/j/aa
151
poche le numéro de code secret sans lequel l'ordre mortel ne peut être
donné. Tout cela en quatre minutes ?
- Pas sérieux, dit un jour Garwin, expert du Pentagone. La solution est de
confier tout cela à un ordinateur.
Folamour, plus que jamais. Selon Garwin, l'ordre final devait être donné
par une machine, garante de la sécurité planétaire...
Schématisons : Le système de surveillance serait alors couplé à un
ordinateur central, qui analyserait les données et déciderait s'il s'agirait bien
de missiles, ou d'un phénomène aérologique, voire d'une migration de
mouettes. Quand le seuil de probabilité est estimé suffisant, la machine
déclencherait toute la bordée d'un coup.
Pourquoi toutes les fusées ? Pour la bonne raison que la chose à
neutraliser en priorité seraient les bases de lancement, les sous-marins dont
on a estimé la position, les silos, etc.
Par ailleurs il serait nécessaire de lancer tous les missiles disponibles
avant que ceux de l'adversaire n'aient atteint leur but, ne serait-ce que pour
protéger cette capacité de riposte. Si un missile frappe un silo, même s'il ne
détruit pas tous les engins, il met le système de défense HS pour un paquet
d'heures. En effet les explosions thermonucléaires dans le sol, outre qu'elle
ont un effet sismique, assez limité d'ailleurs puisque les silos sont protégés
contre ces chocs, expédie dans la stratosphère des millions de tonnes de
débris divers, poussières, cailloux, roches. Impossible de tirer les "missiles
défensifs" à travers un tel plafond de pierraille. Donc c'est tout ou rien.
Garwin intitula ce projet "La Réponse sur Attaque".
Les programmeurs se mirent à l'ouvrage. L'ordinateur, c'est bien connu,
est le meilleur ami de l'homme. Mais jetez un œil aux anecdotes ci-après.
Lors du vol de la navette Américaine qui emportait Patrick Baudry il
avait été prévu de faire un essai de tir d'un laser de faible puissance à
partir d'une station située aux îles Hawaï en prenant le véhicule spatial pour
cible, ceci dans le but de voir si on pouvait pointer valablement pointer sur
une cible de dimensions modestes à quelques 500 kilomètres de distance.
Premier passage, rien...
Les techniciens furent très déçus. Soudain quelqu'un s'aperçut que les
calculs avaient été programmés en pieds au lieu de l'être en mètres.
L'affaire, rapportée au journal de vingt heures, fit sourire les Français, mais
se rend-t-on compte de la gravité d'histoires de ce genre et des
Les Enfants du Diable 1/j/aa
152
conséquences que pourraient avoir de telles erreurs dans une
programmation stratégique à l'échelle de la planète ?
Dans un passé plus ancien on se rappellera que la capsule Gemini V
manqua le point d'atterrissage prévu de 150 kilomètres tout simplement
parce que le programmeur qui avait conçu le suivi de son vol circumlunaire
avait tout simplement oublié de tenir compte du mouvement de la Terre
autour du soleil. Tout cela peut paraître tout à fait extraordinaire, mais cela
n'est que la stricte vérité.
On pourrait écrire un ouvrage entier décrivant toutes les bévues des
machines. Un autre exemple : pendant la guerre des Malouines la défense
du Sheffield était en principe assurée par un ordinateur assez sophistiqué
assurant toutes les surveillances d'actes hostiles et les conduites de tir des
différentes batteries tirant obus ou missiles. Soudain un radar de bord
détecta la venue d'un objet se déplaçant à neuf cent kilomètres à l'heure,
droit sur le bâtiment, au ras des flots. Il s'agissait bien évidement d'un des
missiles Exocets vendus par la France aux Argentins.
Les radars de bord recevaient également les signaux émis par cet engin
autodirecteur, guidé par son radar de bord. Ces signaux, transmis à
l'ordinateur furent identifiés comme provenant d'un engin "ami". Rassuré
l'ordinateur ne broncha pas et le missile frappa le destroyer de plein fouet
sans qu'aucun geste de défense n'ait été esquissé.
S'agissant de défense spatiale, le Pentagone ne compte plus, depuis vingt
ans, les fausses alertes déclenchés par des facteurs divers comme les
éruptions solaires ou simplement le disfonctionnement d'un composant. Le
3 juin 1980 le commandement de l'espace aérien nord Américain prévint
les différentes bases stratégiques et la présidence qu'une attaque de missiles
menaçait les Etats-Unis. Or il s'avèra que ce message n'était du qu'à la
défectuosité d'un circuit, qui engendrait des signaux incorrects. Que se
serait-il passé si ce message avait été automatiquement dirigé vers
l'ordinateur chargé de déclencher les représailles ? Ce sont évidement des
choses qu'on ne crie pas sur tous les toits.
Imaginons d'ailleurs, dans un pilotage complet du système de défense par
ordinateur qu'un gros météorite frappe la terre en trajectoire rasante et
explosant en un millier de fragments s'éparpillant sur une large surface.
Comment l'ordinateur pourrait-il faire la différence entre ces fragments et
des têtes nucléaires ?
L'inconvénient de tels systèmes de défense c'est qu'ils sont impossibles à
tester en situation réelle. On se leurre d'ailleurs totalement sur les
performances des complexes de détection. On entend couramment dire que
Les Enfants du Diable 1/j/aa
153
la surveillance radar de la banlieue terrestre est sans faille et le moindre
débris en orbite, fut-il gros comme un œuf de pigeon, est instantanément
identifié et suivi jour après jour. Aucun objet ne pourrait donc se joindre au
ballet spatial sans être immédiatement repéré et pris en chasse. Alors
comment se fait-il, lors d'une des missions de la Navette, qui prévoyait
l'injection d'un gros satellite de télécommunication, celui-ci ait été perdu
pendant plusieurs heures ?
Les erreurs dues aux ordinateurs peuvent être beaucoup plus subtiles. En
fait il existe trois sortes de logiques : celle des stratèges, celle des hommes
et celle des ordinateurs. Il s'agit à chaque fois de trois mondes
complètement différents. L'exemple ci-après va nous permettre de
découvrir le logique des ordinateurs.
Il y a quelques années je roulais sur l'axe Aix-Marseille. Soudain nous
fûmes stoppés par un accident. Une DS noire avait heurté un bus à l'arrêt.
Son conducteur, un voyageur de commerce, avait voulu doubler et s'était
trouvé coincé par les véhicules arrivant en sens inverse. A tout prendre il
avait préféré, en éclair, percuter un véhicule à l'arrêt plutôt que des voitures
allant à sa rencontre cent kilomètres à l'heure.
Sous le choc, malgré sa ceinture de sécurité, il était parti en avant et sa
tête avait heurté le rétroviseur. Je sortis de mon véhicule pour lui porter
secours. Sa blessure n'était pas très grave et il semblait simplement sonné.
Il me posa quelques questions :
- Où suis-je ?
- Sur la route d'Aix-Marseille.
- J'allais vite ?
- Encore assez si j'en juge par l'état de votre voiture.
- Quelle heure est-il ?
- Il doit être un peu moins de quatre heures.
Durant ce dialogue il avait eu un certain nombre d'expressions, fronçant
les sourcils, hochant la tête. Il y eut un moment de silence puis il dit de
nouveau :
- Où suis-je ?
Je répondis de la même façon. Alors, avec la même expression qu'il avait
eue quelques secondes auparavant il continua :
- J'allais vite ?
Les Enfants du Diable 1/j/aa
154
J'eus la présence d'esprit de lui répondre exactement de la même manière.
Nous vécûmes donc ce dialogue deux fois, identiquement, à la manière
d'acteurs répétant une scène.
Que s'était-il passé ? Le traumatisme crânien subi par ce brave voyageur
de commerce dérégla sans doute un court instant sa, ou ses horloges
biologiques, un peu comme un choc peut faire sauter la tête d'une platine
pour microsillons.
Il y a quelques années les Américains s'apprêtaient pour un des premiers
tirs de la navette spatiale. Au moment où tous les voyants étaient "go", le
système informatique annula l'ordre de lancement définitivement. Pourtant
tout avait l'air en ordre techniquement. On fit descendre les astronautes, on
vidangea l'engin et on se mit à questionner les quatre ordinateurs de bord
contrôlant le vol.
Dans les engins spatiaux le problème de fiabilité est crucial. Si les avions
de ligne n'avaient qu'un seul pilote, la compagnie ferait sans doute des
économies mais les accidents seraient plus nombreux. L'histoire de
l'aviation compte en effet plusieurs cas d'infarctus en vol, ou autres choses
du même genre. Il eut même, comme au Japon, quelques cas de folie subite
ou de désespoir sentimental suicidaire. En mettant deux pilotes dans un
avion on estime que la probabilité que les deux aient un infarctus ou
deviennent subitement fous au même moment est suffisamment faible. En
réfléchissant, la machine humaine est quelque chose de remarquablement
fiable sur des durées très importantes.
Dans les engins spatiaux on multiplie les ordinateurs. La Navette en
possédait quatre. Les trois premiers étaient rigoureusement identiques. On
s'était dit que si l'un des ordinateurs devenait soudain défectueux, ceci
apparaîtrait par contraste avec le comportement des deux autres. Mais il
restait la possibilité d'une erreur de programmation. On avait donc adjoint
un quatrième ordinateur, complètement différent des trois autres par ses
composants et sa programmation. Les deux programmes avaient d'ailleurs
été conçus par deux équipes différentes.
Or, lorsque l'ordre de lancement fut donné, du fait que les deux
ensembles n'avaient pas le même microprocesseur, donc pas la même
horloge interne, il se créa un léger écart de quelques microsecondes dans
leur "perception du temps". Les capteurs situés un peu partout dans la
Navette fournissaient aux ordinateurs des informations sur tous les
paramètres du vol : pressions, températures, etc. Puis ces ordinateurs
échangeaient celles-ci entre eux à titre de contrôle.
L'écart temporel entre le quatrième ordinateur et les trois premiers fit que
celui-ci devint convaincu que la Navette rééditait un vol déjà fait, mais ne
parvenait pas à en trouver trace dans ses mémoires. Sans passion mais
Les Enfants du Diable 1/j/aa
155
quand même déconcerté par cette "impression de déjà vu", il avait tout
arrêté.
Quand on voit ce qui peut arriver à l'échelle de cette simple Navette et
qu'on projette le problème à celle d'une armada qui comporterait plusieurs
milliers d'unités du même style, par ailleurs impossible à tester en vraie
grandeur, on se demande quelles chances un programme gérant la bataille
de l'espace, comportant au minimum un million de lignes de "code", aurait
de tourner correctement.
Si tant est qu'un tel logiciel puisse être créé et qu'il veuille bien
fonctionner, il faudrait tenir compte de la distorsion des messages ( due à
l'intense actions armes EMP30 ), qui devraient donc se propager dans des
milieux extrêmement perturbés. On a aussi évoqué la possibilité d'un
sabotage possible de tels logiciels par des espions, ou l'action de virus. C'est
parfaitement envisageable. Le temps de recherche d'une erreur de
conception dans un logiciel varie exponentiellement en fonction de sa
longueur, à telle enseigne que lorsqu'un système important présente des
symptômes névrotiques légers on préfère souvent s'en accommoder plutôt
que de s'embarquer dans une longue et coûteuse "psychanalyse", étant
donné le risque de créer alors.. de nouvelles erreurs !
La guerre moderne souffre d'un défaut qui va en s'aggravant : elle devient
trop compliquée, comme un jeu d'échec qui comporterait de plus en plus de
pièces sujettes à des règles de plus en plus déconcertantes.
Avec MAD le monde avait découvert la logique de l'absurde : dépenser
une fortune en outils de destruction pour maintenir la paix. Derrière MAD,
puis Starwars, qui devait également être doté d'un tel système de "gestion",
se profilait l'ultime sottise des hommes : confier le destin de la planète à un
ordinateur, véritable Folamour des temps à venir.
L'évolution des techniques militaires a entraîné de considérable progrès
en matière de robotique, de reconnaissance de forme et d'intelligence
artificielle. Malheureusement, dans ce dernier domaine, on a à peine atteint
le seuil de la bêtise.
Confier la défense à un ordinateur serait équivalent à confier un 745
Magnum à un enfant de cinq ans.
30 Electromagnetic pulse : système où les effets électromagnétiques d'un engin
thermonucléaire sont utilisés systématiquement pour perturber l'électronique adverse.
Voir annexe 5
Les Enfants du Diable 1/j/aa
156
Starwars.
Comme si les choses n'étaient pas aussi compliquées, de nouvelles
données scientifiques allaient relancer la question de la stratégie planétaire
de manière hallucinante. Dans cette fin des années soixante-dix des
rumeurs commencèrent à circuler, concernant la possibilité de l'existence
de projets nouveaux, liés à des progrès réalisés en matière de lasers et de
canons à électrons. En France, les spécialistes accueillirent ces nouvelles
avec un sourire amusé. Je le souviens en particulier d'experts militaires qui
avaient déclaré sur un plateau de télévision :
- Une guerre dans l'espace, à coup de lasers ? Vous n'y pensez pas ! Les
missiles et les ogives sont des cibles minuscules, dont la dimension est de
l'ordre du mètre. Viser de telles cibles à des distances de plusieurs milliers
de kilomètres, cela représente une précision d'un microradian. Autant viser
une tête d'épingle à un kilomètre !
Avec un fusil, certes, c'est problématique. Mais militaires ne sont pas
astronomes. Ce que ces olibrius ignoraient c'est que le premier télescope
venu, implanté au sol, a des capacités de visée déjà supérieures, sinon on ne
pourrait pas faire d'astronomie.
A l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, les nouvelles
continuaient d'arriver, que les experts accueillaient avec incrédulité. On
pouvait lire, pêle-mêle, ques des satellites Américains, spécialisés dans
l'observation du sol, dans la gamme de l'infrarouge ( pour détecter les
départs de fusées ) aurait été aveuglés par des tirs laser émanant de stations
basées sur le territoire Soviétique. D'autres parlaient de mystérieuses
stations de tir orbitales, alimentées par des générateurs MHD à explosifs
(celles que j'avais étudiées à l'Institut de Mécanique des Fluides de
Marseille dans les années soixante-dix ), équipées d'un "canon à protons".
Le nom de Vélikhov apparaissait dans les colonnes d'Aviation Week, ce qui
était pour moi un indice suffisant pour prendre cette affaire au sérieux.
Le major G.Keegan, chef des services secrets de l'Air Force, poussait des
cris d'alarme, à la manière des oies du Capitole, pour alerter l'opinion
publique Américaine. A l'entendre les Soviétiques auraient été en train de
développer des types d'armes entièrement nouvelles, lasers hyper-puissants
et canons à particules. Il prétendait qu'on pourrait un jour détruire en plein
vol des avions, ou même des satellites ou des missiles, avec de tels
systèmes, ce qui faisait sourire les physiciens Américains et grincer la CIA,
dont les services de renseignement étaient en quelque sorte concurrents de
ceux de l'Air Force.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
157
Une opinion ne reçoit que ce qu'elle veut bien entendre et cela vaut aussi
pour les milieux scientifiques, politiques ou militaires. Les innovations en
matière militaire sont rarement des secrets absolus. Il y a toujours à la base
un travail de laboratoire ou une percée technique, qui pendant un moment
reste accessible. On l'a vu pour la fission, comme ce fut vrai pour la
mitrailleuse, dont la puissance de feu équivalait à cinq cent soldats, ou pour
le radar.
Mais il existe un stade où l'innovation en est à ses balbutiements et où
seule une poignée de spécialistes parfaitement au courant peut évaluer
l'ampleur et la divergence possible de ses performances. Cela avait été, bien
sûr, poussé à l'extrême avec l'invention d'Otto Hahn, la fission, où le saut
énergétique était complètement fou. Mais que pouvait-on dire des lasers ?
On a vu plus haut que la bombe atomique découlait logiquement de la
"chimie des noyaux". Le laser est issu de travaux effectués par Einstein sur
les mécanismes d'absorption et d'émission de lumière par la matière. Le
premier laser ( mot qui veut dire Light Amplifier by Stimulated Emission
of Radiation, ou amplificateur de lumière par émission stimulée de
radiation ) fonctionna en 1960 aux Etats-Unis, mais il ne faut pas oublier
qu'antérieurement les Soviétiques Bassov et Prokhorov en avaient jeté, avec
le Français Kastler, les bases théoriques.
Comment fonctionne un laser
Il y a quelques années je faisais une course dans la vallée de Chamonix.
La journée s'avançait et nous étions en train de redescendre, c'est à dire
qu'on était en début d'après midi : En haute montagne, on se lève en pleine
nuit, on attaque la marche d'approche dans les séracs en s'éclairant à la
lampe frontale, et on se lance dans les parois aux premières lueurs de
l'aube. En effet l'alternance de gel nocturne et de fonte diurne de l'eau
infiltrée dans les roches a tendance à les faire éclater. Lorsque l'eau gèle, la
nuit, la roche se fend puisque la glace occupe un volume plus important que
l'eau à l'état liquide, mais reste collée à la paroi. Ca n'est qu'en plein midi, si
on a le malheur d'être encore en pleine action, que les blocs se détachent et
vous tombent dessus à trois cent kilomètres à l'heure, avec un bruit
évoquant un tissu qui se défroisse.
La neige a aussi de nombreuses structures différentes. Elle peut se
présenter sous forme d'une masse assez compacte, ou au contraire
ressembler à du gros sel, avec passage d'un état à l'autre sans transition par
simple élévation de la température.
Nous contemplions la vallée inondée de soleil lorsque nous vîmes, loin
devant nous, sur l'autre versant, une majestueuse coulée blanche et
Les Enfants du Diable 1/j/aa
158
vaporeuse. Quelques secondes plus tard un sourd grondement envahissait
toute la vallée. Aussitôt une seconde avalanche se produisit, puis une autre,
visiblement déclenchées par la première.
Imaginons que nous soyons maintenant dans une vallée très encaissée,
fermée aux deux extrémités par deux parois, deux murs abrupts, l'un
d'entre eux étant fendu d'un étroit passage, d'une gorge étroite. Sur le flancs
montagneux, de nombreuses masses de neige sont accrochées, en équilibre
très instable. Ces balcons étaient pentus, la chute des masses neigeuses
qu'ils supportent est inéluctable.
Image analogique d'un laser, avec sa "cavité résonante.
Soudain l'une d'elle dévale son couloir d'avalanche en émettant un
grondement formidable. L'ébranlement sonore se propage à travers la vallée
et se réfléchit sur les murailles qui la barrent.
Une avalanche se produit, au hasard. Le bruit émis va déclencher la
chute de toutes les masses neigeuses qui sont en équilibre précaire. Le
Les Enfants du Diable 1/j/aa
159
fait que l'onde sonore se réfléchisse sur les deux verrous accentue
l'effet.
Cette onde sonore fait ainsi plusieurs allers-retours en rebondissant sur
ces deux barrières et sur son chemin déclenche toutes les autres masses
neigeuses qui dégringolent à leur tour. Cependant une partie de cette
puissance sonore, nourrie des avalanches successives, parvient à s'échapper
par la gorge.
Toutes les avalanches se trouvent déclenchées. A l'intérieur, l'onde
sonore rebondit d'un verrou à l'autre, mais une partie de l'énergie
parvient à s'échapper par l'étroite gorge, sur la droite.
Rechargement du système. Les chutes de neige remplissent de
nouveau les balcons, prêt pour une nouvelle série d'avalanches.
Notre vallée s'est comportée comme un laser. Remplaçons les masses
neigeuses par des atomes ou des molécules, gorgées d'énergie par un
Les Enfants du Diable 1/j/aa
160
procédé quelconque, et enfermés dans une enceinte cylindrique.
Remplaçons les barrières rocheuses par des miroirs parfaitement parallèles
fermant le cylindre.
Schéma d'un laser. L'ensemble substance lasante-miroirs, forme ce
qu'on appelle une cavité résonante, qui est en fait un four à
rayonnement. La semi-perméabilité du miroir de droite permet à une
partie de l'énergie de s'échapper.
L'un d'eux a un pouvoir réfléchissant proche de l'unité alors que l'autre ne
réfléchit le rayonnement qu'à quatre vingt dix neuf pour cent. Tous les
atomes sont instables, dans cet état excité qui possède une certaine durée de
vie. Soudain un des atomes, au hasard, relâche son excèdent d'énergie sous
forme d'un ébranlement électromagnétique, c'est à dire d'une onde
lumineuse. Celle-ci va faire de rapides allers-retours entre les deux miroirs
et sur son passage déclenchera de nouveaux apports d'énergie sous forme
de rayonnement.
Le miroir qui possède un pouvoir réfléchissant partiel laissera échapper
une partie de l'énergie piégée dans la cavité, qui pourra être exploitée à
l'extérieur.
Les atomes ou les molécules peuvent-ils appartenir à un milieu gazeux et
si oui, quelle différence existe-t-il alors entre ce dispositif et un simple tube
au néon, également siège d'excitations et de désexcitations d'atomes ?
Il existe des lasers basés sur des solides et sur des gaz. Mais un tube au
néon de bureau ne lase pas. Ici l‘apport d'énergie est du au passage du
courant électrique dans le tube. Les électrons libres du gaz, aspiré par le
champ électrique créé par les électrodes filent comme des guêpes et
heurtent les atomes en leur communiquant une certaine énergie. Dans ce
cas précis ce sont les électrons planétaires de l'atome de néon qui changent
Les Enfants du Diable 1/j/aa
161
alors d'orbite. On appelle cela une transition électronique. Des couches
basses, ils passent vers des orbites plus lointaines. Au bout d'un cent
millionième de seconde ces électrons tendent à retourner sur leur orbite de
départ. L'excès d'énergie est évacué sous forme de rayonnement. En se
désexcitant, l'atome de néon émet un quantum d'énergie, un photon.
Mais dans le tube au néon ce phénomène de désexcitation se produit
n'importe où et n'importe quand.
Dans le schéma ci-dessus, vous reconnaissez les lasers de Livermore, où
la substance lasante était le néodyme, présent à l'état de traces dans le verre.
La source d'énergie était alors la lumière émise par une puissante batterie
de tubes au xénon, ceinturant chaque bloc de verre et réalisant, avant
chaque tir, ce qu'on appelle un "pompage optique".Le rayonnement émis
chargeait en énergie les atomes de néodyme.
Il existe une foule de types de lasers. Les plus courants sont des laser à
gaz, hélium-néon. Les lasers militaires-types fonctionnent avec du gaz
carbonique, qui est excité électriquement. Mais les sources d'énergie
peuvent être de toutes natures, y compris chimiques ( laser au fluor ). On
connaît un nombre infini de substances qui peuvent laser. Pour ce faire il
faut que leurs composants soient susceptibles de retenir l'énergie, sous une
forme quelconque, pendant un temps suffisamment long, de l'ordre d'un
millième de seconde 31 . Cela permet alors de déclencher les avalanches
toutes ensemble. On a vu, dans le montage de Livermore, que c'était un
petit laser, le "trigger", la "détente", qui déclenchait le processus. Le laser
suivant relâchant son énergie, servait à son tour de trigger pour le laser aval,
et ainsi de suite, jusqu'aux deux derniers lasers de cette double chaîne,
gorgés d'énergie, qui produisaient l'essentiel du rayonnement dirigé vers la
cible.
Un autre type de laser : les superradiants.
Envisageons maintenant une autre image. Soit un canal sur le bord
duquel se trouvent des retenues d'eau dont les portes-écluses sont fragiles.
31 La durée de vie-type d'un "état excité" est de l'ordre d'un cent millionième de seconde.
Les atomes ou les molécules qui "lasent" possèdent des états métastable, où le rejet
d'énergie peut déclenché ( de même que l'onde sonore peut déclencher une avalanche )
Les Enfants du Diable 1/j/aa
162
Modèle de laser à superradiance
Au départ le canal est vide.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
163
Un des "atomes" du système relâche soudain son énergie. Celle-ci déferle
dans le canal.
Mais l'une des retenues d'eau se brise et une vague parcourt celui-ci. Au
passage elle brise les autres retenues qui relâchent à leur tout leur contenu.
Intuitivement on se dit que les masses d'eau libérées viendront grossir, en phase
avec elle, la vague initiale.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
164
Phénomène de superradiance. L'onde initiale, émise par un atome, se
trouve renforcée l'énergie des autres atomes, qu'elle libère sur son passage.
Ces lasers-là n'ont pas besoin de miroir, de "four à lumière", interne. On
les appelle "superradiants". Pour qu'ils puissent fonctionner il est bon que
les atomes soient gorgés d'une énergie très importante. Comme on le verra
plus loin, les lasers alimentés en énergie par une explosion nucléaire
satisfont cette condition.
Le laser, à miroir ou superradiant, représente une manière extrêmement
brutale de relâcher une énergie donnée. Imaginons en effet des gens qui
voudraient briser une planche. Dans un premier temps ils montent sur des
échelles et sautent à pieds joints sur celle-ci sans aucune discipline. La
planche vibre mais ne rompt pas. Maintenant si ces gens acceptent de rester
en haut des échelles et d'attendre un signal pour sauter tous ensemble,
l'effet sera bien supérieur, et la planche cédera.
C'est cela qui fait que le laser est une des plus grandes découvertes de
notre époque. La concentration du phénomène dans le temps et l'espace
( dispersivité très réduite ) en fait un outil scientifique, industriel et militaire
dont les limites sont loin d'être atteintes.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
165
Nos premiers lasers de 1966, dans mon premier laboratoire, étaient des
dispositifs extrêmement rustiques : de simples tubes en verre d'une
cinquantaine de centimètres de long et d'un centimètre de diamètre, fermés
par deux petits miroirs dont on pouvait ajuster le parallélisme à l'aide d'une
simple vis. Une pompe séculaire et poussive permettait d'y créer d'abord un
vide modeste, puis nous les remplissions d'argon. Deux électrodes,
disposées latéralement, permettaient de créer la décharge excitatrice,
accompagnée d'une lueur diffuse de couleur rose.
Lorsque les miroirs étaient convenablement réglés, le miracle
s'accomplissait et le rayon magique apparaissait. Ces laser développaient
quelques fraction de watt et on en interrompait aisément le faisceau avec le
doigt ou une simple feuille de papier. Bien sûr, à l'époque nous aurions eu
du mal à imaginer que ces puissances puissent être, quinze ans plus tard
seulement, multipliées par un million de millions de fois. Il est vrai qu'une
graine peut donner un arbre. Le laser est prométhéen et en théorie sa
puissance ne connaît pas de limite, à condition qu'on sache le nourrir
convenablement.
Scepticisme en France.
Pendant que des nouvelles continuaient d'émerger, dans les revues, en
cette fin des années soixante-dix, les chercheurs Français haussaient les
épaules comme des fonctionnaires de mairie dérangés dans leur travail.
Beaucoup disaient :
- Et la source d'énergie ? As-tu pensé à la formidable source d'énergie
qu'il faudrait pour alimenter de machines ? Un laser à l'hydrogène fluor
consomme une quantité appréciable de mélange, à la seconde. Pour
alimenter une station spatiale de combat, basées sur des lasers chimiques, il
faudrait mettre sur orbite de véritables armadas de citernes. Compte le
nombre de mises en orbite qui seraient nécessaires pour satelliser tout cela...
Les lasers de Livermore n'impressionnaient personne. Avec un
rendement de deux pour cent et un lourd impedimenta énergétique,
l'utilisation de telles machines dans l'espace, telles quelles, équivalait à
mettre sur orbite une petite centrale nucléaire. Mais en y réfléchissant de
plus près, condamner a priori le laser orbital était comme nier la possibilité
de créer une machine volante à l'aide de cylindres, de pistons et de bielles,
en contemplant les premières locomotives à vapeur.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
166
Lorsque des articles étaient parus dans différentes revues d'Europe en
1939, évoquant les possibilité de la réaction en chaîne ( qui n'est pas
d'ailleurs sans présenter une certaine analogie avec l'effet laser ), ceux-ci
n'était pas passés inaperçus. Ils avaient été lus par des scientifiques, mais la
plupart avaient simplement refusé d'y croire. Il est des messages qu'on ne
perçoit pas. Imaginez que vous mettiez dans une forêt une pancarte avec la
mention : attention, dinosaure à cinquante mètre ! Je doute que les gens y
prêtent beaucoup d'attention, car on considère le dinosaure comme une
espèce éteinte depuis des dizaines de millions d'années.
Dans ces années soixante-dix, en Europe, le laser était enfermé par les
chercheurs dans une sorte de champ aux frontières technologiques bien
définies, et personne ne se souciait de jeter un œil au-delà, vers le futur.
Cette myopie scientifique est une constante. J'étais étudiant en
mathématiques supérieures au Lycée Condorcet lorsque le premier
Spoutnik fut mis sur orbite par les Soviétiques. Le jour même je discutais
avec mon professeur de physique en pronostiquant l'envoi proche d'un
homme dans l'espace et l'existence future de stations orbitales habitées. Sa
réponse fut la suivante :
- Moi je n'y crois pas du tout. Mettre un petit équipement scientifique en
orbite, passe encore, mais est-ce que vous imaginez les fusées qui seraient
nécessaires pour réaliser de telles opérations ? Ce serait de véritables
monstres. Non, c'est totalement irréaliste.
A cette époque, à l'ouest, les fusées telles qu'on pouvait les voir dans les
livres ou les revues étaient encore des engins d'un mètre de diamètre tout au
plus. Mon professeur ignorait, comme tout le monde, que les Russes
avaient déjà changé d'échelle.
Il y a toujours à toutes les époques, des gens qui peuvent être des
ingénieurs pleins de bon sens, et qui vous démontrent, crayon en main, que
les plus lourds que l'air ne peuvent pas voler, que le cœur s'arrête passé cent
kilomètres à l'heure, qu'on ne pourra jamais convertir directement de la
matière en énergie, ni franchir les distances interstellaires.
Finalement, paradoxalement, et dans tous les domaines, lorsque
quelqu'un vous dit "non, cela, c'est de la science fiction ! " cela devrait être
au contraire assez confortant, puisque depuis des décennies la SF trouve le
moyen de prédire assez bien l'avenir.
Cette science fiction ne nous montre-t-elle pas des véritables croiseurs de
l'espace, propulsés par l'énergie nucléaire, armés de rayons désintégrateurs
et faisant feu par tous leurs sabords. La vision est peut-être un peu naïve,
mais l'accroissement constant des tonnages orbitaux va dans ce sens.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
167
Notre ancien étudiant brouillon de l'Institut de Mécanique des Fluides de
Marseille, Bernard Fontaine, qui avait un jour voulu construire son laser
au cyanure, ne croyait pas non plus aux lasers spatiaux. Pourtant, dans mon
ancien laboratoire, il était progressivement passé à d'autres types de lasers,
dit à excimères ( fluorure de Xénon ). On peut créer à l'aide d'une décharge
électrique des composés instables de fluorure de xénon ou de krypton,
corps qu'on appelle des excimères (mot provenant de la contraction de
excitated polymers, polymères excités ) Le xénon et le krypton est sont des
gaz rares, en principe chimiquement inertes. On sait que les atomes, dans
les molécules, le lient entre elles en mettant en commun les électrons de
leurs couches externes,le lien maximal étant obtenu lorsque cette mise en
commun atteignait le nombre huit, correspondant à une loi de saturation de
cette orbite. Le xénon et le krypton, sortes de vieux garçons de la table de
Mendéléiev, possédant huit électrons sur leur couche périphérique, étaient
en principe indifférents à toute combinaison moléculaire sauf si on leur
forçait un peu la main en les bombardant à l'aide d'électrons
supplémentaires.
A l'Institut de Mécanique des Fluides de Marseille, les chercheurs
faisaient balbutier des laser à fluorure de xénon. Les halls s'étaient au fil
des années peuplés de grosses sources d'énergie qui devaient être
semblables, à une échelle évidement infiniment moindre, à ce que l'on
devait trouver dans le sanctuaire de Yonas, à Sandia.
Ces lasers à excimères avaient une caractéristique essentielle : leur rayon
pouvait plus aisément percer l'atmosphère, y compris par temps couvert.
Ainsi il ne fallait pas s'étonner de voir ce laboratoire CNRS fonctionner
désormais avec de fortes subventions de la DRET ( Direction des études et
recherches techniques, organisme finançant les recherches à but militaire ).
Mes anciens collègues n'avaient pas changé. Aucun d'eux n'avait le
regard inquiétant d'un docteur Mabuse, loin s'en faut, mais les locaux
s'étaient adjoint une bizarre tour de béton gris, implantée à quelques
dizaines de mètres des bâtiments principaux. Cet objet sans fenêtres, au
dessin très futuriste, faisait trois mètres de haut et était fermé par une
lourde porte d'acier noir. Renseignement pris il recélait un miroir dont le
but était de réfléchir et d'orienter les faisceaux lasers pour des tirs à grande
distance, sur des cibles distantes de plusieurs kilomètres, implantées dans la
garigue environnante.
- Oh, tu sais, on ne s'en est pas encore servi...
-
Ce nouveau centre avait été implanté dans le campus de Luminy,
véritable fief universitaire de gauche. Je demandais à Fontaine :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
168
- Ca ne t'embête pas parfois de travailler sur ces choses-là ?
- Vois-tu, j'ai résolu une fois pour toutes la question en me disant qu'on
utiliserait jamais ces engins.
C'était évidement une solution.
La conscience morale des chercheurs peut sembler bien élastique. En fait
elle est devenue simplement absente et ma question avait du lui paraître
bien incongrue.
Inglesakis, qui était également un ancien de la MHD Française, travaillait
également sur ces lasers. A l'époque je cherchais à promouvoir un certain
type de propulseur électromagnétique. Je me souviens d'une conversation
qui m'avait beaucoup frappé. Georges était certainement l'homme le plus
paisible que je connaisse, le genre de type dont on aurait dit qu'il n'aurait
pas fait de mal à une mouche. Lorsque nous discutions de mon projet il me
dit soudain :
- Tu sais, ce type de propulseur est lourd et consomme pas mal d'énergie,
mais il pourrait peut-être convenir pour une torpille thermonucléaire. Tu
devrais proposer cela aux militaires. Ca pourrait peut-être les intéresser.
L'étonnante pudeur des scientrifiques qui travaillennt pour le
compte de l'armée.
Depuis la guerre, l'industrie de la mort violente s'est complètement
banalisée. Mais peut-être en a-t-il toujours été ainsi. Los Alamos contenait
peut-être une majorité d'Inglesakis. C'est même très probable.Si on excepte
quelques excités mégalomanes, du style Oppenheimer ( que je comparerais
personnellement au médecin Allemand Mengele, étant donné qu'il a
cautionné de sa main l'acte consistant à injecter du plutonium à de jeunes
G.I. ) les bombes A et H ont très probablement été conçues par une armée
de "braves types".
Cette absence de dimension morale est un trait dominant de l'activité
technico-scientifique. Des années plus tard, en 1979, je visitais un centre de
recherche de l'armée, situé dans l'ancien fort d'Arcueil, près de Paris. Un
personnage assez trouble, Gilbert Payan, déjà évoqué dans mes précédents
livres32, m'y avait emmené dans l'espoir de me voir me décider à collaborer
avec ces braves gens. J'y trouvais de puissants lasers à gaz carbonique.
L'entrée était bien gardée. Je me souviens que pour accéder aux laboratoires
on devait présenter une carte magnétique devant une machine commandant
l'ouverture des portes. Les habitués sortaient distraitement la leur en
32 Enquête sur les OVNIS, Albin Michel.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
169
l'agitant devant une sorte de plaque grise, ce qui entraînait l'ouverture de
l'huis. J'eus moins de succès qu'eux et la mienne refusa de remplir son rôle
de sésame. Agacé, le cerbère qui venait de me confier la carte sortit de son
box vitré en me jetant un regard noir, mais, rien à faire, il fallut m'en
donner une autre qu'il dut manipuler lui-même. A croire que la machine
était plus perspicace que l'homme.
A l'intérieur d'un grand hall se trouvait un cyclope de métal sombre.
Derrière une vitre épaisse on pouvait voir luire ses entrailles bleutées. De
jeunes ingénieurs de l'armement s'affairaient autour de lui. On me montra
des plaques d'acier épaisses de plusieurs centimètres, trouées comme de
vulgaires passoires.
- Nous faisons de la découpe de tôles.
Etrange endroit pour développer un système de découpe aussi
dispendieux. Je lui fis remarquer qu'il ne devait pas faire bon se trouver
dans l'axe de ce "outil", mais l'ingénieur me regarda avec une sorte de
stupeur gênée, comme si ma question lui avait paru extrêmement déplacée.
De nos jours on a un peu honte de la mort que l'on pourrait provoquer.
Personne n'attaque, tout le monde se défend, c'est bien connu. D'où ce nom
de Ministère de la Défense. A l'extrême limite une attaque ne pourrait un
jour n'être qu'une sorte de défense préventive.
Les chasseurs sont beaux et racés, les missiles sveltes et élégants, comme
des fusées de fête foraine, les chars sont puissants et maniables. Je suppose
que si les fusils n'existaient pas on les étudieraient sous la forme de lance
rivets.
Aucun de ces ingénieurs militaires n'a jamais vu, ni ne verra peut-être
jamais un corps brûlé ou un crâne éclaté. Ce sont des choses que l'on voit
d'ailleurs rarement, sauf accidentellement sur les autoroutes. Dans les
reportages télévisés on cache le sang des victimes. Montrer ces choses ne
serait pas convenable et risquerait d'exacerber quelque mauvais instinct.
Dans leurs laboratoires, les ingénieurs en mort violente sont décidément
des gens bien paisibles.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
170
QUAND FOLAMOUR REVIENT
Un jour le diable parcourut la Terre en tous sens à la recherche d'une âme.
Hitler avait été un très bon coup, malheureusement cet idiot, à cause de son
antisémitisme primaire, n'avait pas voulu s'intéresser à l'arme nucléaire.
Oppenheimer avait tenté d'échapper au dernier moment au Malin,
préférant, tel un Faust moderne, tenter un salut problématique et sans gloire
à travers un pénible purgatoire.
Sakharov avait été pour Lucifer une très grosse déception. Sujet
extrêmement brillant, capable des pires choses, il avait brutalement changé
de camp en 1967. On disait même qu'il était en train de devenir une sorte de
saint, pensée qui mettait le diable dans tous ses états. Pensif, morose, il
arpentait un jour son bureau, quand sa secrétaire l'appela :
- Maître, j'ai un appel de l'extérieur, sur la ligne "science".
- Ah, qui est-ce ?
- C'est Edward Teller...
Celui-ci avait été consterné lors de la signature en 1963 du traité
interdisant les expériences nucléaires dans l'atmosphère, la mer et l'espace.
Privé de ces intéressantes expériences de plein air, revigorantes en diable, il
s'était rabattu sur des expériences souterraines, mettant en jeu des engins
hélas des dizaines de fois moins puissants. Les nations du monde avaient
commencé à protester, après l'affaire de Bikini.
- Allez faire cela ailleurs !
Que quelques pêcheurs Japonais en subissent les conséquences, voilà qui
n'était qu'un moindre mal, un prêté pour un rendu, en quelque sorte. Mais
voilà, les vents emportaient ces intéressants produits de réaction à des
dizaines de milliers de kilomètres. Ils pouvaient ainsi gâter les blés
ukrainiens, ou, pire, empoisonner ceux du Minesota. Alors on s'était rabattu
sur l'underground, mais, comme on dit, c'était mieux que rien.
Teller estimait qu'il restait nombre d'informations essentielles à collecter
sur les bombes et qu'à Hiroshima et Nagasaki on avait fait qu'effleurer les
sujet. De plus, comme on avait refusé d'utiliser l'arme nucléaire en Corée et
au Vietnam, ce qui l'avait consterné, on avait raté deux excellentes
occasions de collecter d'intéressantes données exploitables en cas de conflit
planétaire.
Pendant la guerre du Vietnam le président Nixon avait créé la
commission Jason, regroupant des scientifiques de très haut niveau, dont le
Les Enfants du Diable 1/j/aa
171
but était d'envisager les applications possibles de toute nouvelle découverte
scientifique à la Défense ( et non à l'attaque, cela va sans
dire ).
Teller avait été un des premiers à rejoindre le groupe avec enthousiasme.
Les discussion y étaient fort intéressantes. Un jour par exemple le
professeur Gell-Mann, prix Nobel de physique et inventeur des quarks,
subparticules censées être les éléments constitutifs du proton, démontra
mathématiquement qu'il était beaucoup plus rentable , dans une guerre
comme le Vietnam, de blesser les gens que de les tuer .
Un mort c'est un mort, on l'enterre et c'est tout. Mais un blessé,
particulièrement un infirme, devient un poids coûteux pour le pays auquel il
appartient. Suivant les conseils du professeur Gell-Man on inventa donc les
bombes à billes, puis ultérieurement des bombes projetant à très grande
vitesse des fragment minuscules en matière plastique, capable de se loger
dans une moelle épinière. La nouveauté résidait dans le fait que ces débris,
microscopiques, ne pouvaient plus être décelés à la radio, à l'opposé des
éclats de grenade.
Les chimistes et les biologistes apportèrent également des contributions
extrêmement intéressantes. Délaissant l'Ypérite et autres produits trop
dangereux à manipuler, ils créèrent ( à l'Est comme à l'Ouest ) une
remarquable panoplie de produits abrutissants, incapacitants, invalidants,
baptisés ( pudiquement, comme toujours ) "défoliants".
Dans un autre ordre d'idée, s'agissant de cette tâche pénible, mais
indispensable, qu'est la collecte du renseignement, on mit au point des
techniques plus élaborées que l'affreuse "gégène", une simple injection de
turbocurarina conduisant par exemple au même résultat, sans laisser la
moindre trace sur l'individu ainsi questionné.
Dans les expériences souterraines, comme on ne pouvait plus monter en
puissance ( celle-ci était limitée à cent kilotonnes, dix fois Hiroshima ), on
sophistiqua les engins. On créa la bombe à neutrons, ou bombe à radiations
renforcées ( voir annexe 4 ). C'était un engin où l'on s'arrangeait pour
produire 80 % de l'énergie sous forme de neutrons, capable alors de
traverser des blindages de chars et de transformer leurs occupants en
passoires sans qu'ils s'en aperçoivent sur le moment. L'irradiation nucléaire
étant indolore. On tuait ainsi les hommes, mais on pouvait ensuite récupérer
le matériel et le recycler, ce qui limitait ce stupide gâchis inhérent à toutes
les guerres.
Contrairement à ce qu'avait cru le général Groves, les Soviétiques étaient
entrés très rapidement dans le club nucléaire, accroissant ainsi
dangereusement, et de manière "totalement irresponsable", l'insécurité
planétaire. Comme ces idiots s'étaient de plus dotés de missiles
Les Enfants du Diable 1/j/aa
172
intercontinentaux, d'une portée permettant des tirs transpolaires, il devenait
nécessaire de trouver la parade, c'est à dire une arme antimissile.
La première idée qui vint à l'esprit de Teller fut d'envoyer à la rencontre
des ogives attaquantes d'autres missiles porteurs de bombes atomiques. Il
n'était évidement pas indiqué de faire détoner leur charge dans les basses
couches, à cause des effets néfastes que subirait celui qui les lancerait. Mais
Teller savait qu'une bombe engendrait un puissant rayonnement
électromagnétique, capable de dérégler le système de mise à feu des engins
ennemis, en les empêchant de fonctionner, ou en provoquant leur explosion
en haute altitude, ce qui était un moindre mal.
On créa donc des missiles anti-missiles, sortes d'énorme moteur
emportant une charge minuscule à cent kilomètres d'altitude en trente
secondes.
Les dernières explosions nucléaires en haute altitude avaient mis en
évidence un fait nouveau, l'effet EMP ( electromagnetic pulse, voir annexe
5 ). Les couches supérieures de l'atmosphère terrestre recevaient, dans les
dix premiers milliardièmes de seconde de l'explosion, une violente dégelée
de rayons gamma qui ionisaient l'air des hautes couches en provoquant des
très violents orages électromagnétiques, qui perturbèrent à l'époque pendant
des heures les communication radio.
Au fond, tout cela aurait été prévisible. Le soleil bombarde
quotidiennement l'atmosphère terrestre de rayonnements et particules
diverses qui arrachent eux aussi des électrons des molécules d'air. On
appelle d'ailleurs la couche supérieure atmosphérique "l'ionosphère". La
nuit le phénomène s'atténue et la réception est meilleure, parce que le soleil
s'en prend à l'autre hémisphère.
La bombe jouait donc avec l'atmosphère terrestre, comme un autre soleil.
Au grand regret de Teller on avait jamais pu expérimenter pleinement cet
intéressant aspect des choses, en vraie grandeur, c'est à dire avec des engins
de dix mégatonnes, mais les calculs et les expériences souterraines
montrèrent qu'on pouvait espérer créer au sol des impulsions de champ
électriques supérieures à celles de la foudre, capables de griller
instantanément ordinateurs, postes de radio, radars et plus généralement
tout ce qui utilisait, de près ou de loin, l'électronique.
La portée de cette arme, énorme, n'était en fait limitée que la courbure de
la Terre. Quelques bombes bien placées, explosant à cent kilomètres
d'altitude, pouvaient ainsi détruire les systèmes nerveux de pays grands
comme les Etats-Unis ou l'Union Soviétique.
En 1979, après l'invasion de l'Afghanistan, les Américains refusèrent de
ratifier les accords SALT II, qui interdisaient le développement des armes
anti missiles, ce qui laissait les mains libres aux chauds partisans de la
Les Enfants du Diable 1/j/aa
173
Guerre des Etoiles. Teller remonta les manches et chercha comment
apporter une contribution personnelle à la hauteur de ce projet grandiose.
Le 23 juillet 1981 un nouvel article d'Aviation Week rendit compte de
des résultats de ses efforts.
On avait d'abord envisagé de pomper, à l'aide de l'énergie dégagée par
une bombe atomique, des lasers à eximères, produisant un rayonnement
ultraviolet, donc capable de percer la couche atmosphérique. Mais les
calculs indiquèrent que différentes comme l'aluminium ou le lithium,
violemment insolées par le rayonnement X émis par la bombe, pouvaient
en engranger une partie et le restituer de manière "superradiante ". Dans ce
type de laser, comme on l'a vu plus haut, il n'y a pas de "cavité résonante ",
ni de miroirs aux extrémités. Dans un premier temps les atomes se gorgent
d'énergie, à la manière dont la neige s'accumule le longs des couloirs
d'avalanche d'une vallée. Puis un des balcons neigeux cède et tout suit d'un
coup.
Les scientifiques du Lawrence Livermore Laboratory rendirent donc
compte d'expériences faites sur un système très simple dans lequel une mini
bombe, grosse comme un ballon d'enfant, avait été entourée d'un ensemble
de fines tiges métalliques, d'à peine trente centimètres de long. Au premier
essai rien n'avait été obtenu car les systèmes d'enregistrement n'avaient pas
fonctionné, mais au second on mesura une émission laser, dans une
longueur d'onde d'un millième de micron, de 400 térawatts. Quatre cent
millions de millions de watts, la puissance d'un miroir solaire ayant un
diamètre de six cent kilomètres.
L'impulsion durant quelques milliardièmes de seconde la cible recevait
une énergie de cent mille joule, proche de celle d'un obus. Le très grand
nombre de tiges, des rods, permettait un large arrosage ( dispersion sur un
diamètre de 400 m à 4000 kilomètres ) : système de la chevrotine.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
174
L'idée de grand-papa Teller : la chevrotine à rayons X
à source d'énergie thermonucléaire.
Taille : celle d'une "boite d'ananas"
Le système reçut le nom de code Dauphin. L'article précisait que l'engin
était si petit : de la taille d'une petite boite d'ananas, qu'il était possible d'en
loger dans la soute de la Navette33 un nombre suffisant pour stopper une
attaque nucléaire massive d'un millier de missiles. Notons au passage que
l'un des intérêts de ce type de rayonnement est d'être absorbé à cent pour
cent par les alliages d'aluminum utilisés pour construire les corps des
boosters des fusées, alors qu'une virole de fusée, polie comme un vrai
miroir, pouvait réfléchir plus de 95 % d'une énergie émise dans les
longueurs d'onde infrarouge, visibles ou ultraviolettes.
Dans sa revue, Aviation Week, Robinson précisait qu'un tel gadget allait
pouvoir peser dans la balance vis à vis des menaces Soviétiques. L'obstacle
majeur soulevé par un défense basée sur des lasers chimiques ( projet Talon
Gold, stations de 5 à 25 mégawatts équipées de lasers hydrogène-fluor )
était la fantastique masse de carburant qu'il allait falloir mettre en orbite,
près de six mille tonnes ! Le recours au nucléaire une fois de plus entraînait
un changement à la fois qualitatif ( dans les puissances instantanées, cent
millions de fois plus élevées ) et quantitatif
( un seul de ces gadgets à source d'énergie nucléaire pouvait recéler une
énergie équivalente à l'ensemble du carburant à mettre en orbite, soit six
kilotonnes ).
33 Ne nous y trompons pas. La Navette spatiale estavant tout un projet militaire.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
175
Teller, qui avait alors dépassé soixante quinze ans et souffrait d'un cancer,
avait fait de son mieux pour laisser à l'humanité, avant de passer l'arme à
gauche, un enfant de vieux terriblement dangereux et turbulent.
Bien sûr, le rendement laser de ces premières expériences devait être
excessivement faible, de l'ordre d'un milliardième, mais peu importait dans
la mesure où on disposait d'une énergie aussi abondante sous un volume et
un poids aussi modestes ( et rien ne s'opposait à ce que ce rendement ne
puisse pas être ultérieurement amélioré ).
D'aucuns auraient pu s'étonner en se demandant comment il devait être
possible de loger dans un aussi petit engin les systèmes de détection et de
pointage. Mais en réfléchissant on pouvait toujours se dire que l'engin
porteur, plus important, pouvait se charger de ce travail et, après avoir semé
ses œufs dans le vide spatial, leur donner à distance les ordres de pointage
adéquats.
Le parapluie spatial à lasers chimiques était peu discret. Il fallait
déployer des engins ayant la taille de camions citernes, munis de grand
miroirs paraboliques a priori assez vulnérables. Installer à demeure un tel
arsenal pouvait accroître dangereusement la tension. Par contre il était
possible de loger les engins largueurs de "boites d'ananas" dans des sousmarins
embusqués près des côtes ennemies. Il est vrai que les Américains
disposaient depuis peu de véritables léviathans de cent quatre vingt mètres
de long et de seize mètres de large, les sous-marins Ohio et Trident ( les
Soviétiques avaient des engins de même tonnage, les Typhon, capables de
tirer leurs missiles à travers les glaces du pôle, dont on a pu voir tout
récemment les premières images ).
L'article reprenait le thème des lasers à eximères pompés par bombe
atomique, mais sans mentionner de résultats probants en la matière.
Ailleurs on évoquait une possibilité fantastique bien que totalement
hypothétique, celle des "grasers" ou lasers à rayons gammas.
En théorie on peut faire laser n'importe quoi, des solides, des liquides,
des gaz, des molécules, des atomes, et pourquoi pas des noyaux. La
physique des hautes énergie étudiait les états excités des noyaux et on avait
montré que l'on pouvait faire vibrer ceux-ci de plusieurs façons différentes.
Un tel noyau contient de l'énergie, donc il était a priori capable de relâcher
celle-ci par superradiance, comme les atomes d'aluminium ou de lithium
des escopettes de grand-papa Teller. Un laser à rayons gammas
constituerait une arme redoutable car, en agissant directement sur la charge
fissile il pourrait la faire détoner par "photofission". Ceci dit apparemment
Les Enfants du Diable 1/j/aa
176
personne ne voyait comment faire laser ces noyaux, du moins pour le
moment.
Je repensais à cette conversation avec Yonas, à Sandia, cinq ans plus tôt.
Cela se confirmait, un sacré truc était sorti de cette fichue boite de Pandore
nommée Science.
Ces papiers soulevèrent une nouvelle polémique entre scientifiques
Américains. Les objections fusèrent, comme pour le projet de lasers
chimiques. Teller proposait une mise en place des lasers à rayons X, des
fameux "Dolphin", juste au moment où les satellites de surveillance
Américains décèleraient les départs de la bordée des mille missiles
Soviétiques ( stratégie baptisée "Pop Up" ). Même en tirant ces engins à
partir de sous-marins situés le plus près possible des côtes Soviétiques il
leur fallait atteindre une altitude minimale pour être à portée de tir. Les
rayons X ne se prêtaient pas, comme les rayons émis par les lasers
chimiques, à une réflexion par un système de miroirs ( de trente mètres de
diamètre ) déjà en place sur des satellites. Or la durée de la phase
propulsée des missiles était de quelques deux cent secondes, ce qui les
amenait à une altitude de 140 kilomètres. En supposant que la détection fut
instantanée et que les sous-marins tirassent leur missiles porteurs dz "boites
d'ananas" dans le peu de secondes qui suivaient et qu'ils atteignent au prix
d'accélérations fantastiques, comparables à celles des premiers missiles
anti-missiles, une altitude suffisante pour être à portée de tir, il n'existait
qu'une "fenêtre" assez faible en temps pour porter un coup au but. Si le
missile était à une altitude inférieure à 80 kilomètres, l'atmosphère le
protégeait. L'interception devait donc être réalisée quand l'engin ennemi
était à une altitude comprise entre 80 et 140 kilomètres, c'est à dire pendant
les quelques dizaines de secondes où sa trajectoire était encore repérable.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
177
Représentation schématique de la stratégie "pop up" de Teller. Le
missile ennemi est repéré grâce à la puissante émission d'infrarouge
de sa tuyère, surant sa courte phase propulsée. Celle-ci est détecté par
un satellite de surveillance. L'ordre de tir est donné automatiquement
à un sous-marin, qui tire une fusée porteuse des "boites d'ananas".
Celle-ci s'oriente et tirent sur le missile à 4000 km de distance. Le
faisceau de rayons x doit tangenter la couche supérieure de
l'atmosphère terrestre ( 80 km d'altitude ). L'air absorbe les x-rays.
Ce tir doit être effectué avant que le propulseur ne s'éteigne, sinon le
missile cesse d'être repérable.
D'autres objectaient que si les Russes modifiaient leurs missiles en les
dotant de propulseurs plus puissants ( et en allégeant leur charge utile ) il
leur serait possible de raccourcir cette phase propulsée à 100 ou même 80
secondes. Ils entreraient alors en phase balistique à des altitudes plus basses.
Donc la "boite d'ananas" devrait être catapultée à une altitude encore plus
grande pour avoir des chances d'apercevoir le Soviétique derrière l'horizon
avant que son moteur ne s'éteigne.
Mais Teller balayait ces objections d'un revers de main, en disant :
- Si les frères Wright étaient venus vous proposer leur machine, vous
l'auriez refusée en objectant qu'elle n'était pas capable d'emporter des
charges lourdes à vitesse supersonique.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
178
Ces nouveaux articles d'Aviation Week suscitèrent des haussements
d'épaules chez la plupart des scientifiques Français. Je me rappelle avoir à
l'époque être retourné à l'Institut de Mécanique des fluides de Marseille.
Inglesakis s'affairait sur son laser à gaz carbonique, mais cette machine
impressionnante aurait été bien incapable de percer des tôles. Même chose
pour le laser à eximères de Fontaine, couvé par la DRET comme un enfant
qui vient de naître, mais bien chétif en regard des monstres Américains et
Soviétiques. Lorsque je leur parlais de lasers pompés par des bombes
atomiques ils sourirent.
- Tout cela est loin d'être prouvé, disait Fontaine.
A y regarder de près les lasers Français semblaient plus adaptés au
soudage des plombages dentaires ou à la gravure des microprocesseurs qu'à
une utilisation militaire.
La grande presse, en 1977, se moquait encore éperdument de tout cela.
La galaxie de Gutemberg a ses règles, ses modes, et j'ai mis longtemps à le
comprendre. Quand un sujet n'est pas "dans le vent", rien à faire.
Lorsque Reagan remplaça Carter, Teller entreprit aussitôt de lui faire
épouser ses idées grandioses de défense spatiale tous azimuts. Il sut
employer des mots simples, adaptés aux possibilités intellectuelles de cet
ancien acteur de westerns. De toute manière, Reagan était pour un
accroissement de l'arsenal des Etats-Unis et son investiture allait être le
signe d'une reprise phénoménale de la course aux armements du côté
Américain, au milieu de laquelle le développement des armes à énergie
dirigée promettait de représenter un sacré pactole pour le lobby militaro
industriel.
Qui avait lancé cela le premier ? les Russes ? Fallait-il les rendre
responsables de cette relance ? Etait-elle évitable ? A mon avis le débat est
sans intérêt. On était seulement parvenu à une sorte de point critique où ces
systèmes à énergie dirigée ne pouvaient qu'apparaître. Ils étaient d'ailleurs
en germe dans les deux pays les plus développés technologiquement au
monde. Il ne restait qu'à déclencher l'éternelle conversion du progrès techno
scientifique en armements, phénomène qui précède en général toute
application civile.
Aujourd'hui le programme Starwar est en principe abandonné, ou du
moins mis en veilleuse. Mais qu'on ne s'y trompe pas, le feu couve toujours
sous la cendre, sinon les militaires ne seraient pas en étroite collaboration,
dans tous les pays, avec les gentils astronomes ( à cause des miroirs ). Que
Les Enfants du Diable 1/j/aa
179
se passera-t-il en effet lorsque l'arme thermonucléaire aura parachevé sa
dissémination à travers le globe, laquelle va bon train ? Qui pourra clouer
les fusées au sol ou des détruire en vol ?
Trente ans plus tôt la fission se présentait elle aussi comme une sorte de
point de passage obligé de l'histoire des sciences. Il eut été illusoire
d'espérer passer à côté. De toute manière on a vu que les Allemands, les
Français, les Américains, les Russes et les Japonais avaient mis le doigt sur
ce problème. Tout action malthusienne n'aurait fait que retarder cette
libération de l'énergie atomique, tel un dragon sommeillant depuis des
milliards d'années, de quelques années tout au plus.
Aujourd'hui.
A l'époque où j'avais écrit ce livre, en 1986, le possibilité d'un
affrontement catastrophique entre l'Est et l'Ouest existait encore. J'avais
alors analysé les forces en présence et les risques encourus. Mais les temps
ont changé. Le colosse Soviétique, aux pieds d'argile, comme celui du rêve
que Nabuchodonosaur avait raconté au prophète Daniel, s'est effondré
brutalement, sans crier gare. Aujourd'hui le risque s'est déplacé. On
craignait avant une poussée de fièvre paroxysmique. Maintenant vient l'ère
de la septicémie. Rien ni personne ne pourra arrêter la dissémination
inéluctable des technologies de pointe en matière d'armements. Les
atomistes Russes émigrent. Les monstrueux stocks de matière fissile sont
gardés dans des hangars fermés par des cadenas, surveillé par du personnel
qui ne sait pas très bien si sa paye tombera le mois prochain. Tout cela
dépasse les films de science fiction les plus fous et, comme d'habitude,
aucun futurologue n'aurait imaginé une chose pareille.
Le public découvre la réalité de la techno-science Soviétique,
hallucinante, mélange de sophistication et de bricolage. Dans un vaste
hangar, la super-fusée Russe dort, vouée à la casse. Un peu plus loin on
découvre les restes du module pour l'alunissage, dont on subodorait
l'existence. Même destin. Des bribes de haute technologie remontent,
comme des bulles du fond d'un lac. La science Russe, en perdition,
recherche des partenaires. On découvre ainsi leur avance en matière de
propulsion hypersonique, par statoréacteur. Un objet simple, astucieux,
bien conçu.
Dans un reportage télévisé on a pu voir, pour la première fois, les sousmarins
Russes Typhon, basés à Mourmansk, longs de cent quatre-vingt
mètres, larges de vingt-quatre, porteurs de vingt quatre missiles à têtes
Les Enfants du Diable 1/j/aa
180
multiples. Une seule de ces unités serait capable de détruire les Etats-Unis.
Ces images sont la plus parfaite illustration de la folie des hommes et de
l'immense gâchis de ressources qu'a représenté "cet effort en matière de
défense", en Russie comme dans tous les pays du monde. Si les gens
n'étaient si acharnés à "se défendre" les uns contre les autres, il y a
longtemps que le niveau de vie des les hommes de toute la planète serait
devenu tout à fait convenable, s'il avait été possible, bien sûr de résoudre
leurs problèmes ethniques et religieux aigus, toujours aussi aigus.
C'était le capitaine d'une de ces unités qui avait, disait-il, de sa propre
initiative, accepté de laisser les journalistes montrer tout cela. La Russie est
dans un tel état de chaos qu'il est fort possible qu'il ait tout simplement dit
la vérité. On découvrait un brave type, patriote, sensible et convaincu, qui
nous montrait ses navires et son petit appartement, où il vivait, avec femme
et enfant. On le voyait même saisir une guitare et chanter une chanson de sa
composition. Même les militaires sont des êtres humains. Il y chantait sa
détresse, son désarroi.
- Que faire, maintenant, de tout cela ?
Quel sens tout cela avait-il maintenant ? Même impression lorsqu'on
interviewait les jeunes recrues qui servaient à bord. Des gosses, paumés,
inquiets, comme nous le sommes tous. En décodant le message de ce
capitaine de sous-marin de l'Apocalyspe, un homme comme les autres, un
homme comme vous et moi, j'aurais pu traduire ses paroles en disant :
- Dites-moi ce que je fais là ? Quel est le sens de ma mission ? Que fautil
faire ? Mon pays que j'aime est en train de s'effondrer. La démocratie
s'installe dans cet empire décomposé, c'est à dire que les ethnies s'y
égorgent, que les spéculateurs s'empiffrent, s'achètent des Rolls et que les
politiciens élaborent leurs décisions dans les brumes de la vodka. Dans les
halls de gare des gens déracinés vivent de trafics. Des enfants de mon pays,
à l'abandon, deviennent des meurtriers professionnels, des hommes de main.
Nos filles se prostituent. C'est ça ou mourir de faim.
La chanson de cet homme avait la couleur du désespoir.
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L'AMI QUI VENAIT DU FROID
Un jour quelqu'un me demandait, dans les années quatre-vingt,
comment je faisais pour entretenir des liens avec les chercheurs des pays de
l'Est. Je lui répondis :
- C'est très simple, j'utilise la poste...
C'est un procédé lent ( pour un échange de lettres il faut compter un
minimum d'un mois ) mais qui a l'avantage d'être économique.
Il est évident qu'on ne peut encore pas dire dans une lettre :
- Cher ami, pourriez vous me donner des détails sur le développement de
vos projets lasers de puissance.
Les Russes devaient encore à cette époque mettre impérativement
l'adresse de l'expéditeur sur l'enveloppe et auraient sans doute pris de gros
risques en s'étendant trop sur des détails trop précis. La communication
pouvait sembler un peu à sens unique, mais la vraie réponse vous parvenait
des mois ou des années plus tard, expédiée de manière anonyme d'un
bureau de poste occidental. C'est ainsi que pendant vingt ans j'ai pu
entretenir des contacts assez étroits avec quelques collègues Soviétiques.
J'avais connu Vladimir Alexandrov lors d'un de ses séjours à l'étranger.
C'était jeune chercheur et spécialiste de mécanique des fluides et nous
avions sympathisé, ayant pas mal de goûts communs. Lorsqu'il me fut
donné de séjourner de nouveau à Moscou, en septembre 1983, à l'occasion
d'un nouveau colloque international de MHD où je devais présenter deux
travaux personnels, je l'en avertis.
Moscou était toujours aussi gris et terne. Je fis un tour en arrivant sur la
place Rouge et tentais cette fois de rendre visite à ce brave Lénine. On ne
voyait point la classique queue de deux cent mètres devant le mausolée et
ceci m'intrigua. Hélas, en arrivant devant la porte, j'en fus pour mes frais.
La momie, ayant subi des dommages du temps et l'action pernicieuse de
champignons,était en cours de réparation. Signe des temps.
Dépité je me tournais vers le Goum, ce célèbre supermarché Moscovite
qui étend ses hectares gris bleu et ses verrières vétustes en face du Kremlin.
Les marches d'escalier usées et les balcons intérieurs dont les motifs
disparaissaient sous les couches de peinture successives me rappelaient le
lycée où j'avais fait mes études. La foule était toujours aussi dense. Les
militaires étaient reconnaissables de loin à cette espèce de trente trois tours
planté sur l'arrière qui leur sert de casquette. Les connotations changent
d'un pays à l'autre. Chez nous un tel port de couvre-chef est lié à un certain
laisser-aller. Là-bas, c'est le port standard, réglementaire.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
182
Par curiosité j'entrais dans une des boutiques en me frayant à grand-peine
un passage au milieu des chalands. Les articles ne semblaient guère avoir
changé en neuf années. Quel différence avec le luxe de l'hôtel Rossia où
nous, chercheurs, étions logés d'autorité. A l'âge des calculettes les
vendeuses vêtues de noir faisaient toujours leurs additions sur des bouliers
de bois. Pas la moindre caisse enregistreuse à l'horizon mais un antique
empilement de fiches sur des tiges de fer. Le beurre ou les canons,
visiblement...
L'hôtel immense hébergeait des centaines de congressistes venus de pays
étrangers et des membres de la nomenclatura. Les femmes de ces
dignitaires étaient remarquablement bien habillées et jetaient un œil assez
méprisant sur cette faune de scientifiques occidentaux. Le soir tous ces
privilégiés se retrouvaient dans le night club du sous-sol et sablaient
gaiement le champagne Ukrainien au son des balalaïkas en regardant des
danseuses en bas à résille.
Golubev était hors de Moscou en cette période, appelé dans une autre
réunion, et Velikhov avait sûrement d'autres choses à faire que de participer
à ces rencontres civiles. Le colloque regroupait trois cent Soviétiques, une
vingtaine d'Américains, cinquante Japonais et une poignée d'Européens
faméliques dont un Français, moi, qui traînaient comme des parents
pauvres. Il se tenait loin de l'hôtel dans un bâtiment flambant neuf évoquant
un grand magasin occidental des années soixante. Dans un grand hall vitré
des ascenceurs-bulles en plexiglas faisaient la navette. Une enfilade de
magasins offraient des machines à laver et des chaînes HIFI payables en
dollars, donc réservés à la clientèle des privilégiés du régime.
Au centre du hall se dressait un coq assez monstrueux, aux plumes de
cuivre, de plusieurs mètres de haut. Toutes les heures il se réveillait, battait
des ailes et claquait du bec. Avec un peu d'imagination je me serais cru aux
galeries Lafayette.
Entre les sessions les scientifiques tenaient des conciliabules par petits
groupes. Quatre vingt dix pour cent de papiers présentés étaient Russes et
cette année-là, signe des temps, le comité organisateur n'avait pas jugé bon
de les traduire en Anglais, langue internationale. Les représentants des pays
à devise forte, Américains, Japonais et hollandais essentiellement, étaient
les seuls invités convenables de cette réunion, depuis qu'en 1974 les
Européens avaient quitté le club des "MHD men".
Le second jour je vis apparaître Vladimir Alexandrov dont je
reconnaissais la grande et puissante silhouette.
- Content de te revoir. Ca fait un sacré paquet d'années.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
183
Nous allâmes un peu à l'écart dans la cafeteria d'un magasin. Il avait
rejoint en 1972 l'équipe de Nikita Moisseev au centre de calcul de
l'université de Moscou, qui s'occupait de météorologie. Moisseev avait eu à
l'époque le projet ambitieux de reconstituer son ordinateur les mécanismes
aérologiques à l'échelle de la planète et Alexandrov s'était intégré à son
équipe en mettant à profit ses connaissances de mécanicien des fluides. Par
la suite je savais qu'il avait noué de contacts étroits avec des chercheurs
Américains de l'université d'Oregon, où il avait séjourné à plusieurs
reprises pendant plusieurs mois, utilisant pour ses recherches les super
ordinateurs Américains.
A Moscou il travaillait sur un BESM-6, cinq cent fois moins rapide que
les Cray-one Américains.
Il me tendit un petit fascicule gris bleu.
- Je t'ai amené un travail que nous venons d'achever avec Stenchikov.
Nous venons de déboucher dans les simulations numériques. Concrètement
on a découpé l'atmosphère terrestre en plusieurs couches, puis chaque
couche en cases d'environ quatre cent kilomètres de côté. Ca a l'air assez
valable pour modéliser la biosphère.
Je regardais le titre du rapport :"On the modeling of the consequencess of
the nuclear war" ( sur la modélisation des conséquences d'une guerre
nucléaire ).
- Il a eu pas mal de choses publiées ces temps derniers là-dessus aux
Etats-Unis, non ?
- Oui, on s'en est servi et on a voulu voir ce qui pouvait suivre une
attaque nucléaire massive, dans les cinq mille mégatonnes. Tu liras. En
gros les phénomènes primaires sont de deux natures. Un grand nombre de
bombes explosent dans le sol ou à proximité immédiate, dans le but de
neutraliser les silos de missiles. On a pris une bordée de cinq mille
mégatonnes. Ceci provoque des ascendances de cinq cent kilomètres à
l'heure qui emportent dans la stratosphère, à une douzaine de kilomètres
d'altitude une masse de poussières extrêmement fines, de la taille du micron.
De fait elles séjournent là-haut pendant plus d'un an.
- Comme les poussières du Krakatoa ?
- Exactement. Mais ce qui est extraordinaire, quand on fait le calcul, c'est
la diminution de la lumière qui en résulte. L'atténuation correspondrait à un
facteur 400.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
184
- Autrement dit, au voisinage des régions touchées, ça serait rapidement
la nuit complète, un "nuit nucléaire"34.
- Les études qui ont été faites de la diffusion des micro particules dans la
haute atmosphère par les jet streams ont montré qu'en fait cette couverture
opaque s'étendrait très rapidement à l'ensemble de l'hémisphère nord.
On disposait des données observationnelles très précises de ce genre de
phénomène, liées à l'observation par les satellites infrarouges de nuages
émis par des éruptions, comme en 1982 celle du volcan mexicain El
Chichon, dont les rejets avaient fait baisser d'un demi degré la température
dans une grande partie de l'hémisphère nord.
Alexandrov m'expliqua que l'obscurcissement atmosphérique du à la
dispersion des débris arrachés au sol entraînerait une baisse très importante
de la température au sol, en moyenne de 25° sur tout l'hémisphère nord, une
sorte d'Hiver Nucléaire. Le calcul indiquait que la température ne
remonterait que très lentement, en plus d'un an.
- Selon toute vraisemblance, ajouta-t-il, la conjonction du froid et de la
privation de lumière devrait faire périr tous les végétaux et animaux de
l'hémisphère nord.
Le rapport comportait des cartes qui montraient les différentes baisses de
température selon les régions. L'ensemble de l'Europe et les Etats-Unis
connaîtrait ainsi des températures de -20 à -25° centigrades et dans certaine
régions continentales, comme le centre de l'Union Soviétique les
températures pourraient descendre à -40 avec une pointe à -56° en Sibérie.
- On a mis en évidence d'autres aspects qui n'étaient pas connus, continua
mon ami. L'action des dizaines de milliers de têtes nucléaires créerait
évidement des incendies fantastiques dans les centre urbains et les forêts.
J'imaginais la Taïga en feu.
Alexandrov m'expliqua que ces incendies sans aucun précédent
historique emmèneraient des masses très importantes de cendres dans les
couches de moyenne altitude.
- Je suppose que ceci accentuerait la baisse de température ?
- Oui, mais c'est plus complexe. Tu vois, les poussières séjournant dans
la stratosphère commenceraient par intercepter toute la lumière solaire. Puis
34 Pour ceux qui douteraient d'un tel effet, voir l'obscurité qui s'était abattue sur le Koweit au moment de
l'incendie des puits de pétrole par Saddam Hussein, jusqu'à ce qu'on réussisse à les éteindre. Là le
phénomène serait d'une ampleur difficilement imaginable par un non-scientifique.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
185
cette énergie serait réémise sous forme d'infrarouge, dans toutes les
directions. La moitié irait donc se perdre dans le cosmos.
L'inversion de température prévue par Vladimir Alexandrov.
- C'est le classique effet de serre, mais, si nous sommes privés de lumière,
nous devrions quand même récupérer une partie de ce rayonnement
infrarouge au sol ?
- Justement non. Stenchikov et moi avons montré que les couches
moyennes seraient alors tellement polluées qu'elles intercepteraient
totalement à leur profit ce rayonnement calorifique et qu'elles monteraient
alors progressivement en température.
- Autrement dit on aurait un sol glacé surmonté d'une masse d'air chaud.
- Oui, et dans ces conditions le mouvement vertical de l'air cesserait. .
Je me souvenais d'une expérience que j'avais faite devant mes étudiants
de philosophie. J'avais placé un radiateur parabolique sur le dessus d'une
casserole. En quelques minutes un léger panache de vapeur était apparu,
mais je leur avais montré, en plongeant la main dans le récipient, que cette
chaleur n'atteignait nullement la masse liquide, se contentant de faire
bouillir une fine pellicule superficielle. Pour cette atmosphère, qualifiée de
superstable par Vladimir, il en serait de même. Pour provoquer un brassage
du fluide il fallait le chauffer impérativement par le dessous.
- Si je comprends bien, dans de telles conditions, il n'y aurait plus ni
pluie ni nuages ?
- Le réchauffement de l'air en altitude entraînerait la fonte des neiges et
de glaces, qui dégringoleraient sur les basses terres en créant des
inondations comme nous n'en avons jamais connues. Puis, quand cette eau
serait descendue, elle serait progressivement pompée par l'air chaud, ce qui
dessècherait la surface du sol.
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- Après les trombes d'eau, le désert.
J'avais habité quelques années dans un appartement possédant un
chauffage par le plafond. C'était infernal. Dès qu'on chauffait on avait la
bouche comme du carton et il fallait sans cesse tenter de ré humidifier l'air
avec des appareils divers, assez inefficaces.
On pouvait ajouter à ce tableau inquiétant que le gaz carbonique des
incendies aurait, lui, tendance à s'accumuler dans les cuvettes naturelles,
asphyxiant les rares survivants. J'avais lu aussi quelque part que le brassage
de l'atmosphère avait entre autre comme fonction d'emporter les bactéries
en altitude où elles étaient tuées par le rayonnement ultra-violet. La Terre
risquait de devenir un véritable bouillon de culture. Alexandrov m'expliqua
que la fragile couche d'ozone, de quelques millimètres d'épaisseur, qui nous
protège ordinairement des radiations mutagènes ultraviolettes serait très
probablement détruite par les oxydes d'azote produits dans les incendies.
Ainsi, quand les nuées commenceraient à se dissiper, les êtres vivants ayant
pu survivre seraient sans défense face à cette nouvelle agression.
Je découvrais l'Apocalypse sur ordinateur. Jadis, il y a soixante cinq
millions d'années, les dinosaures disparurent. Il existe une théorie comme
quoi cette disparition aurait pu découler de la rencontre de la planète avec
une météorite de bonne taille, d'une puissance peut-être équivalente à
plusieurs centaines de milliers de mégatonnes de TNT, laquelle aurait
provoqué l'emport dans la stratosphère de milliards de tonnes de poussières.
Nos braves dinosaures n'auraient alors pas résisté au froid intense qui aurait
suivi, et, sauf erreur, nous risquions bien de faire comme eux.
Je me souvenais d'un film Américain sorti il y a une vingtaine d'années et
intitulé Le Dernier Rivage. Le thème était effectivement celui des suites
d'une guerre nucléaire. L'action se passait en Australie où les survivants
attendaient avec angoisse la descente vers l'hémisphère sud des nuées
nucléaires radioactives. Encore une fois la fiction précédait la réalité d'un
bon paquet d'années.
- Si je comprends bien, pour avoir une chance de s'en tirer, il faut se
dépêcher d'habiter l'hémisphère sud ?
- On a calculé avec Stenchikov la propagation de ces nuées dans un sens
nord-sud. C'est une affaire de mois, mais, finalement, c'est l'ensemble de la
Terre qui serait touché.
- Quelqu'un aurait-il alors une chance de s'en sortir ?
- Ca n'est pas évident. Après l'explosion des bombes une pluie grasse,
comme celle qui est tombée à Hiroshima, répandrait largement les déchets
radioactifs dangereux. Il est fort possible que l'ensemble de la Terre se
Les Enfants du Diable 1/j/aa
187
retrouve couverte de débris radioactifs au point que la dose létale soit
atteinte pour chaque individu.
- Comme disait Einstein, à ce moment-là les vivants envieraient les morts.
- Il y a des gens qui échapperaient peut-être à tout cela. Ce sont les
cosmonautes de nos futures stations orbitales, où ceux qu'on enverra un
jour vers Mars et qui disposeront de réserves en vivre et en oxygène pour
deux ans. Quand ils reviendront la radioactivité aura peut-être
suffisamment baissé pour qu'ils puissent mettre le pied par terre.
Cela me rappelait une nouvelle de Ray Bradburry intitulée Morte Saison,
dans Chroniques Martiennes. Un couple de colons s'était établi sur Mars, à
proximité de mines qui allaient être exploitées. Ils avaient fait le plein de
Coca et de Hot Dogs en s'apprêtant à amasser un joli magot avec la
population de mineurs qui allaient être prochainement envoyée sur la
planète Rouge.
Un soir la Terre semblait s'embraser, puis s'éteindre d'un coup. Les deux
restaurateurs comprenaient que l'holocauste nucléaire avait fini par se
produire et la femme concluait:
- Tu veux que je te dise, ça va être la morte saison.
Un jour prochain, peut-être, des astronautes, en train de déguster leur
nourriture synthétique à cinq cent kilomètres d'altitude verront la Terre se
consteller d'étincelles. Aux premières loges ils observeront les passages
des missiles, semblables à des bolides aveugles tandis que leurs systèmes
électroniques de bord grilleront comme des sardines, cuits par les effets
électromagnétiques des bombes explosant dans la haute atmosphère. Les
"balles perdues" des armes à rayons créeront dans la stratosphère des
aurores boréales colorées du plus bel effet. Puis, quand le feu d'artifice sera
achevé, dix minutes plus tard, la Terre commencera à se couvrir d'une
affreuse chose brune et sombre, dérivant comme une flaque d'huile dans un
caniveau. Une semaine plus tard ni les océans, ni les continents ne seront
plus visibles. Il ne restera plus qu'une grosse boule morte.
Vladimir me demanda de l'aider à faire connaître ce travail à l'extérieur et
je promis d'essayer de faire de mon mieux à mon retour.
En attaquant de telles questions il avait bien entendu été amené à
s'intéresser à tous les types d'armements existants et à rencontrer de
nombreux spécialistes. Nous parlâmes longuement de cette fameuse guerre
des étoiles qui se profilait. Soudain il eut un long silence.
- Tu sais, à mon avis, il y a autre chose qui se profile.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
188
- Quoi ?
- Est-ce que tu as entendu parler des armes au plasma?
Les armes au plasma.
Cela faisait partie des bruits qui couraient dans les colloques
internationaux. On disait que dans certains laboratoires où on travaillait sur
les milieux hyperdenses d'étranges phénomènes avaient été constaté, en
particulier aux Etats-Unis et en Chine, et que cela pourrait bien un jour
donner naissance à un autre type d'arme. En fait, en poussant à fond les
idées introduites par Sakharov, trente ans plus tôt, il était tout à fait possible
d'utiliser les systèmes à magnétostriction pour créer des pressions
supérieures à celles que l'on pouvait trouver à l'intérieur du soleil. Quallaiton
trouver au bout de tout cela ?
Les accélérateurs de particules ne permettent pas de reconstituer,
contrairement à ce qu'on a l'habitude de dire, des conditions proches du Big
Bang. On donne à un petit nombre de particules des vitesses relativistes qui
leur confèrent des énergies individuelles correspondant effectivement aux
très hautes températures liées aux réactions matière-antimatière. Mais il
manque le paramètre densité. Ces milieux restent raréfiés, donc les
conditions ne sont pas totalement reconstituées.
On connaît très mal la physique des états hyperdenses. Lorsque la foudre
tombe sur le sol elle se traduit par un très fort courant électrique créant un
champ magnétique intense. Ce champ réagit sur la décharge elle-même en
la "pinçant" ( pinch effect ). Des photographies d'un éclair, prises avec une
caméra ultra-rapide, montrent en effet que le plasma donne de fines
gouttelettes de matière brillante, de nature inconnue.
Apparemment, dans certaines conditions des états stables peuvent se
manifester, donnant lieu à ce phénomène qu'on appelle la foudre en boule.
Une grande quantité d'énergie se trouve concentrée dans ces objets, qui
parfois explosent comme des grenades en déshabillant les témoins. On a
parlé de plasmoïdes autoconfinés, mais comme on a pas été capable de
reproduire le phénomène en laboratoire on est guère plus avancé.
Ce phénomène montre que la matière très condensée peut offrir certains
aspects paradoxaux. La foudre en boule est-elle un gaz, un liquide ou un
solide, personne ne le sait exactement. Il s'agit peut-être d'un autre état
n'ayant rien de commun avec les précédents et que nous ignorons.
Les atomes, les particules, créent tout autour des champs de force. Les
noyaux par exemple, étant fortement chargés positivement, ont tendance à
se repousser mutuellement. Mais le calcul montre que si ces noyaux sont
très fortement pressés les uns contre les autres, dans un milieu à très haute
Les Enfants du Diable 1/j/aa
189
densité, ces barrières de potentiel ont tendance à s'abaisser par "effet
d'écran", phénomène découvert par le hollandais Debye. Il est fort possible
que ce phénomène, qui vaut pour ces forces électrostatiques, apparaîsse
également pour d'autres types de forces : la matière condensée, siège de
processus collectifs, n'a foncièrement pas le même comportement à
température égale, que la matière peu dense ou moyennement dense.
Les théoriciens de la mécanique quantique restent totalement désarmés
face à ces problèmes. Celle-ci est riche en paradoxes. Citons un exemple
classique. Lorsqu'on fait passer un courant dans un métal, celui-ci dégage
de la chaleur par effet Joule. Or si on abaisse la température du métal en
dessous d'un certain seuil, sa résistance électrique tombe brutalement à zéro.
Il ne s'agit pas d'une faible résistance mais d'une résistance strictement
nulle . L'effet Joule disparaît et il n'y a plus aucun dégagement d'énergie.
Ainsi un des phénomènes les plus apparents dans la pratique de
l'électrodynamique s'évanouit purement et simplement dans ces conditions
"quantiques".
Le possible et l'impossible sont des mots d'emploi hasardeux en
mécanique quantique. Ainsi certaines réactions nucléaires censées
mobiliser de fabuleuses énergies deviennent-elles soudain étrangement
facilitées par ce qu'on appelle des "effets tunnel". Si on compare les noyaux
à des forteresses aux remparts élevés, certains "sapeurs" peuvent s'y frayer
un chemin à un coût bien moindre.
On a coutume d'imaginer que plus on comprime un milieu, plus il résiste.
Il est possible qu'un effet tunnel inconnu permette soudain de réaliser un
véritable collapse de la matière. Qu'en résulterait-il, personne n'en a la
moindre idée.
Nous nous sommes habitués à prédire les phénomènes grâce au puissant
formalisme quantique et de fait, de nombreuses particules nouvelles ont été
dans les précédentes décennies décrites par le calcul bien avant d'être
observées dans les "chambres à bulles". Ceci pourrait nous entraîner à
imaginer qu'aucun phénomène inconnu ne puisse nous prendre de court. Or
les phénomènes nucléaires ont été identifiés au début du siècle bien avant
que la théorie ne permette d'en rendre compte.
De nos jours les physiciens tentent de disséquer les nucléons, protons et
neutrons, dans les accélérateurs de particules géants. Le physicien
théoriciens Gell-Man créa dans les années soixante une théorie selon
laquelle les constituants du noyau devraient être formé d'un nombre impair
de particules hypothétique appelées quarks. Si la physique acceptait de
livrer une fois de plus ses secrets il devait suffire de bombarder les noyaux
avec des énergies de plus en plus élevées pour pouvoir observer la brisure
d'un proton ou d'un neutron, c'est ce qu'on fit, mais personne ne put
observer de quark à l'état libre. En fait, lorsqu'on mettait en jeu des énergies
Les Enfants du Diable 1/j/aa
190
de plus en plus importantes dans les accélérateurs des particules, celle-ci ne
faisait que se "condenser", sous forme de nouvelles particules, mais sans
entraîner la rupture des nucléons en quarks. Certains pensent d'ailleurs que
toute séparation physique des composants des nucléons est un non-sens.
Depuis des années, donc, on patine, et certains théoriciens vont même
jusqu'à penser que ce concept naïf d'intérieur et d'extérieur d'une particule,
de son extension spatiale, pourrait à l'échelle du proton, perdre quelque peu
son sens.
A chaque échelle correspond une possibilité énergétique. Les molécules
contiennent une certaine forme d'énergie de liaison et la libération de celleci
conduit à l'énergie de nature chimique. A une échelle inférieure on trouve
l'énergie nucléaire, dix millions de fois plus importante. Pourquoi cette
séquence s'arrèterait-elle ? Y aurait-il nouvelle une forme d'énergie
libérable à l'échelle des particules elles-mêmes, et si oui, quel serait son
ordre de grandeur ?
Tout ce que j'avais entendu dire c'est que des expériences souterraines,
liées à l'étude des plasmas hyperdenses, mettant en jeu non des processus
d'interaction entre deux noyaux, mais des processus collectifs intéressant un
grand nombre de noyaux dans de la matière condensée qui, sous des
centaines de millions d'atmosphères, pourraient provoquer de nouveaux
réarrangements exo énergétiques.
- Je crois, dit Alexandrov, qu'il existe déjà des programmes d'études de
ces nouvelles armes. Aux Etats-Unis un tel programme porterait le nom de
code DSP 32.
- Ce qui veut dire Defense Support Program 32.
- D'après ce que j'ai entendu dire, mais il ne s'agit que de bruits qui
circulent, la puissance d'un seul engin de ce genre pourrait être équivalente
aux quatre ou cinq mille mégatonnes de la bordée thermonucléaire actuelle.
- C'est la Doom Day Machine d'Herman Kahn, la machine du jugement
dernier. Personne voudra croire un l'instant à une chose pareille.
- C'est sûr, mais ça n'est pas plus fou que le passage des explosifs
conventionnels à la première bombe A, en 39. Tu verras que ce truc finira
par remonter à la surface.
Il ajouta, en baissant la voix :
- Tu sais, je sais des choses... dont je préfère ne pas parler. Chez moi, je
reçois des courriers anonymes, émanant de collègues qui travaillent sur des
black programs, comme aux USA. Ces gars en ont gros sur la patate de
faire des choses pareilles et veulent soulager leur conscience. Mais s'ils
Les Enfants du Diable 1/j/aa
191
parlaient, on les effacerait immédiatement. Ils m'ont fourni des données
techniques sur un projet d'arme à anti-matière.
- Vladimir, si tu sais quelque chose, débarrasse-t'en immédiatement.
Publie tout, sinon tu es un homme mort.
- Tu le penses ?
- C'est dans la logique des choses. Si tu détiens quelque secret sensible,
crois-tu qu'on hésitera à faire disparaître un météorologue ?
Nous nous quittâmes. J'imaginais un engin de 4000 mégatonnes,
explosant dans l'atmosphère en formant une boule de feu de cent kilomètres
de diamètre35 portée à des dizaines de millions de degrés. Le sol serait
vitrifié sur d'immenses étendues, des ondes de choc ravageraient l'ensemble
de la Terre en ne laissant pas grand chose debout sur leur passage et la
planète perdrait même une partie importante de son atmosphère, qui irait se
fondre dans le cosmos. Un joli spectacle.. vu de loin.
Je rentrais à l'hôtel. La science me donnait soudain la nausée et j'avais
envie de rentrer. Dans le hall les Américains et les Japonais discutaient
avec animation. Les Sukhoi Soviétiques venaient de descendre un Boeing
sud-Coréen près de l'île de Sakhaline.
35 La "boule de feu" de l'explosion d'Hiroshima faisait cent mètres de diamètre
Les Enfants du Diable 1/j/aa
192
L'ETRANGE GALAXIE DES MEDIA
Lorsque je rentrais en France en septembre 1983 je tentais aussitôt de
faire connaître le petit rapport gris bleu que m'avait remis Vladimir
Alexandrov. Je préparais un dossier assez complet comprenant la traduction
fidèle du texte accompagné d'un commentaire suffisamment vulgarisateur
pour que la chose soit accessible à un non spécialiste. .
Je fis une trentaine d'envois à tous les grands journaux et aux chaînes de
télévision. Parmi ceux-ci le Monde, l'Express, le Figaro, le Nouvel
Observateur, Actuel, Match, VSD, Science et Vie, La Recherche, Pour la
Science, Science et Avenir et j'en passe.
Rien ne se passa. Personne ne répondit. Un mois plus tard je revins à la
charge en envoyant des textes d'articles et en précisant que si un journaliste
voulait les réécrire, je n'y voyais aucun inconvénient. Aucune réponse de
qui que ce soit.
Je garde de cette période un souvenir assez fou. Début 84 j'arrivais quand
même à entrer en contact direct avec certains journalistes. Certains
demandèrent de la documentation supplémentaire, que je fournis en
abondance, mais aucun n'écrivit la moindre ligne. Parmi les deux ou trois
réponses écrites que je reçus je garde une lettre de Philippe Boulanger,
rédacteur en chef de la revue Pour la Science qui m'écrivit :
"La vérité ne gagne rien à être répétée, au contraire."
A croire que moins on parlait de ces choses-là, plus elles conservaient de
poids. D'autres m'expliquaient en souriant que "le grand public commençait
à être saturé de toutes ces choses touchant aux armes nucléaires".
En Janvier, quatre mois après mon retour, je n'avais pas réussi à
déclencher la sortie du moindre papier. On peut s'interroger a posteriori sur
un tel insuccès, mais comme on le verra par la suite, c'est une règle assez
générale dans notre pays qui procède par modes successives, par
engouements, et aussi par imitation de ce qui sort à l'étranger, en particulier
aux Etats-Unis. La plupart des revues de vulgarisation scientifique
Françaises, par exemple, comme Science et Vie, attendent simplement que
les nouvelles sortent dans des organes de presse comme Scientific
American, Science, ou Nature. Avec une telle politique, toute nouvelle
scientifique parvenant directement au journal et n'émanant pas d'organes ou
de groupes considérés comme représentatifs de grands courants actuels est
considérée automatiquement comme douteuses.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
193
Las de trouver chaque matin ma boite aux lettres vide j'écrivis au Pape,
qui venait de faire des déclarations mettant en garde les scientifiques des
risques qu'ils faisaient courir au monde. Son secrétaire, Rovasenda, me
répondit, et j'appris qu'il existait au Vatican une Academia Scientiarum
dont le but était de suivre l'actualité scientifique internationale et d'en
analyser les conséquences. Le padre Rovasenda m'avertit qu'une réunion
était prévue pour le début 84, précisément pour analyser les conséquences
d'une guerre nucléaire. Carl Sagan36 devait y venir et il m'avertit de son
intention, suite à ma lettre, d'inviter également Alexandrov.
Une telle rencontre au Vatican, où deux personnalités en provenance des
deux camps se trouveraient réunies, avait quelque chose de singulier. je fis
une nouvelle tentative pour intéresser les media à cette nouvelle, sans plus
de succès que précédemment.
Finalement un article que j'avais publié dans une revue écologiste à petit
tirage, nommée Coévolution, attira l'attention de deux journalistes de
France Culture, De Beers et Crémieux, qui s'occupaient depuis longtemps
d'une émission intitulée Le Monde Contemporain. On me proposa un face à
face avec le célèbre général Gallois que j'acceptais aussitôt.
Le face à face avec le général Gallois.
Crémieux était communiste et De Beers RPR. A eux deux ils formaient
un étrange tandem. Lorsque j'arrivais à la maison de la radio, ils me
recommandèrent la modération dans ce débat, qui dura une heure et quart et
fut retransmis d'une traite.
Nous nous retrouvâmes assis tous les quatre autour d'une petite table
ronde, Gallois me faisant face. Ses cheveux coupés court avaient grisonné.
Il attaqua en force :
- Je suis heureux de me trouver face à Jean-Pierre Petit. J'ai lu ce qu'il a
publié et ceci est un exemple parfait de désinformation. Une des données de
la stratégie actuelle est précisément l'accroissement de la précision des
frappes nucléaires. Les missiles, en particulier les engins Américains,
parviennent à percuter leur cible avec une précision qui est inférieure à cent
mètres. Dans ces conditions il n'est plus nécessaire de recourir, pour frapper
un objectif, aux bombes mégatoniques du passé. Là où on aurait envoyé il y
a dix ans des engins d'une mégatonne on se contente maintenant de têtes
beaucoup plus modestes de l'ordre de la dizaine de kilotonnes, ou même
moins. En conséquence cette bordée nucléaire de 5000 mégatonnes est
parfaitement irréaliste. Pourquoi voulez-vous que les gens utilisent 5000
36 Le Hubert Reeves Américain
Les Enfants du Diable 1/j/aa
194
mégatonnes alors que 300 suffisent largement à mettre l'adversaire knock
out ?
D'ailleurs, tout le monde sait que le stock nucléaire a très fortement
diminué depuis ces dix dernières années. On est bien loin, par exemple aux
Etats-Unis, des vingt cinq mille mégatonnes des années soixante. Ce stock
a pratiquement été divisé par quatre.
- Attendez, mon général, ceci une vision incomplète des choses. Les silos
de missiles sont censés être la cible des MIRV, c'est à dire de missiles à
têtes multiples. En haute atmosphère un "bus" positionne chaque tête en lui
assignant un objectif séparé. Dans les parcs de missiles les silos sont en
général distants de cinq kilomètres en moyenne. Or la portée destructrice de
chaque bombe est largement supérieure. Donc il est absolument
indispensable que les têtes, qui pénètrent dans l'atmosphère sous un angle
de 23°, frappent toutes le sol au même moment, à une fraction de
milliseconde près. Sinon la première bombe qui explose risquerait
d'annihiler tout le potentiel destructeur de ses voisines.
- J'entends bien, c'est ce qu'on a appelé l'effet fratricide.
Gallois évoquait un article qui venait d'être publié dans Scientific
American. En effet, lorsqu'un bombardier lâchait au cours de la seconde
guerre mondiale un chapelet de bombes conventionnelles, personne ne se
souciait de savoir quelle bombe exploserait avant les autres, l'onde de choc
de la première bombe touchant le sol provoquant l'explosion de ses voisines.
S'agissant de bombes atomiques les choses étaient totalement différentes,
chacune étant un assemblage délicat n'entrant en action que pour une
géométrie bien précise de la charge fissile. Il n'y avait dans ces conditions
aucune raison pour que l'explosion de la première bombe ne provoquât
celle des suivantes, tout au contraire. Elles seraient simplement détruites et
leur précieux explosif, péniblement amené à pied d'œuvre, perdu. Je
continuais :
- A ma connaissance jamais un MIRV n'a été essayé dans des conditions
réelles. Personne ne sait s'il est réellement possible d'assurer le
synchronisme des détonations de façon satisfaisante. Par ailleurs, si ces
bombes explosent près du sol, ou même dans le sol, en dépit de ce que vous
appelez leur faible puissance, puisque chacune représente quand même
celle qui a détruit Hiroshima, elles vont provoquer l'envoi dans
l'atmosphère de toute une kyrielle de débris de toutes tailles. Comme les
vents ascendants qui propulsent les champignons dans la stratosphère font
quand même plusieurs centaines de kilomètres à l'heure, ces débris pourront
atteindre plusieurs dizaines de kilos. Ultérieurement, quand les gros débris
Les Enfants du Diable 1/j/aa
195
seront retombés tout le site sera couvert uniformément d'un nuage de
particules d'une taille non négligeable, qui interdiront toute seconde frappe
pendant un bon moment. Je doute que chaque adversaire, dans un louable
souci écologique se contente de cette dose "homéopathique" pour clouer au
sol les missiles ennemis dans une frappe chirurgicale .
Supposons que les silos n'aient pas été détruits. Au bout d'un temps
suffisant, l'ennemi pourrait envisager de riposter, alors qu'il sera lui-même
hors d'atteinte des coups de l'adversaire. En effet ses missiles, en phase
ascensionnelle, pourront avoir des chances de traverser le nuage sans trop
de dommages, à vitesse réduite, ce qui ne sera pas le cas pour les têtes d'une
seconde frappe qui déboucheront à très grande vitesse au milieu de ce
véritable nuage abrasif.
Par ailleurs, le tir simultané de toutes les fusées n'est-il pas le plus sûr
moyen de mettre hors d'attente le potentiel de frappe du pays ?
Trois cent mégatonnes représentent effectivement la dose minimale
pouvait permettre de neutraliser les dits silos, mais logique de l'efficacité
recommanderait de décupler la dose, par précaution. Le chiffre utilisé par
Alexandrov n'a donc rien d'irréaliste.
Gallois rejeta en bloc le travail d'Alexandrov en déclarant qu'il s'agissait
là d'une nouvelle intox orchestrée par le KBG.
- Vous allez bien entendu tomber dans le panneau, vous les scientifiques,
sans vous rendre compte qu'il s'agit là d'un nouveau moyen de mieux
démobiliser les occidentaux.
Exit l'Hiver Nucléaire.
Gallois expliqua alors que la clef de la situation internationale était la
dissuasion :
- Les deux grandes puissances sont semblables à deux prisonniers d'une
même cellule, armés chacun d'une grenade. Aucun ne peut attaquer l'autre,
sous peine d'en prendre lui-même plein la figure, c'est aussi simple que cela.
Il ne faut pas oublier que si nous sommes en paix depuis trente ans c'est
uniquement à cause de l'arme nucléaire et c'est la flotte des sous-marins
lance-missiles qui garantit cet état de non belligérance. Maintenant ce qui
est aberrant c'est cette quantité de bombes stockées de part et d'autre. Il y a
vingt cinq ou trente ans les deux grandes puissances détenaient un stock
raisonnable (...) de bombes H, tout à fait suffisant pour interdire la guerre,
mais ce sont les opinions publiques, aidées par les media, qui ont fait
Les Enfants du Diable 1/j/aa
196
pression sur les gouvernements pour qu'on accroisse de manière
démentielle les armements.
Crémieux s'étrangla.
- Attendez, attendez, vous nous expliquez là que les gouvernement des
grandes puissances ne souhaitaient pas du tout ce surarmement, mais que
sont les peuples qui l'ont souhaité, aidés en cela par nous, les journalistes.
Gallois confirma ce propos assez singulier, la bande enregistrée en
témoigne. Le moins qu'on puisse dire c'est que débat était animé. J'attaquais
ensuite le général sur le thème de la sécurité de la frappe nucléaire. Selon
lui elle était totale et il n'y avait aucune bile à se faire.
- Vous savez, nous dit-il, les sécurités sont tellement nombreuses qu'en
fait on en arrive à se demander si les missiles partiraient vraiment.
- Mon général, savez-vous combien d'officiers supérieurs ont
effectivement le pouvoir de faire partir les missiles aux Etats-Unis en cas
de guerre. ?
Il ne le savait pas et je lui appris que ce nombre se montait à cinq cent,
répartis en groupes d'un minimum de trois personnes. On considérait donc
comme totalement impossible que trois officiers supérieurs Américains
puissent devenir fous simultanément.
Mais Gallois affirma avec force que ces gens, "triés sur le volet",
constituaient de véritables "élites responsables".
Pendant ce face à face, deux monde s'affrontaient. Pour Gallois,
visiblement, la force de frappe était toute sa vie. Elle était la grandeur et la
force du pays et moi je n'étais qu'un imbécile d'universitaire qui n'avait rien
compris. Cet homme, dont les connaissances scientifiques auraient gagné à
être sérieusement remises à jour, vouait visiblement une sorte de culte à la
technologie, symbole de force, de "rationalité". Sa façon de défendre à tout
prix l'efficacité sans faille du système avait quelque chose d'enfantin. Je
racontais une anecdote.
- Mon général, avez vous vu des photographies de la soute de la Navette
spatiale Américaine lorsqu'elle emporte un satellite ou un module
d'expérimentation scientifique. Avez-vous remarqué que les charges sont
toujours situées plein arrière ? C'est assez illogique puisque le
compartiment d'habitation est à l'avant et qu'à l'arrière il n'y a que les
Les Enfants du Diable 1/j/aa
197
moteurs, au point qu'on a été obligé de mettre une sorte de tunnel qui
permet aux astronautes de se rendre en rampant à leurs postes de travail.
- Je suppose qu'il doit y avoir une raison ?
- Je la connais et je vais vous la dire. Je tiens cette histoire d'un ingénieur
du centre d'essais en vol de Brétigny, Claudius Laburthe, qui est un de mes
anciens camarades de l'Ecole Supérieure de l'Aéronautique. Figurez vous
que lors du premier vol de la Navette, au moment où l'engin traversait les
couches supérieures atmosphériques le pilote annonça soudain à la radio : "
l'appareil s'engage en piqué, j'ai le manche au ventre et cela ne donne rien.
Je ne contrôle plus ". De longues secondes s'écoulèrent, puis la lourde
machine reprit une assiette plus normale.
Rappelez-vous, lors de ce vol, de nombreuses "tuiles" de protection
thermique se détachèrent, dont bon nombre se situaient sur la partie
supérieure arrière de l'appareil, sur cette grosse bosse abritant le
compartiment moteur. Les Américains n'en soufflèrent mot à personne,
mais l'affaire finit quand même par se savoir, dans les milieux spécialisés.
Pourtant cette machine avait fait l'objet de milliers d'heures d'études en
soufflerie et de calculs aussi serrés que possible. Elle concentrait tout le
savoir accumulé en aérodynamique supersonique depuis un demi siècle,
mais au premier essai il s'en était fallu d'un cheveu pour que l'affaire ne
vire à la catastrophe.
Il était trop tard pour modifier le dessin général de la machine et les
ingénieurs de la Nasa décidèrent simplement de lui "lester un peu plus le
cul". Je pense en connaître un bout sur la technologie, je sais qu'elle est
indissociable de notre monde actuel, mais n'ai pas votre confiance
tranquille dans toutes ces choses.
De Beers, qui se divertissait fort de ce débat, mit ensuite sur le tapis le
thème de la guerre des étoiles. Bien que Reagan ait prononcé son fameux
discours il y avait déjà un an, le thème de Starwars ne trouvait que peu
d'écho en Europe, et en tout cas en France. L'onde de choc de l'IDS ne
devait atteindre l'Europe que vers la fin de l'année. Gallois grommela :
- Oui, vous voulez parler de cette histoire de lasers mis sur orbite. Moi je
n'y crois pas, il y a trop de contre-mesures possibles. Tenez, par exemple, il
suffit qu'un missile, après sa sortie hors de l'atmosphère, lâche en même
temps que ses têtes nucléaires une centaine de ballonnets métallisés
gonflables pour qu'il soit matériellement impossible de se défendre contre
une telle attaque. Imaginons que les Russes lancent un millier de missiles
d'un coup. Il faudrait alors, pour ne rien oublier, détruire en moins de vingt
minutes cent mille objets. Totalement irréaliste...
Les Enfants du Diable 1/j/aa
198
- Mais le projet parle de détruire les missiles lorsqu'ils sont en phase
propulsée.
- Alors là, je vous arrête. Il existe une contre-mesure extrêmement
simple : faire tourner le missile sur lui-même, ce qui empêche
matériellement les lasers d'agir efficacement.
- Mon général, de quels lasers parlez-vous ?
- Eh bien, des lasers chimiques de deux mégawatts37..
- Je crois qu'il vous manque quelques ordres de grandeur. Si on utilise
des lasers à rayons X, où la puissance se chiffre en centaines de millions de
mégawatts, et où le pulse est extrêmement bref, de l'ordre de quelques
milliardièmes de seconde, le mouvement de rotation de la fusée
n'empêchera rien.
Gallois ouvrit des yeux ronds.
- Quels lasers à rayons X ?
Je lui tendis la revue.
- Tenez, lisez Aviation Week, tout est décrit, on parle de puissances de
400 térawatts38, c'est à dire 200.000 fois supérieures à celles des lasers
chimiques .
- Je ne suis pas au courant. Qu'est-ce que c'est ?...
Gallois, l'expert, le porte parole officiel, n'était pas au parfum. Il se
rattrapa quelques mois après l'émission et, après une sérieuse mise à jour,
publia un an après un livre constellé d'illustrations en couleur très futuristes,
véritable revue de détail de la panoplie spatiale39. Il ne manquait plus un
bouton de guêtre.
Après l'émission nous discutâmes avec Crémieux. Je lui parlais des
difficultés que j'avais rencontrées pour faire parler du travail d'Alexandrov.
- Avez-vous fait un envoi à l'Huma ?
- J'avoue que je n'y avais pas pensé. C'est sans doute le seul journal à
grand tirage que j'ai oublié. Je ne pensais avoir là la moindre chance de
publier une libre opinion.
- Regrettable. Vous êtes à Paris demain ? Je vous prends un rendez-vous
avez Cabanne au journal.
Les Soviétiques avaient entamé à l'époque une nouvelle campagne
pacifiste. Cabanne accepta l'idée d'une "libre opinion" et je dois dire que
37 Un mégawatt : un million de watts.
38 Un térawatt : un million de mégawatts
39 La Guerre des Cent Secondes, 1985, chez Fayard.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
199
mes quatre pleines pages sortirent sans qu'une phrase ait été changée. Nous
nous étions mis d'accord et j'avais bien précisé que dans ces textes je ne
rendrais aucun des deux camps en particulier responsable de l'actuelle
situation. Ceux qui ont lu ces articles se souviendront d'une phrase que
j'avais jointe, étonnante pour un tel journal :
- On ne peut que s'inquiéter de voir les deux plus grandes puissances
mondiales dirigées par deux hommes ayant dépassé soixante dix ans
( c'était avant la mort d'Andropov ) .
A peu près au même moment sortit un film Américain, initialement créé
pour la télévision, intitulé "Le Jour d'Après". Il eut un effet déclencheur
dans les media et remit le thème de la guerre nucléaire à la mode pendant
quelques mois. Il y eut quelques pseudo débats complètement creux à la
télévision, autour de ce thème.
Le film laissait effectivement une impression certaine de malaise. Il était
censé se situer à Kansas City. Ce choix n'était pas laissé au hasard car au
sud-ouest de la ville se trouve un des plus grands ensembles de silos de
Minuteman Américain. Ce qui était intéressant c'était que le film montrait
comment ces silos étaient intégrés au décor de la vie agricole Américaine.
Chez nous les silos sont regroupés sur un plateau désertique inaccessible et
interdit de survol. Aux Etats-Unis les silos sont parfaitement visibles depuis
les fermes environnantes. Ce sont de simples zones entourées de grillage et
protégés par des gardes. Tous les jours il y a relève des officiers supérieurs
qui occupent la petite salle de contrôle souterraine jouxtant le puits
contenant la fusée.
Pendant leurs heures de liberté, ils doivent plaisanter dans les bars de la
région avec les habitants, regardent les matches de base-ball à la télévision,
ou tondent leur gazon.
Le film commençait par une période de tension internationale croissante.
Les gens écoutaient la radio avec un air angoissé. Et puis soudain, dans les
campagnes verdoyantes, les lourdes portes en béton recouvrant les puits
s'ouvraient avec un bruit sec, surprenant les paysans assis sur leurs tracteurs.
Tous les gens de la région voyaient partir les missiles, laissant derrière eux
de longs panaches de fumée blanche.
La façon dont les gens réagissaient était sans doute assez bien vue. Les
soldats du poste de garde réalisaient soudain que, si les missiles Américains
venaient de partir, ceux des Russes ne tarderaient pas à débouler, dans un
quart d'heure tout au plus. Ceux du poste de tir souterrain, conformément
aux consignes, s'étaient complètement isolés de l'extérieur. On voyait un
Les Enfants du Diable 1/j/aa
200
des soldats essayer de trouver refuge sous le couvercle d'une citerne,
pendant que les autres s'enfuyaient comme ils pouvaient.
Les réactions des gens dans leurs foyers étaient également décrites. On
voyait un paysan Américain prévoyant, incitant sa famille à gagner une
cave sommairement aménagée. Au dernier moment il était obligé
d'entraîner de force son épouse, qui effectuait comme un automate les tâche
ménagères, faisant le lit des enfants, et refusant de quitter une maison en
désordre.
Les routes étaient pleine de gens en voiture, tentant de fuir droit devant
eux. Soudain tous les moteurs s'arrêtaient sans qu'on ait rien vu ni rien
entendu40.
On voyait ensuite le ciel se peupler de champignons. Mais le film
semblait se terminer rapidement, toujours sous le ciel bleu du Middle West,
par une ouverture sur l'espoir, un envoyé du gouvernement exhortant les
paysans à se remettre à leur tâche de produire des aliments pour les
survivants (...).
Toutes proportions gardées, la catastrophe décrite dans le film évoquait
tout au plus les effets d'une grande inondation, d'un tremblement de terre
ou d'un incendie de grande ampleur du à un bombardement, mais restait
tout à fait en dessous de ce que les spécialistes considèrent comme le
minimum prédictible. De toute façon le scénariste n'avait pas tenu compte
de l'obscurcissement du ciel prévu par Alexandrov. Le reste du film était
axé sur l'effet des retombées et l'état d'hébétude frappant les populations.
C'était un film dur, mais de toute évidence qui restait très en dessous de la
réalité. En fait nul homme n'est capable de s'imaginer ce qui se passerait
réellement après l'embrasement. C'est bien au delà des possibilités de
l'entendement humain.
Chaque être vit à chaque heure comme s'il était immortel, spécialement
dans nos civilisations occidentales. Toute la vie est axée sur ce refus de la
mort. Bien peu sont capables d'affronter celle-ci de face. Tous les médecins
connaissent cette négation désespérée de leur état de condamné. Lorsque
les choses deviennent évidentes, les hommes et les femmes qui connaissent
cette échéance se construisent un monde imaginaire où la mort n'a plus sa
place. Dans toutes les villes des pays développés se trouvent des mouroirs
où des gens abandonnés par la médecine coulent leurs derniers jours,
bourrés de morphine, fermement convaincus d'être "en convalescence".
40 L'attaquant ferait exploser des bombes à proximité de l'atmosphère terrestre.
L'irradiation créerait une forte iniosation dans l'ionosphère et un terrible orage
stratosphérique, qui engendrerait des champs de 500 volts par centimètre au sol, grillant
toute l'électronique non protégée.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
201
Peut-être vous et moi ferons-nous de même, le jour venu. J'ai quelque
fois l'impression que notre civilisation technologique se trouve soudain
confrontée à un problème analogue. La mort de la planète toute entière est
devenue une chose possible et tous les hommes qui l'habitent, militaires ou
simples mortels, se débrouillent comme ils peuvent face à cette sinistre
réalité : ils se contentent de la refuser ( cette attitude était très nette chez un
Gallois, face à une hypothèse qu'il qualifie d'inenvisageable ).
Nos futurologues s'interrogent gravement sur ce vingt et unième siècle
que nous avons droit devant nous. Des gens comme Teller ou Lyndon La
Rouche41, tous deux cancéreux, se tournent vers la technologie comme
vers une divinité d'où sortira, par miracle, la solution, le deus ex-machina.
L'attitude de bien des scientifiques à cet égard tient du culte et il n'est pas
étonnant de voir que les vulgarisateurs, qui sont, comme des prêtres, les
intermédiaires entre le temple et le monde des hommes, sont parmi ceux
qui refusent le plus vivement, à de très rares exceptions près, cette
perspective inquiétante.
Quand une chose est trop angoissante, on l'enferme dans l'imaginaire.
Dans nos sociétés médiatisées, la mort est devenue un fantasme. Si on
écarquille un peu les yeux, on peut s'étonner de voir que quatre vingt dix
pour cent des films que nous voyons contiennent bon nombre de morts
violentes. Mais ces morts sont ritualisées. Dans les anciens westerns il n'y
avait même pas de sang, ou si peu. Les choses ont évolué, la violence est
devenue plus apparente, sans être plus crédible. Même la réalité a cessé
depuis longtemps de l'être. Lorsqu'ils voient fugitivement sur leurs écrans
des corps rougis emportés à la hâte par des ambulanciers, lors d'un compte
rendu d'attentat, les gens se rendent-ils réellement compte de ce qu'ils
voient ? Pas vraiment.
Dans les mois qui suivirent cette émission la guerre des étoiles s'étala
dans les media. On a pas fini d'en parler, mais déjà elle a perdu tout son
contenu dangereux. Les lecteurs et les spectateurs regardent les belles
couleurs des lasers et subissent la séduction de la prouesse technique. Les
"beams" crachés par des stations spatiales incendient le ciel noir du cosmos,
les sous-marins nucléaires fendent gracieusement les flots et les missiles
escaladent le ciel, assis sur de jolis panaches blancs, comme de joyeuses
fusées de fête foraine. Les gosses jouent avec des désintégrateurs à laser et
des vaisseaux de l'espace hérissés de canons à particules et l'apocalypse
41 Journaliste, leader d'un mouvement d'extrême-droite, militant pro-nucléaire' éditeur
de la revue "fusion".
Les Enfants du Diable 1/j/aa
202
achève de se fondre dans le décor du quotidien. Les images de la Guerre du
Golfe ressemblaient à des jeux vidéo.
En 1983, lorsque j'étais à Moscou, je regardais fréquemment la télévision,
ne serait-ce qu'à cause des nouvelles qui pouvaient être données à propos
de l'affaire du Boeing Sud-Coréen. Bien évidement le pilote qui avait tiré le
missile était présenté, sinon comme un véritable héros, du moins comme
un homme qui avait fait son devoir en veillant à la sécurité du territoire de
son pays. Il semblait pourtant bien mal à l'aise. On le serait à moins. Cette
assiduité devant le petit écran Soviétique me permit d'avoir un petit coup
d'œil sur le message médiatique véhiculé, en matière d'armements, par la
télévision Soviétique. Les émissions consacrées à l'armée y étaient
quotidiennes . En général celle-ci rediffusait un des milliers de films
produits après la guerre de 39-45, consacré à la lutte contre l'Allemagne
nazie. Suivaient des interviews d'anciens combattants abondamment
médaillés, des visites de casernes, des dossiers sur les armes et des
rencontres entre enfants et soldats. Le ton patriotique rappelait un peu la
série "Pourquoi nous combattons", diffusée en France après la libération.
Tout semblait fait pour entretenir l'idée obsédante d'une menace planant sur
le pays, véritablement pour accréditer la thèse d'un état de siège permanent.
La mort : un "travail".
L'Amérique Reaganienne, après les doutes exprimés au moment de la
guerre du Vietnam, d'abord à travers des allégories ( Le soldat bleu, Little
Big Man ) puis directement ( Retour de l'enfer ), s'orienta vers un style
infiniment plus direct, dans le plus style western, bien en rapport avec
l'ancienne profession du Président. Clint Eastwood s'y mit à flinguer du
Russe sans un battement de cil, tandis que Rambo grillait les jaunes au
lance-flamme.
Le film Top Gun, qui représente ce qui se fait de mieux actuellement en
matière de conditionnement des gens, et en particulier des jeunes, à qui
cette production est spécialement destinée a remporté un succès
considérable aux Etats-Unis ( moins en France ). Le thème était un stage
dans lequel l'élite des jeune pilotes Américains se formait aux techniques
du combat aérien sur jet, au plus haut niveau. En les accueillant, le
commandant de cette base école annonçait tranquillement la couleur :
- Nous n'avons pas à nous poser ici des questions politiques. Ces
décisions ne nous concernent pas, nous sommes là pour effectuer un certain
travail, c'est tout.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
203
Le film se terminait par un affrontement réel avec des Mig Soviétiques
( les rôles étant "joué" par des braves Northrop Talon, repeints bien entendu
en noir et frappés de l'étoile rouge ). L'action se déroulait à l'intérieur des
eaux territoriales Soviétiques, où les jets Américains étaient censés venir en
aide à un de leurs navires "égaré". Les pilotes Soviétiques avaient
d'inquiétantes visières fumées, pour accentuer l'aspect fantasmatique et le
combat se terminait par une victoire écrasante des Américains, à coup de
missiles, et ils étaient acclamés à leur retour par l'équipage du porte avion.
Des victoires redevenues "propres" ( de simples bouffées de flammes
oranges signalant les impacts de missiles ), sans visages grimaçants dans
les cockpits, avec des acteurs jeunes et vitaminés, exempts d'états-d'âme. .
Un message brutal, cru, sans nuances. Après le réarmement tout court, le
réarmement moral.
Comment diable espérer créer un jour une entente entre les peuples en
opérant un tel matraquage ?
Un jour, lors d'un enregistrement radiophonique le président Reagan fit
une boulette de taille. On lui demandait de prononcer une phrase
quelconque dans un micro pour effectuer un réglage, ce qu'il fit. Mais celleci
ayant été enregistrée, fit le tour du monde :
- Mes chers compatriotes, j'ai le plaisir de vous annoncer que je viens de
signer une loi bannissant la Russie pour toujours. Le bombardement
commencera dans cinq minutes.
Boutade inconsidérée, ou cri du cœur ? A la même époque un des mes
informateurs Américains m'écrivait que les armes au plasma (également,
selon lui, étudiées en URSS ) venaient de franchir un pas décisif dans les
expériences souterraines du Nevada et qu'à son avis Reagan ne cherchait
dans l'IDS qu'un moyen d'assurer la survie des Etats-Unis en vue d'une
"solution finale" permettant de rayer l'URSS de la carte du monde d'un
coup.
Il est vrai que ce genre d'humour apocalyptique n'a jamais été l'apanage
des seuls Américains. En 1970, lorsque Brejnev faisait à Pompidou les
honneurs d'une visite de Baïkounour, la cité spatiale Soviétique, il lui
demanda, entre deux explications, de presser sur un bouton, ce que le
président Français fit.
- Ah,ah, s'exclama Brejnev, vous venez de détruire Paris !
Les Enfants du Diable 1/j/aa
204
La mort ritualisée.
Il y a pas mal d'années, Alfred Hitchkock sortit toute une série de petits
films pour la télévision, en noir et blanc, qui étaient précédés par la
projection sur l'écran de son ombre ventrue et lippue. Dans l'un d'eux on
voyait un militaire rendre visite à un couple d'amis. Ceux-ci avaient un
jeune garçon de cinq ans, qui arpentait l'appartement habillé en cow-boy.
On apprenait que l'ami avait amené avec lui un cadeau pour l'enfant,
mais qu'il le lui donnerait le soir seulement. Eperdu de curiosité, pendant
l'absence des adultes, le bambin explorait la valise du visiteur et y
découvrait un splendide et véritable révolver, qu'il prenait évidement pour
le cadeau qui lui est destiné. Dans la suite de l'histoire, tout le suspense était
basé sur la recherche anxieuse, par le couple, l'ami, et la police, du gamin,
qui se promenait dans cette petite ville tranquille, avec ce jouet
épouvantable.
Un geste d'enfant si banal comme de pointer une arme en direction de
n'importe qui, prenait alors une résonance complètement différente. Le
barillet étant aux trois quart vide, l'enfant jouait à la "roulette Russe" sur
tous les gens qu'il croisait sur son passage, qui se prêtaient d'ailleurs
complaisamment à son jeu.
Comment nos civilisations ont-elles pu intégrer à ce point cette
ritualisation de la mort ?
Cela n'est pas une chose nouvelle. De nombreuses civilisation, par le
passé, ont vécu en symbiose avec la mort, comme les précolombiens qui
l'intégraient complètement dans leur cérémonial religieux. Les SS portaient
une tête de mort sur leur casquette sans la moindre gène. Chez nous, la
manipulation des armes, spécialement par les jeunes garçons, est associée à
un développement sexuel harmonieux. Ne vous inquiétez pas, disent les
psychologues, ces armes ne sont pas vraiment des armes, ce ne sont que des
substituts de phallus dont l'enfant a besoin pour s'affirmer et pour pratiquer
le rituel du meurtre symbolique de son père.
Fort bien, mais est-ce qu'on ne pourrait pas trouver autre chose ?
Avant la seconde guerre mondiale, Reich avait dénoncé cette collusion
entre le sexe et le goût de tuer. Selon lui la solution était de libérer au plus
vite les gens de toute frustration sexuelle, génératrice d'agressivité. Des
crèches ouvrières avaient été installées, dans la sévère Allemagne
PRussienne, où les enfants étaient laissés totalement libres dans leurs ébats,
et où on notait une baisse assez nette de leur agressivité et une plus grande
socialisation.
Inversement, il y a toujours quelque chose de pas net chez les maniaques
des armes à feu. J'avoue que quand j'écoutais le polytechnicien Gallois, si
Les Enfants du Diable 1/j/aa
205
sûr de lui, dans cette rencontre à la maison de la radio, au milieu de cette
avalanche de chiffres et d'affirmations préremptoires, j'avais soudain
l'impression d'être face à un enfant aux cheveux gris, un forte en thème qui
aurait un peu trop joué à la guerre.
Mais quelle est la solution ? Le Thanatos suggéré par Freud est-il à
jamais en chacun de nous ?
En vérité on cherche toujours à juger l'individu de manière statique. On
cherche à savoir s'il est bon ou mauvais, agressif ou pacifique, intelligent
ou stupide. Je suis persuadé que des conditions de vie prolongées à l'échelle
de plusieurs générations gravent dans les cerveaux des impressions
transmissibles, comparable à ce que l'on appelle en électromagnétisme
l'hystérésis. Il ne doit pas être possible de prendre un peuple qui a connu la
violence pendant des générations et de lui dire à brûle-pourpoint :
- Voilà, c'est fini, le guerre est terminée, il faut maintenant vivre la paix.
Les expériences vécues par les êtres vivants le transforment, au fil des
générations. Petit à petit le bagage génétique est modifié et on appelle cela
l'évolution. Pourquoi en serait-il différemment avec le mental ? Lorsqu'un
enfant naît, son cerveau est tout sauf une boite vide. Bien qu'il ne soit pas
immédiatement doté du pouvoir de s'exprimer pleinement, l'éducation qu'il
recevra ne fera le plus souvent que révéler, en bien ou en mal, des
structures qui existaient déjà à la naissance.
Ces structures mentales de base ont la même nature génétique que les
structures morphologiques, et donc la même lenteur d'évolution. Fini le
"bon sauvage" ou "l'honnête homme" parfaitement objectif. Nous traînons
derrière nous des millions d'années d'histoire, comme des métaux
conservent le souvenir d'une magnétisation antérieure.
Au point de vue biologique, les exemples abondent. Le cholestérol est
une substance sécrétée par une glande endocrine qui accélère la
mobilisation des sucres dans le sang. C'est "l'overdrive", utilisé par nos
ancêtres pour mieux prendre leurs jambes à leur cou en cas de danger.
Dans la vie moderne l'homme est soumis à un stress intense. Le pdg
d'une affaire en difficulté, au cours d'un conseil d'administration
particulièrement tendu, sécrète sans le savoir des quantités importantes de
cholestérol, tant son désir inconscient de fuir est grand. Hélas cette
substance, non éliminée par l'effort, se déposera dans ses artères,
provoquant à terme de graves troubles cardiovasculaires.
Nos structures mentales possède de tels archaïsmes, quelle que soit
l'ethnie considérée et c'est cela qui nous met en danger de mort. Le cerveau
reptilien, ou mammalien, palpite sous la mince couche "rationnelle", y
compris chez le général Gallois et chez tous ceux qui ont en charge notre
Les Enfants du Diable 1/j/aa
206
"sécurité" ( on aurait envie de dire notre "insécurité" ). Mais le mythe de la
rationalité, cultivé par les adeptes de La Rouche, a la vie dure. Dans la
bouche d'un Gallois on entend sans cesse :
- Ne vous inquiétez pas, ces gens savent très bien ce qu'ils font...
Je n'en suis pas si sûr. Nous parlions à ce moment-là de l'affaire du
Boeing sud coréen abattu par les Russes en 83. Gallois était convaincu qu'il
s'agissait là d'une décision prise froidement par le Kremlin, dans le but de
décourager les actions d'espionnage occidental.
- Vous comprenez, ils en ont eu marre...
Moi je pencherais plutôt pour la thèse de la bavure. Il existe dans les
Boeing plusieurs centrales inertielles.Peu après le décollage le pilote, ou le
navigateur, affichent sur un clavier les coordonnées de la route à suivre,
avec l'altitude. Puis l'appareil passe entièrement sous le contrôle du pilote
automatique est des ordinateurs de bord. Dans un vol nocturne de ce genre,
le travail de l'équipage se résume alors, jusqu'à arrivée en vue du point de
destination, à une surveillance des régimes moteurs et des différents circuits.
On peut imaginer que l'opérateur, en affichant les coordonnées de la
route, ait fait une légère confusion de chiffres. L'avion aurait alors
doucement dérivé vers l'ouest. Au moment où la radio aurait détecté les
conversations de routine émises par le sol, en vue de l'île de Sakhaline, haut
lieu stratégique Soviétique, l'équipage aurait réalisé son erreur.
Mais il y avait longtemps que l'appareil avait été détecté par les Russes,
dès approche des eaux territoriales, et était convoyé par des groupes de
Sukhoï se relayant.
Lorsque le pilote du Boeing réalisa à quel point il s'était aventuré, il était
au sud est de l'île. Il fit alors ce que n'importe pilote aurait fait à sa place : il
se dérouta en tentant de prendre de l'altitude.
Le chef du groupe des Sukhoï rendit un avis de spécialiste :
- Il a mis ses volets, grimpe et perd de la vitesse. Nous n'allons pas
pouvoir nous maintenir dans son sillage et dans quelques secondes
nous allons le dépasser. Si nous voulons être de nouveau en position
de tir il nous faudra faire un large virage et alors il pourra sortir des
eaux territoriales. Qu'est-ce que je fais ?
-
L'ordre d'abattre l'intrus ne put être donné par le Kremlin. Il émana
probablement d'un simple colonel chargé de la défense côtière, un peu
nerveux. Ce n'est pas l'homme "rationnel" qui prit cette décision en aussi
Les Enfants du Diable 1/j/aa
207
peu de temps, mais celle-ci partit d'une des sous-couches cervicales,
comme un simple réflexe.
Comment sortir d'un tel dilemme ? D'abord en prenant les hommes tels
qu'ils sont, comme d'anciens animaux, ni bons, ni mauvais, mais pétris
d'irrationalité.
Peut-on changer le mental ? Peut-être, mais pas à l'échelle d'une
génération. Nos attitudes agressives sont le fait d'un lent conditionnement.
Si nous réussissons à aborder le vingt et unième siècle, il nous faudra, à
l'échelle planétaire, réussir une vaste opération de psychanalyse terrestre et
créer d'autres conditionnements que nous devrons découvrir et dont nous ne
pouvons pas avoir la moindre idée. Edgar Morin a bien raison quand il écrit
dans un de ses derniers livres :
Sciences sociales : an zéro.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
208
L'année d'après.
A partir de 1984 tout le monde se mit à parler de l'IDS et de l'Hiver
Nucléaire. Le sujet devint à la mode. La revue La Recherche publia en
Juillet un article assez documenté intitulé The Year After, c'est à dire "
l'année d'après", par opposition au titre du film "Le Jour d'Après". Dans
celui-ci on trouvait, enfin, des informations abondantes sur les recherches
d'Alexandrov et de ses équivalents Américains. D'autres journaux reprirent
ce thème dans leurs "pages magazine" du dimanche.
Paradoxes....
Dans les revues de vulgarisation style Science et Vie, le point de vue
développé, apparemment assez contradictoire , était le suivant :
- La guerre des étoiles, ça ne marchera jamais, c'est irréaliste, c'est une
illusion. Ceci dit, ça se développe....
-
Suivait quelque nouvelle faisant état d'un nouveau pas franchi.
Les Soviétiques, par exemple, avaient développé des années plus tôt une
procédure d'interception de satellites en reprenant la méthode du rendezvous.
Le satellite "tueur" se lançait à la poursuite du satellite-cible, puis
explosait comme une grenade en arrivant à proximité.
La Américains s'étaient lancés dans quelque chose de totalement
différent mais d'infiniment plus efficace : l'interception en collision.
Un simple chasseur Eagle lançait à la rencontre de la cible orbitale, un
missile très modeste, de 3 mètres de long et pesant une tonne tout au plus,
dont le système d'autoguidage était assez précis pour permettre un
croisement, à quelques quinze kilomètres par seconde, au mètre près, ce qui
représente une performance assez incroyable.
Dès qu'il quittait l'atmosphère terrestre, ce missile intercepteur déployait
une trentaine de "faux", simplement par rotation, lesquelles découpaient
l'engin-cible en rondelles, à la manière dont les lames acérées placées dans
l'antiquité sur les roues des chars réduisaient les combattants adverses en
nourriture pour chats.
Tout cela fonctionna à la perfection. Il y eut également des destructions
au sol de fusées par lasers chimiques. Par ailleurs, à Livermore, Sandia et
Los Alamos, ou Semipalatinsk, on accroissait la puissance des "beams",
pied au plancher.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
209
.. et récupération.
On vit alors apparaître une floraison d'ouvrages luxueusement illustrés,
qui rappelaient les catalogues d'armes et cycles édités par la manufacture de
Saint-Etienne. Quand on ouvrait un de ces livres, on saturait très vite. SS-
20, Pershing II, Trident, sous-marins, ABM, bombes "de théâtre" ( des
opérations ), lasers en tous genres, tout cela donnait le tournis. Mais ces
ouvrages avaient un dénominateur commun : il dénonçaient la poussée
formidable des armements Soviétiques.
Dans les ouvrages en couleur, les engins Américains avaient de belles
couleurs et de jolies cocardes étoilées, alors que les missiles Russes étaient
d'un kaki inquiétant. Des cartes du monde montrait l'Union Soviétique
constellée de fusées, de bombardiers et de sous-marins et la conclusion des
ouvrages ou des articles restait invariablement : ne restons pas les bras
croisés face à cette menace croissante. Armons-nous, armons-nous.
Lisez, lisez chez Fayard, l'ouvrage de Pierre Gallois, expert en matière de
stratégie ( qui a, au passage, effectué un sérieux recyclage après notre face
à face radiophonique ), intutulé "la Guerre des Cent Secondes". Il est
constellé de chiffres, de graphiques en couleur, d'illustrations seyantes.
C'est un très beau livre. Il ne manque que les corps calcinés, les visages
tordus de souffrance. Sa conclusion : il faut que les Européens se dotent,
eux aussi, d'un bouclier spatial, quel qu'en soit le coût. Pour le
polytechnicien Gallois, qui n'a jamais vu un mort de sa vie et n'en verra
sans doute jamais, la guerre est un jeu. En lisant ce livre on a l'impression
que la seule chose qui existe c'est la stratégie et que le reste du monde
n'existe pas.
Information, désinformation.
Alexandrov avait participé au printemps 84 à cette fameuse réunion
Vaticane, trouvant un écho très vif chez Carl Sagan. Avec la bénédiction du
pouvoir Soviétique il poursuivait maintenant une croisade à travers le
monde en présentant sa thèse de l'Hiver Nucléaire. Les Japonais,
particulièrement sensibilisés, firent en 85 un film, diffusés sur de
nombreuses chaînes étrangères, consacré aux conséquences d'une guerre
nucléaire.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
210
Inutile de dire que du côté occidental, les stratèges et maîtres à penser se
mirent à dénoncer ce qu'ils considéraient comme une intoxication
mûrement orchestrée par le KGB, destinée à démobiliser le monde libre.
Dans son ouvrage "La Guerre des Cent Secondes", le général Gallois
évacuait carrément le problème en quelques lignes, sans donner la moindre
justification. Citons-le :
- Visitant Hiroshima, en février 1981, le pape prononça un discours
montrant à l'évidence que le phénomène nucléaire ne lui était pas familier,
lors qu'il disait : ".. aujourd'hui c'est l'ensemble de la planête qui se trouve
sous la menace nucléaire... à partir de maintenant, c'est seulement par un
choix raisonné et une politique délibérément définie que l'humanité peut
survivre". La réalité est toute autre. On peut exprimer les vues de la
majorité de l'opinion publique, mal documentée, sans pour cela dire le vrai.
On ne voit pas en effet, pour quelles raisons, s'il y avait conflit nucléaire,
les belligérants se détruiraient mutuellement, en anéantissant la planète;
quant à l'humanité, sa survie n'est pas assurée par une politique déterminée,
mais par l'évidente absurdité d'un massacre mutuel, chaque partie détenant
des armes invulnérables qui frapperaient aussitôt celui qui aurait frappé le
premier. En imaginant le pire, c'est à dire l'irréalisable, l'analyse des effets
d'une guerre imaginaire a démontré que ni l'espère humaine, encore moins
la planète, ne seraient en péril. Le Saint-Père avait repris à son compte un
cliché très répandu, mais dépourvu de fondements.
Autrement dit, primo les grandes puissances ne seraient jamais assez
sottes pour utiliser leur plein potentiel nucléaire et s'entre détruire. Secondo,
si par malheur cela arrivait, ça ne serait pas si grave qu'on le dit..
Sur quelle analyse Gallois se basait-t-il ? L'histoire ne le dit pas.
En France je fus invité de nombreuses fois à faire des conférences ou à
participer à des débats dans le cadre de cellules ou d'instituts de recherche
Marxistes. Je reçus même une lettre d'encouragement du comité central
Soviétique pour le désarmement ( Ils n'avaient pas du bien lire mes papiers
dans l'Huma ). Mais cette curiosité et ce parrainage cessèrent lorsqu'on se
rendit compte que je ne voulais absolument pas passer sous silence les
projets d'IDS Russe.
On peut douter de l'impact de ce battage médiatique sur le grand public.
Le premier effet est sans doute la saturation, avec comme corollaire un effet
de désinformation naturelle. Un attentat, une guerre, ça frappe les gens.
Dix attentats, dix guerres, ça ne passe plus. Soyons réalistes, quelle
Les Enfants du Diable 1/j/aa
211
différence, maintenant, entre les nouvelles diffusées par le journal télévisé
et le bon série B du soir ? Je laisse le lecteur être son propre juge.
Disparition d'Alexandrov
Au printemps 1985 un court article du Monde signala, en France, la
disparition de Vladimir Alexandrov, lors d'un colloque qui s'était tenu en
Espagne. On signalait que le conférencier, avant de disparaître sans laisser
de trace, s'était copieusement enivré.
La nouvelle n'émut pas grand-monde et passa totalement inaperçue au
plan international.
Immédiatement je tentais d'en savoir plus. Des rumeurs variées et sans
fondement se mirent à courir. On se demanda si Alexandrov n'était pas
passé à l'ouest. Mon dieu, pourquoi faire ? Vladimir, mécanicien des
fluides de son état, n'avait à ma connaissance aucune connaissance
"sensible", exploitable.
Ceci fut confirmé par un propos de Teller, durant l'été qui suivit, lors
des rencontres internationales d'Erice , en Sicile.
L'île contenait un luxueux centre consacré à la culture scientifique
internationale qui recevait chaque année le Gotha de la physique. En 1983
Alexandrov s'y était d'ailleurs rendu, en compagnie de Vélikhov, et avait
présenté ses travaux sur l'Hiver Nucléaire. En cet été 1985, à Erice,
quelqu'un demanda à Teller :
- Sont-ce les Américains qui ont enlevé Alexandrov ?
- Diable, répondit-il, que voulez-vous que nous fassions d'un
météorologue ?
Cette thèse du passage à L'ouest est certainement la moins crédible de
toutes. Lorsqu'un Soviétique saute le pas, la chose est exploitée
abondamment. Ce geste est interprèté comme une dénonciation du régime
Soviétique, ou comme un choix de meilleures conditions de travail.
Sans laisser de trace.
Plus d'un an après, aucune trace, aucun écho. Il fallut attendre l'été 1985
pour qu'une revue Américaine, Science Digest, publie le résultat de la
première enquête faite sur place, et aux Etats-Unis, auprès des différents
collègues qu'Alexandrov avait connu, en particulier à l'université de
Colorado.
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Son premier voyage aux Etats-Unis avait eu lieu en 1978, mais en 1980
il fit un séjour de plusieurs mois à l'université de l'état d'Oregon, invité par
son collègue et ami Larry Gates, qui faisait exactement le même travail
que lui. Il se fit énormément d'amis là-bas, et cela ne m'étonne guère,
c'était un homme très ouvert et chaleureux. Il résida donc plusieurs mois
au domicile de son collègue.
Il est peut-être difficile de se faire une idée précise sur quelqu'un qu'on
rencontre de loin en loin dans des congrès, mais une cohabitation de
plusieurs mois est beaucoup plus révélatrice. Gates, qui était de nous tous
celui qui le connaissait le mieux, a toujours dit qu'Alex était un type sans
problème particulier, enthousiaste, aimant la vie, et en tout cas sobre.
Dans un appartement confortable, empli de souvenirs de voyages, au 5
rue Archipov, à deux pas de la place Rouge, Alexandrov vivait avec sa
femme , la fragile Alia, et sa fille Olga, une gentille petite boulotte qu'il
adorait.
Aux Etats-Unis, Vladimir et Gates avaient travaillé dans une ambiance
très agréable à la mise au point du modèle de dynamique de la biosphère,
basé sur les premiers travaux de Larry. Alexandrov avait accès aux super
ordinateurs Américains Cray-one, ce qui le changeait des machines
Soviétiques, qui accusent quand même un retard certain par rapport aux
engins Américains ( Le Cray faisait en six minutes ce que le BESM de
Moscou faisait en 48 heures ). Il faisait également de fréquentes visites au
LLL ( Lawrence Livermore Laboratory ).
Début 1984, après la conférence du Vatican où il avait été invité par
Rovasenda, il retourna aux Etats-Unis, puis gagna Tokyo et Hiroshima, où
fut tournée une courte séquence avec Carl Sagan, destinée à être incluse
dans le film que préparaient les Japonais. A Tokyo, il acheta un
magnétoscope, puis revint à Moscou.
Gates dit que sa femme était malade, souffrait d'une sorte de cirrhose,
ce qui le préoccupait. Inquiet, il était entré en contact avec des spécialistes
étrangers et avait en particulier eu un long entretien téléphonique avec un
médecin Anglais qui avait tenté un diagnostic sur la base de ce
qu'Alexandrov avait pu lui dire.
Il devait aussi soutenir sa Soviet Doktorat, à la fin de l'année. Ses pairs
le lui avaient signifié. Ce grade est bien supérieur à la thèse de doctorat
d'Etat française ou au Phd Américain. C'est une sorte de brevet pour une
entrée ultérieure à l'Académie des Sciences d'Union Soviétique.
L'impétrant doit soutenir un feu roulant de questions pendant cinq heures,
et Gates dit qu'Alexandrov appréhendait un peu cet examen et qu'il n'avait
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pas que des amis à l'université ( mais dans le monde de la recherche les
gens sans ennemis sont bien rares ).
Contre-attaque du Pentagone.
En Mars 1985 le Pentagone publia un communiqué tendant à
discréditer ses travaux. Peu de mois avant l'accès aux super ordinateurs
Américains lui avait été interdit. Mesure purement politique. En effet
lorsqu'il utilisaient les machines, Vladimir devait fournir ses listings, qui
étaient analysés et introduits par un programmeur Américain, et n'avait pas
un contact direct avec l'ordinateur. Impossible, dans ces conditions, de
glisser à la sauvette un calcul de bombe à neutrons au milieu du lot.
Contrairement aux allégations du Département de la Défense, cette
exclusion n'était absolument pas basée sur des critères de sécurité.
Dans son communiqué du premier mars 85, le Pentagone écrivit :
- Il est difficile de faire la différence entre un scientifique Soviétique et
un propagandiste Soviétique... Vladimir Alexandrov et G. Stenchikov ont
développé des travaux basés sur un modèle Américain ancien considéré
depuis comme totalement obsolete.... Ils tirent des conclusions exagérées
de leurs travaux, qui leur ont attiré de vives critiques de leurs collègues
étrangers...En dépit de ces critiques ils persistent à donner la même
présentation de leur thèse.
Après avoir, dans les milieux scientifique, baigné presque comme un
poisson dans l'eau ( Alexandrov était plus Américain que les Américains,
disait Gates ) , c'était soudain la disgrâce.
Mais, n'exagérons rien. Les Soviétiques ont quand même des
ordinateurs très convenables et le fait d'être soudain "interdit de Cray-one"
ne pouvait pas pousser un tel homme, plein de ressources, à la dépression.
S'agissant des déclarations du Pentagone, je peux préciser qu'elles ne
reposent sur aucun fondement scientifique établi. J'ai reçu en 1986 une
publication de Stenchikov, intitulée "Mathematical modelling of the
influence of the atmospheric pollution on climate and nature". Elle
contenait une étude sur l'influence des quantités croissantes de gaz
carbonique relâchée dans l'atmopshère par l'activité des hommes, mais
reprenait aussi l'ensemble du travail sur l'hiver nucléaire, dont les résultats
se trouvent confirmés amplement : Stenchikov avait exploré une large
gamme de scenarii initiaux, allant de 100 à 25 000 MT et montrait en
particulier qu'il ne pouvait pas exister de "petite" guerre nucléaire, vis à vis
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214
des graves désordres causés à la biosphère. Les effets étaient toujours
présents et qualitativement semblables.
Au cas où une fèlure importante eût existé dans l'ensemble de l'édifice
théorique je vois mal comment Stenchikov aurait délibérément décidé de
la passer sous silence, au risque d'un grave discrédit sur le plan
scientifique, pour lui et pour toute l'équipe travaillant sur ce sujet au centre
de calcul de l'université de Moscou.
En vérité le Département de la défense Américain n'avait sans doute
pas trop prèté attention à ces travaux, toutes ce dernières années. Quel était
au juste l'impact des thèses d'Alexandrov ? Elles démontraient qu'il était
inutile d'accroître plus avant le potentiel nucléaire, puisque celui qui
existait déja, non seulement pouvait tuer des milliards de personnes, mais
mettait catégoriquement en danger la survie de l'humanité en tant
qu'espèce .
En 1985 Lyndon La Rouche avait publié un nouvel article dans sa
revue Fusion où il se félicitait de voir Edward Teller, puis le président
Reagan, épouser ses thèses. Suivait un appel vibrant à une militarisation à
outrance pour rétablir la parité vis à vis de Moscou.
Sur ce fond de décor les théories d'Alexandrov risquaient d'entraîner
une réflexion, suivie d'une possible remise en question de cette mass
production d'ogives, de sous-marins et de bombadiers, si profitable pour le
lobby militaro-industriel Américain. D'où une vigoureuse exculsion du
Soviétique des cénacles scientifiques Américains, suivie d'une opération
de désinformation, pas très étayée scientifiquement, à vrai dire.
Il serait intéressant de connaître l'opinion des chercheurs réellement
compétents sur ces travaux, et en particulier celle de Gates et de son
équipe, dont les travaux étaient en même temps remis en cause.
On rejette ce qui vous dérange. En 84 j'avais trouvé cette même attitude
systématique chez Gallois, confirmée dans son livre paru en 86, 42 accrue
sans doute par la crainte de voir les armes spatiales, hors de portée des
européens, mettre au rencart les missiles du site d'Albion et la flotte des
sous-marins nucléaires, véritable fierté française.
Le film de la disparition.
L'élimination d'Alexandrov fut l'œuvre de grands professionnels. Il se
volatilisa purement et simplement à Madrid à la suite d'une conférence
qu'il donne, sur l'invite du groupe communiste de Cordoue. Ses dernières
42 Pierre Gallois : La Guerre des Cent Secondes, édité chez Fayard, page 36
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heures durent être semblable à celles du personnage des "Trois Jours du
Condor" et il ne vit vraisemblablement pas venir le coup. La presse
internationale, pour le peu d'écho qu'elle donna à cette affaire, vite
étouffée, parla de son état d'ébriété. Faux, Alexandrov ne buvait pas. On
perd subitement sa trace devant l'hôtel Habana.
Le lendemain de sa disparition, le lundi 31 avril 1985 des employés de
l'ambassade Soviétiques vinrent à l'hôtel Habana. Constatant son absence
ils décidèrent de récupérer ses affaires et de payer sa note. Ils prirent aussi,
détail qui a son importance, son passeport.
Par la suite l'ambassade aurait officieusement demandé à la police
espagnole d'effectuer des recherches au sujet de son ressortissant. Ici
s'arrète l'histoire Espagnole.
Le 3 mai John Wallace, directeur du département des études de la
biosphère à Washington reçut un appel téléphonique d'Alya, l'épouse
d'Alexandrov, qui s'inquiétait de ne pas voir réapparaître son mari.
La conversation fut difficile parce qu'Alya parlait très mal l'Anglais et
Wallace pas du tout le Russe. Néanmoins la nouvelle se répandit
rapidement dans cette petite communauté scientifique, qui décida un black
out, au cas où Alexandrov aurait tenté un passage à l'ouest ou se serait
caché quelque part en Espagne.
Les mois passèrent et le 4 juillet la revue Nature brisa le silence, suivie
par le New York Times et le quotidien Espagnol El Pais. Un jour après la
diffusion de cette nouvelle, et 108 jours après la disparition d'Alexandrov,
les autorités Soviétiques déposèrent une requête officielle auprès de la
police et du ministère des affaires étrangères espagnols.
La première mention de la disparition du savant Russe ne fut faite dans
la presse Soviétique qu'en décembre 85. Celle-ci accusa alors la CIA, en se
basant sur un article signé de Ralph de Toledano, daté du 29 octobre et
paru dans le Washington Times, où celui-ci évoquait, de sources secrètes,
un interrogatoire qu'Alexandrov aurait subi après son passage à l'ouest.
Cette thèse fut fortement réfutée par John Wallace :
- Alexandrov était très attaché aux siens et à la culture Russe. On peut
évidement supposer que le pression qu'il subissait depuis un an, liée à ses
activités médiatiques, aient pu provoquer chez lui une sorte de dépression
nerveuse. Mais je refuse de croire à une décision calculée.
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Indifférence des media français.
A ce stade on en est réduit aux spéculations. Je peux en tout cas attester
d'une chose : j'ai rencontré dans les media français la même surdité qu'en
1983 vis à vis de la thèse de l'hiver nucléaire.
Bien sûr, dès que j'ai su la nouvelle j'ai tenté des démarches tous
azimuts. Mais l'affaire ne semblait absolument pas intéresser les
éditorialistes français, de la presse écrite ou parlée. J'ai en tête la réponse
que me fit l'un d'eux, travaillant à l'Express :
- Oui, mais depuis sa disparition, qu'y a-t-il comme faite nouveau ?
rien...
Mais, en général, je dois avouer qu'on se contenta de ne pas répondre
du tout.
J'ai fini avec le temps par acquérir une certaine vision du monde
journalistique. Un jour un journaliste me disait :
- Dans vos milieux de recherches, vous avez des règles, des lois plus ou
moins occultes. Vous avez aussi des phénomènes de mode. Quand vous
tapez en dehors de ces lois ou de ces modes, ça ne prend pas, vous le savez
très bien. Pourquoi voulez-vous que chez nous ça soit différent ?
Si un film comme "Les trois jours du Condor", qui décrit le drame d'un
homme pourchassé par le CIA pour avoir mis le doigt par inadvertance sur
un secret dont il ignorait la portée, était sorti sur les écrans, les rédacteurs
en chef auraient peut-être dit :
- Tiens, coco, ça ferait pas mal, cette affaire Alexandrov, avec la sortie
du film. Est-ce que tu peux me flasher quelque chose là-dessus ?
Aucun succès non plus du côté d'organismes comme Amnesty
International, que cela soit au plan français ou au plan international. Nous
eûmes une réponse du style :
- Est-ce que vous ne connaitriez pas des collègues Espagnols qui
pourraient nous aider ?
Nous n'en connaissions pas. Des amis chercheurs, les Rivière, tentèrent
des démarches officieuses par l'intermédiaire d'un chargé de mission en
poste à Madrid. La réponse qu'ils obtinrent des Espagnols fut assez
déconcertante :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- On ne sait rien, et dans ce cas particulier, on a pas envie de savoir...
Je recontactais Stenchikov à Moscou ainsi que Y. Shmyglevsky, chef
du département de mécanique des milieux continus au centre de calcul de
Moscou, et donc chef hiérarchique direct d'Alexandrov. Ce dernier me
répondit dans une lettre du 24 février 86 qu'il n'en savait pas plus que ce
qui avait été publié dans le Washington Post du 29 Octobre 85 et qu'il
souhaitait vivement avoir d'autres informations.
En 1986 Alexandrov avait disparu depuis plus d'un an et personne
n'espérait plus qu'il réapparaisse. Dans la mesure ou aucun organe de
presse français n'avait encore entrepris d'enquête, il était douteux que l'on
connaisse un jour la vérité. Que vaut la peau d'un chercheur ? Pas grandchose,
je suppose. Au printemps 86 j'écrivis aux responsables de
l'émission Résistance, d'Antenne II. Une des journalistes, Dominique
Torrès, me contacta. Il fut question d'une mission à Madrid à laquelle
j'aurais participé en septembre octobre. Mais l'affaire resta sans suites.
Alexandrov disparut dans l'indifférence la plus totale. Il doit reposer
quelque part, dans la banlieue de Madrid, dans une dalle de ciment.
Gonzales Matta.
En 1987 une possibilité me fut donnée de me rendre à Moscou. La
revue Actuel avait décidé de consacrer un article à mes travaux de MHD.
A l'époque les Russes étaient les seuls à continuer dans cette voie. Le
rédacteur en chef m'envoya donc là-bas avec un journaliste, Patrice Van
Eersel. A l'aéroport nous attendait le fidèle Golubev, qui m'étreignit dans
ses bras.
- Jean-Pierre, mon frère...
Il est des amitiés durables qui ne connaissent pas de frontières.
Je rencontrais le mathématicien Arnold, spécialiste de topologie. Avant
de venir me rejoindre à l'hôtel, celui -ci me dit :
- Mais ...comment pourrai-je vous reconnaître ?
- C'est simple : je serai le seul client de l'hôtel qui aura une surface de
Boy43 dans les bras.
43 Il s'agit d'une surface inventée en 1902 par le mathématicien Autrichien Werner Boy ,
élève de Hilberth. Son équation algébrique fut trouvée par le mathématicien Français
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- Ah, dans ces conditions je peux difficilement vous rater.
J'avais également souhaité rencontrer Sakharov, qui avait publié les
premiers travaux sur un modèle gémellaire d'univers, dix ans avant moi.
Hélas, fatigué par le harcèlement médiatique celui-ci était parti avec sa
femme, Héléna Bonaire, avec un certain humour, se reposer à ... Gorki, la
ville où il avait été assigné à résidence, en disant :
- Au moins, là-bas, je connais tout le monde.
Je discutais quelques heures dans ma chambre d'hôtel avec un jeune
chercheur, encore inconnu à l'époque, Linde, qui me regarda comme si je
débarquais d'une autre planète.
- Ce que vous dites aurait sûrement beaucoup intéressé Andréi.
Hélas Sakharov mourut peu de temps après et mes chances de discuter
avec lui sur ce passionnant problème disparurent à jamais.
Nous visitâmes différents centres de recherche. Dans les couloirs on
voyait se promener des chats.
- Que font ces chats dans votre laboratoire ? demanda Patrice à la jeune
femme qui nous faisait visiter un laboratoire où se trouvait un petit
Tokamak.
- Mais comment faites-vous, chez vous, pour les souris ?
Au CEA, il n'y a pas de souris, en Russie, si, et elles bouffent les
connexions électriques. Alors chaque labo a un budget "chats".
A Paris nous avions obtenu quelques renseignements d'un collaborateur
d'Actuel, Gonzales Matta, ancien des services secrets Espagnols.
- Mes petits, cette affaire vous dépasse. J'ai gardé des contacts avec les
gens des services secrets Espagnols. L'un d'eux a voulu en savoir plus sur
la disparition d'Alexandrov, comme ça...
- Et alors ?
Apéry, qui se servit, pour se faire, de la description que j'en avais faite, à l'aide de
méridiens elliptiques. Le lecteur intéressé en trouvera une description dans mon
ouvrage "Le Topologicon", éditions Belin, 8 rue Férou, Paris. Il existe également une
maquette, que j'ai faite réaliser, qui achève de s'oxyder au centre de la salle pi, au Palais
de la Découverte, à Paris.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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- Il a été tué dans un parking. L'affaire Alexandrov, croyez-moi, ça
mord, très ford. Laissez tomber.
Le conseil semblait sage. Mais par égard pour mon ancien ami je tins
cependant à rendre compte de ce que nous avions appris à l'Institut de
Météorologie de Moscou, avec lequel je pris rendez-vous, pour la veille de
notre départ.
- Tu es fou, me dit Patrice, on va se jeter dans la gueule du loup. Ca
doit être truffé de gens du KGB, là-bas !
- Certainement, et c'est pour cela que j'ai arrangé notre entrevue pour la
veille du départ. En Russie, les administrations sont lentes et, avec un peu
de chance, quand ils commenceront à réagir, on sera déjà dans l'avion.
- Le ciel t'entende !
Le jour dit Stenchikov vint nous chercher avec sa voiture et nous
conduisit à son directeur, Schmyglevsky. Celui-ci, en nous saluant, nous
fit tout de suite une signe évoquant la présence de micros dans son bureau,
et en plaçant son doigt sur ses lèvres. Nous allâmes discuter dans le parc.
Tout ce que je pouvais faire c'était leur enlever leurs dernières illusions de
retrouver leur collègue vivant. Selon Matta, on avait retrouvé du sang
devant l'hôtel. Des prostituées aurait été témoin de son enlèvement. Il
aurait été assommé.
Dans le Tupolev qui nous ramenait vers Paris Van Eersel me dit :
- Cette nuit, j'ai mal dormi.
Les hypothèses.
Que conclure sur cette disparition d'Alexandrov ?
- Le passage à l'ouest : Personne ne retient un instant cette thèse, la
moins crédible. Alexandrov ne présentait pas vraiment d'intérêt pour le
Pentagone. Ca n'était pas non plus ce qu'on appelait un dissident. Il militait
sincèrement pour le désarmement, mais ne s'opposait pas en ce sens aux
thèses de Gorbatchev, et son action était visiblement encouragée.
- La fugue : Même commentaire. Une aventure amoureuse ne l'aurait
pas conduit à un tel silence pendant aussi longtemps. Et il était
notoirement très attaché à son foyer.
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220
- L'élimination physique pure et simple. Et dans ce cas, par qui et
surtout pourquoi ?
J'adhère à cette dernière hypothèse, de même que Rovasenda, le
secrétaire Scientifique du Pape, qui me le confirmait dans un courrier.
Tout ce que nous pouvons faire, faute d'indices, c'est de chercher qui, ou
quel groupe Alexandrov dérangeait.
On a a déjà vu que son action s'inscrivait tout à fait dans la poussée
médiatique des actuels dirigeants du Kremlin ( propositions de contrôle
des armements in situ faite par Gorbatchev ). On ne voit pas pourquoi
Moscou aurait commandité son assassinat. A moins que, tel le héros des
Trois Jours du Condor, il ait, à travers ses multiples contacts avec ceux qui
avaient en charge des projets hautement secrets, mis le doigt sur une
information par trop dangereuse. Auquel cas on aurait choisi une
élimination dans une terre étrangère pour mieux brouiller les pistes.
Alexandrov, en se préoccupant des conséquences des armes nucléaires,
ne pouvait pas ne pas s'intéresser à l'ensemble du problème des armements,
dans son pays comme dans les pays étrangers. On a vu que quand on
fouine dans ce champ là, on finit toujours par tomber sur quelque chose.
Par ailleurs il est bien connu que les chercheurs impliqués dans des projets
par trop inhumains ont parfois des problèmes moraux. Or, comme
lorsqu'on adhère à la mafia, il est des engagements qui deviennent un jour
irréversibles.
L'histoire rapporte le cas d'un chercheur Américain du nom de
Twitchell, travaillant après la guerre à l'université de Berkeley, Californie,
à des projets visant à l'amélioration des armes nucléaires. On peut
supposer qu'il connaissait d'importants secrets dans ce domaine.
Le public n'a jamais su dans quelles circonstances il était tombé malade,
mais il mourut en délirant, dans un hôpital militaire Américain, sans
qu'aucun de ses proches ne soit autorisé à l'approcher avant son décès.
Un autre technicien d'Oak Ridge, atteint de folie subite, surpris dans un
train par les agents de la sécurité en train de commenter les travaux qu'il
effectuait dans la ville atomique, fut également interné dans un hôpital
psychiatrique d'un genre très particulier, également en état d'isolement
complet.
A l'opposé de cette possibilité resterait l'action d'un des services
parallèles à la solde du complexe militaro industriel d'un des deux blocs.
On sait qu'aux Etats-Unis le CIA est un véritable état dans l'état, échappant
Les Enfants du Diable 1/j/aa
221
souvent totalement au contrôle du pouvoir politique, et il pourrait en être
de même pour certaines sections du KBG Soviétique. En tout état de cause
les thèse d'Alexandrov s'opposaient à ce type d'activité de militarisation
intensive. On a vu, au plan français, dans le livre de Gallois, comment la
thèse de l'Hiver Nucléaire était délibérément passée sous silence.
La solution finale.
Lorsque nous nous étions vus à Moscou en 83, Alexandrov avait
brièvement évoqué l'émergence possible d'une nouvelle bombe, à antimatière44
. Or trois ans plus tard ce thème faisait surface, y compris dans
des revues scientifiques comme La Recherche. Personnellement je m'en
tiendrai à une conversation que j'ai eue à son domicile, en novembre 86
avec Marceau Felden, conseiller militaire français et ancien directeur du
laboratoire de physique des plasmas de Nancy ( et par ailleurs auteur de
l'excellent ouvrage "La Guerre dans l'Espace", paru aux éditions Levrault ).
Celui-ci me déclarait sans ambages :
- On sait déjà depuis longtemps synthétiser l'anti-matière et la conserver
dans les anneaux de stockage des accélérateurs de particules. La refroidir,
c'est à dire faire en sorte que les atomes d'anti-matière acquièrent des
vitesses égales, ne pose pas de difficulté a priori. Dans ces conditions on
peut la cristalliser. Un cristal d'anti-matière, dans une enceinte au vide
suffisamment poussé, pourrait être conservé en lévitation
électromagnétique à très basse température, à l'aide du phénomène de
supraconduction, pendant un temps indéterminé. On obtiendrait ainsi une
bombe d'une puissance théoriquement illimitée.
Pour la déclencher, il suffirait de couper le système de lévitation.
L'antimatière viendrait alors au contact de la paroi et s'annihilerait avec
une quantité équivalente de matière. Puissance : une mégatonne de TNT
pour vingt cinq millionièmes de grammes d'anti-matière. On obtiendrait
d'ailleurs un engin relativement propre, car les déchets radioactifs, c'est
bien connu, viennent essentiellement des systèmes à fission.
En prenant ce thème de la bombe à anti-matière on remarquera que
cent grammes d'anti-matière équivaudraient à 4000 mégatonnes de TNT,
soit à la bordée thermonucléaire actuelle de l'un des belligérants potentiels.
44 L'anti-matière, qui peut être synthétisée dans les accélérateurs de particules, en très faible quantité,
s'annihile totalement avec une quantité équivalente de matière, en produisant un dégagement d'énergie
10.000 fois plus intense que les réactions de fission ou de fusion, car le rendement est alors de 100 %
( toute la masse se trouver convertie en énergie).
Les Enfants du Diable 1/j/aa
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Il serait donc théoriquement possible, dans le cadre de la physique
contemporaine, de construire ce que le futurologue Américain Herman
Kahn avait appelé "The Doom Day Machine", la machine du jugement
dernier, c'est à dire un engin embarquable à bord d'un unique missile et
capable de détruire toute vie sur Terre d'un seul coup d'un seul...
C'est une menace terrifiante, car par opposition à l'arsenal nucléaire
actuel un tel engin permettrait de créer un effet de surprise définitif. Il
pourrait en effet être logé dans un objet ayant l'apparence d'un banal
satellite d'observation, et être mis à feu sans préavis au dessus du territoire
de l'adversaire,qu'il détruirait totalement .
Resterait, bien sûr, à trouver le moyen de synthétiser une telle quantité
d'anti-matière. Si on s'en tient aux articles publiés, les quantités qu'on
envisagerait de synthétiser, ou qu'on aurait déjà synthétisées (?...) se
chiffreraient en microgrammes. Ces charges seraient alors utilisées comme
détonateurs, en particulier dans les bombes à neutrons ( voir annexe 3 ).
Mais notons immédiatement qu'un microgramme d'anti-matière
représente quarante kilotonnes de TNT , soit plus de trois fois la bombe
d'Hiroshima....
Qui aurait imaginé, En 1945, après Hiroshima, après l'énorme effort
technique lié au projet Manhattan, que la production massive de matière
fissile puisse atteindre une dizaine d'ogives par jour .
Si un jour on sait produire de l'antimatière par microgrammes, il n'y a
aucune raison pour cette production ne s'accroisse pas. Faisons confiance
aux hommes, ils trouveront sûrement un moyen d'accroître ce rythme.
Des secrets qui tuent.
La bombe à anti-matière serait bien évidement liée à un certain nombre
de secrets technologiques et scientifiques. Alexandrov aurait-il été en
contact avec l'un de ces secrets ? Ca n'est pas impossible.
Il est bien évident que les travaux qu'il menait le mettaient
automatiquement en contact avec tout ce qu'il pouvait y avoir de plus
performant en matière d'armements de destruction massive. Nous avons vu
qu'aucune structure de secret n'est absolument étanche.
Qui veut savoir et se met en contact avec suffisamment de gens, finit
par apprendre des choses, directement ou indirectement.
Les gens qui sont impliqués sur des projets aussi monstrueux ne
peuvent pas rester de marbre. S'il leur est impossible de s'exprimer
directement, il n'est pas exclu qu'ils soient tentés de communiquer
Les Enfants du Diable 1/j/aa
223
certaines informations de manière anonyme à des gens qui, comme
Alexandrov, puissent devenir des vecteurs de communication et pousser
un indispensable cri d'alarme. Je connais des chercheurs qui reçoivent
ainsi des courriers anonymes, postés d'endroits forts divers et porteurs
d'informations aussi bouleversantes qu'invérifiables. Dans ce cas la règle
absolue est de ne rien conserver par devers soi. Etre l'unique détenteur d'un
quelconque secret est un danger mortel. Alexandrov avait peut-être oublié
cette règle élémentaire.
Quoi qu'il en soit, cette voix importante s'est tue, qui était en quelque
sorte la conscience des enfants du diable.
Les bouteillons de l'Apocalypse.
Les bruits les plus fous circulent dans les couloirs des grands colloques
internationaux. Certains pensent que la bombe à anti-matière serait déja
opérationnelle aux Etats-Unis depuis 1985 et qu'elle serait essayée, sous
très petites quantités, dans les expériences souterraines du Nevada.
Les Russes, également engagés dans cette course, auraient perdu la
partie à cause de leur faiblesse très nette dans le domaine de la
supraconduction, vis à vis des Américains. Gorbatchev, conscient de cet
écart mortel, aurait alors cherché à négocier en catastrophe. D'où ses
tentatives d'ouvertures et d'où cette dérobade des Américains, peu
soucieux d'interrompre leurs fructueux essais souterrains, dans l'espoir de
parvenir à un résultat décisif, capable de "faire la différence".
Que signifiait par ailleurs cette plaisanterie de mauvais goût lâchée par
Ronald Reagan à la radio Américain, lorsqu'il se croyait hors antenne :
- Je viens de signer une convention qui va permettre de détruire la
Russie. Le bombardement va commencer dans cinq minutes.
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LA MAIN DU DIABLE,ENCORE
Les étranges confidences de Le Quéau.
J'ai travaillé vingt ans dans le domaine de la MHD. Pendant quinze ans
j'ai été le seul Français à m'accrocher dans ce domaine. J'ai déjà raconté ce
pan de ma vie de savanturier dans un autre ouvrage45. En 1975, dans des
circonstances qui nous emmèneraient trop loin, j'ai été amené à envisager
que l'on puisse, à l'aide de la MHD, faire circuler dans l'air un véhicule à
propulsion électromagnétique, à vitesse supersonique et sans onde de choc,
ce qui avait évidemment un lien direct avec les OVNIS.
Je rencontrais dans cette quète des difficultés considérables, non sur le
plan scientifique, mais sur le plan institutionnel. Mon élève, Bertrand
Lebrun, soutint une thèse de doctorat sur ce sujet. Il est possible maintenant,
de faire le point sur ce sujet en citant un passage d'un rapport effectué sur
moi par le CNRS, sous la plume du président de la section 17,
d'astrophysique et de cosmologie Dominique Le Quéau :
"Un rapporteur étranger, que j'ai consulté, déclare, à propos des travaux
de J.P.Petit sur la suppression des ondes de choc qu'il s'agit d'un problème
important, bien traité en utilisant la méthode classique des caractéristiques".
Je dois dire que c'est également mon avis, à partir de la lecture de la thèse
de B.LEBRUN, effectivement beaucoup plus facile à appréhender que
dans les articles publiés par Petit et Lebrun dans des revues à comité de
lecture : il y a là un travail apparemment sérieux de modélisation théorique
des écoulements supersoniques, étayé par des simulations numériques qui
me semblent correctement réalisées. Il aurait pu constituer le début d'une
ligne de travail plus approfondie, relevant du domaine des "Sciences pour
l'Ingénieur", si le sujet - possibilité de mouvement supersonique sans onde
de choc - avait fait l'objet, à l'époque, d'un soutien renouvelé de la part du
CNRS".
Depuis 1987 j'ai totalement abandonné la MHD pour me consacrer à
plein temps à la cosmologie théorique. Disons que ce rapport confortera le
lecteur non initié sur le sérieux de ma démarche.
Dans les années 80 le directeur général du CNRS, le sympathique Pierre
Papon, avait été intéressé par le thème et nous avait fait aider par son
directeur du département "Sciences Physiques de l'Ingénieur" :
Combarnous. Les choses allèrent fort loin. Les calculs ayant été faits, nous
avions envisagé de faire une expérience, qui devait être montée au
45 Enquête sur les OVNI, Albin Michel, 1989
Les Enfants du Diable 1/j/aa
225
laboratoire du professeur Valentin, à Rouen, laquelle devait être montée par
Claude Thénard, maître de conférence.
Pour ce faire nous avions récupéré, Combarnous et moi, une montagne
de condensateurs que le CEA devait vendre à des ferrailleurs et qui
provenaient de l'ancien Tokamak de Fontenay-aux-Roses.
- Formidable, disait Combarnous, on va faire de la recherche de pointe
avec du matériel de rebut.
J'étais sûr de mon coup. Toutes mes expériences ont toujours marché au
premier essai. En utilisant des forces électromagnétiques nous allions
aspirer, annihiler les ondes de choc qui se formaient devant une petite
maquette.
Mais tout bascula soudain. Il y eut un changement politique. Papon sauta
et fut remplacé par Feneuille, Combarnous par Charpentier.
L'armée fit pression pour que je n'aie aucune responsabilité officielle
dans cette expérience, que je devais de fait conduire de A à Z. Fontaine,
adjoint de Combarnous et très introduit à la DRET ( recherche militaire )
me signifia téléphoniquement :
- Etant donné qu'il a travaillé avec toi, Lebrun n'a aucune chance d'être
pris dans un quelconque laboratoire Français. En clair, dis-lui de se
retrouver un job dans le privé.
Je levais les pouces et, privé de mes directives, Thénard ne put mener la
manip à bien. Ses tuyères explosèrent les unes après les autres. De toute
manière on avait bien senti que quelqu'un ne voulait pas que cette manip se
fasse, du moins au grand jour. Si elle avait marché, elle aurait fait émerger
le problème OVNI de sa gangue de manière irréversible.
Un an plus tard je rencopntrais Thénard à Rouen, qui me confia :
- Tu sais, j'ai rencontré Bradu, qui est notre contact à la DRET. Tu sais ce
qu'il m'a dit ?
- Non
- Que la DRET doublait toutes ces recherches dans ses laboratoires
secrets.
En Avril 1994 nous déjeunions à Marseille, le Quéau, président de la
section du CNRS, Baluteau, directeur de l'observatoire, et moi. Soudain Le
Quéau nous lâcha :
Les Enfants du Diable 1/j/aa
226
- En tout cas, je peux vous dire une chose. C'est bien l'armée qui a fait
capoter les travaux de MHD de Petit.
- Pourquoi, hasarda Baluteau, cela ne les intéressait pas ?
- Tout au contraire et je peux vous dire qu'ils continuent plein pot dans
leurs laboratoires secrets.
- Mais comment peux-tu affirmer une chose pareille ?
- J'ai mes entrées là-bas. Tu sais que j'ai été l'élève de Pellat46. Jadis
j'étais assez antimilitariste, mais en vieillissant j'ai mis de l'eau dans mon
vin. Disons que j'ai mes entrées à la DRET.
Rien de tel qu'un ancien soixante-huitard pour les retournements de veste.
Avant on s'en doutait. Maintenant on sait. L'armée s'intéresse aux
OVNIS, à cette "science venue d'ailleurs", et cela ne date pas d'hier.
Savez-vous pourquoi ?
Pour pouvoir construire un jour un missile de croisière hypersonique,
porteur d'une charge thermonucléaire.
J'ai tenu, dans ce livre, a consigner cette conversation. Comme on a pu le
voir avec Alexandrov, il est des choses qu'il est dangereux de savoir. Et
dans ces cas-là, mieux vaut s'en débarasser au plus vite, comme d'une peste
qui peut être mortelle. Alexandrov ne s'était pas méfié et n'avait même pas
vu le coup venir. Combarnous m'avait dit un jour :
- Mon vieux, si tu continues, un jour tu te retrouveras dans un cercueil
plombé.
Peut-être, mais si je ne parle pas, qui le fera ?
46 Mon ancien directeur de recherche au CNRS. Membre de l'ex conseil scientifique du
groupe créé par le CNES pour l'étude des OVNIS : le GEPAN, ex-président du CNRS.
Actuellement directeur des projets scientifqiues du CNES.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
227
EPILOGUE
Alexandrov a été écrasé, tel Laocoon par des serpents sortis de l'onde,
pour maintenir le destin de la planète sur ses rails.
Dans ce livre j'ai voulu montrer comment la science était devenue le
composant principal de l'histoire des hommes. Les découvertes
scientifiques et techniques apportent des bouleversements de plus en plus
rapides. Les scientifiques, ces Jean de la Lune, en sont devenus
pratiquement les principaux acteurs. Avant le projet Mannathan les
"savants" étaient de simples marchands qui accompagnaient la caravane
sans la diriger, des marginaux qui scrutaient les secrets de la nature en
ayant l'impression d'être en dehors de l'agitation humaine.
Le hasard en a fait les principaux artisans de l'histoire. Ils ont fourni aux
hommes de quoi s'entre-détruire. Ils ont déséquilibré de fragiles équilibres,
remplacé les flèches par des Kalachnikov, les canons par des bombes
thermonucléaire, en... toute innocence.
Les biologistes ont sorti de la boite de Pandore scientifique d'autres outils,
peut-être à terme encore plus dangereux que l'atome.
Ce bond en avant technologique, exponentiel, n'a rien changé au mental
des hommes. Les conflits actuels sont la réactualisation de conflits tribaux
séculaires, ethniques, raciaux, religieux. Seuls les "moyens d'expression"
ont changé. On a l'impression que l'homme possède, sans le savoir, un
archéolencéphale très actif, qui cohabite avec son cerveau rationnel et dont
l'influence sur ses actes n'a rien à voir avec son quotient intellectuel. Le vie
d'un homme comme Oppenheimer, où un intellect puissant était mis au
service d'une ambition simpliste, en est la caricature.
Qui trouvera la solution de la crise planétaire actuelle ? L'ONU ? Cela
fait sourire47. Les hommes politiques, les scientifiques, les économistes, les
leaders religieux ? Ils ont dénués de la plus petite parcelle d'imagination.
Paradoxalement, l'intelligence ne semble plus opératoire, la science non
plus, qui engendre plus de désordres qu'elle n'apporte de vraies solutions.
Comment terminer ce livre ?
47 Lors de la Guerre du Golfe, un G.I. réaliste et doté du sens de l'humour avait peint sur
son casque l'inscription "Oil War".
Les Enfants du Diable 1/j/aa
228
Par un vibrant appel aux populations ? L'expérience a montré la vanité
d'une telle démarche. Depuis des décennies les mouvements pacifistes
déploient en vain leurs efforts. Leurs discours se perdent dans la
cacophonie générale.
Faut-il alors conclure avec pessimisme ou, au contraire, y aurait-il un
deux ex-machina salvateur, outsider, imprévu ?
Quelle est la cause des désordres sur cette planète ? Les hommes se
battent parce qu'ils ne se connaissent pas. Il y a quelques semaines je voyais
une émission sur la ville d'Hébron où se retrouvent face à face, autour du
même sanctuaire, le tombeau d'Abraham, 100.000 Palestiniens et 300
colons juifs. On voyait des gosses juifs qui partaient à l'école, protégés par
des militaires et traversant une ville hostile où leurs parents ne se
déplaçaient qu'armés, en chantant des chansons appelant à la mort des
Arabes, apprises de la bouche de fanatiques aveugles. En face, on voyait
d'autres gosses, jetant des pierres. Deux haines, deux livres écrits il y a des
siècles.
A un moment je journaliste demanda à l'un des enfants juifs :
- Connais-tu un Arabe ?
L'enfant, qui était aussi beau et aussi blond que l'était mon fils lui
répondit simplement
- Non.
On ne peut pas déplacer des milliards d'hommes pour leur apprendre à se
connaître. Cela coûterait trop cher. Mais la technique moderne a rendu une
chose possible : ils peuvent se parler. Des réseaux existent. Le téléphone
était coûteux. Le fax a diminué ce coût d'un facteur cent. Mais le fax, c'est
de l'image.
La NASA, pour des raisons stratégiques, a développé un système nommé
INTERNET ( réseau international ). De loin, cela peut paraître compliqué.
Les utilisateurs ont besoin de disposer d'un ordinateur et d'une liaison. Mais
le concept existe. Ce qui est fondamental c'est que la communication est
ultra-rapide et très peu coûteuse. INTERNET passe 5000 caractères par
seconde. Une lettre passe en une fraction de seconde, d'un bout à l'autre de
la Terre, un livre entier en quelques minutes.
L'ordinateur n'est pas un problème, ni de coût, ni de matière première.
On peut en construire des millions à bas prix. Le problème, c'est la langue.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
229
Reconstruire la Tour de Babel.
Dans la Bible il est écrit que les hommes voulurent un jour construire une
tour pour escalader le ciel. Dieu, mécontent, aurait alors confondu leurs
langages et les auraient dispersés aux quatre coins de la planète.
Il existe déjà un projet nommé BABEL, qui est une caricature de
communication. Ses auteurs veulent seulement que les émissions de
télévisions, relayées par les satellites, puissent être sous-titrées en toutes les
langues. Formidables : les media, au service d'oligarchies pourraient alors
déverser leurs âneries à tous vents. Publicités, bourrages de crânes en tous
genres, ventes par correspondances, émissions religieuses, jeux, feuilletons,
pseudo-débats, pseudo-informations, pseudo-tout.
Ce qu'il faut faire c'est exactement l'inverse. Créer la possibilité d'un
dialogue direct, sans aucun intermédiaire, précisément sans media.
Se pose alors le problème de la barrière de langue. Il n'est pas insoluble,
contrairement à ce que l'on peut penser. Pourtant toutes les tentatives de
traduction d'une langue à l'autre ont été des échecs. Si un Français tape :
- Ca fait belle lurette
L'ordinateur a toutes les chances de traduire dans d'autres langues :
- Voici de magnifiques bougies !
Pour le moment la traduction d'un texte brut est une chose impossible.
Mais pas si le système est interactif. On pourrait doter BABEL plusieurs
niveaux. On ne peut pas envisager d'emblée de faire dialoguer un Papou et
un Eskimo. La première version de BABEL serait réservée au lot des
langues usuelles ( la langue standard d'INTERNET est l'Anglais ).
L'essentiel est de donner le coup d'envoi à un telle idée, que je ne suis
probablement pas le seul à avoir eu.
Imaginez que cela existe. Vous tapez :
- Je m'appelle Jacques Dupont. J'ai 25 ans. Je suis technicien en
aéronautique. J'ai deux filles. La première s'appelle Samantha et la seconde
Marie-Dominique. J'habite Lyon, en France.

Les Enfants du Diable 1/j/aa
231
Il existe des projets visant à couvrir l'espace circumterrestre avec
soixante dix satellites de télécommunication qui permettront de relier
instantanément deux personnes situées en n'importe quel point du globe,
dans une ville ou en plein forêt Amazonienne.
Les besoins de la planète en images débouchent sur des projets encore
plus ambitieux. Au milieu de ces torrents d'informations, l'envoi d'une
simple lettre sera une goutte d'eau dans un fleuve. Quoi qu'on fasse, la
potentialité de communication entre les hommes, à faîble coût et sans
limitation, se construit technologiquement, même si les motivations des
projets en cours sont plus que douteuses. Quand ces réseaux seront en place,
le "courrier électronique" et "l'édition électronique d'ouvrages" s'y
insèreront comme des parasites minuscules.
Comment le projet BABEL pourrait-il être lancé ? En utilisant les
possibilités d'INTERNET, qui touche potentiellement 30 millions de
personnes.
Si quelqu'un a quelque chose à dire, il peut écrire un livre. Mais au lieu
de se chercher péniblement un éditeur ( à qui il faudra plaire ) , un circuit
de diffusion, un traducteur, il pourrait écrire son ouvrage en vingt-quatre
langues d'un coup, son livre pourrait être "édité" potentiellement en des
millions d'exemplaires. Tout utilisateur aurait alors la possibilité de le
"télécharger" gratuitement et l'imprimer, chez lui48. BABEL pourrait être
doté d'un système de synthèse vocale, pour ceux qui ne savent pas lire49.
Ceux-ci pourront alors charger la version sonore du livre, sous forme codée,
"compactée", que le synthétiseur vocal de leur ordinateur pourra leur
restituer.
Bien sûr, l'auteur ne touchera pas de droits. Mais est-ce là le but premier
d'un livre ?
A terme on pourrait ouvrir BABEL à ceux qui ne connaissent pas
l'écriture. Leur ordinateur serait simplement équipé d'un système de
reconnaissance et de synthèse vocale.
48 Que les éditeurs se rassurent. Il leur restera un vaste créneau pour les ouvrages "à
caractère littéraire".
49 Une équipe Américano-Japonaise a récemment mis en œuvre avec succès un système de
communication fondé sur un ensemble de 300 mots ( projet STAR : speech translation advanced research ).
L'entrée s'effectuait par saisie direct de la parole et la sortie s'opérait par synthèse vocale. Le problème est
donc maîtrisé, même si la possibilité de traduction reste très embryonnaire et limitée à de simple échanges
techniques et commerciaux
( descriptions d'appareils, propositions de contrats )
Les Enfants du Diable 1/j/aa
232
BABEL, forum planétaire, ne serait pas conçu pour fondre les cultures
planétaires en une culture unique, mais pour les fédérer. Toutes les nuances
de la pensée humaine pourraient y trouver leur place.
Comme le MINITEL et INTERNET, BABEL aura d'innombrables
messageries, éventuellement avec des pseudonymes, des clefs, des codes,
pour assurer l'anonymat à ceux qui en auront besoin pour s'y exprimer
librement, loin de la surveillance de leurs "frères". Jusqu'à présent les
hommes n'ont jamais communiqué en cœur à cœur, mais à travers des
filtres innombrables, idéologiques, religieux, mediatiques. Bien sûr,
BABEL pourrait être le siège de toutes sortes de tentatives de
manipulations et de récupérations. Mais les hommes sont plus nombreux
que ceux qui les manipulent.
Il y a moins de vingt ans l'ordinateur était un luxe coûteux. Les heures
d'ordinateur étaient chères. J'ai connu l'époque, où l'équivalent d'une
calculette ( de marque Frieden, affichage à diodes ) coûtait l'équivalent de
dix millions de centimes. Aujourd'hui que coûte une calculette capable de
faire les quatre opérations et extraire des racines carrées, un franc ?
Les ordinateurs pourront être produits par millions, être alimentés par des
capteurs solaires et couplés à des satellites par des antennes en forme de
parapluie ( comme en avaient les journalistes pendant la guerre diu Golfe ).
Il existe des projets, qui de toute façon aboutiront, visant à couvrir le ciel
de centaines de satellites de télécommunication. La plupart des projets sont
liés à la généralisation du téléphone portable. D'autres, plus ambitieux,
visent le transport des images. Dans ce réseau, les textes seront des
informations minuscules, presque négligeables. BABEL n'est pas un projet
ambitieux, en regard de ceux-là. C'est une goutte d'eau dans ce brouhaha.
Mais cette goutte d'eau s'appelle liberté.
Les incidences philosophiques d'un tel projet.
Imprévisibles. Mais, fondamentalement, c'est la liberté pour tous. La
liberté de parler et d'entendre. Le court-circuitage complet et instantané de
toutes les pressions idéologiques et religieuses. Nous sommes
potentiellement libres et nous ne le savons pas. Pas encore.
Imaginez deux hommes, dans deux villes en guerre, qui soudain se
parleraient.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
233
- Moi je suis de telle ville, et toi.
- Moi je suis de là. cette guerre, j'en ai marre. J'en ai assez de ces tueries.
- Moi aussi. Nos chefs nous racontent que vous êtes haïssables.
- Les nôtres aussi.
- Ils disent que cette terre nous appartient.
- Les miens disent pareil. Ils disent que nous ne devons pas mèler notre
sang au vôtre.
- Mais cette terre, pourquoi ne pas la partager ? Pourquoi ne pas vivre
ensemble, mieux nous connaître, et, pourquoi pas, nous aimer ?
Pendant la guerre de 14-18 beaucoup de soldats sortirent des tranchées, las
de se tirer dessus, de se mitrailler, de se bombarder, de se gazer, et
fraternisèrent.
Les généraux, des deux côtés, matèrent ces révoltés en pratiquant la
décimation. Et la guerre continua.
Les Enfants du Diable 1/j/aa
234
ANNEXES
Les Enfants du Diable 1/j/aa
235
ANNEXE 1 : LA BOMBE A FISSION
La fission d'un noyau d'uranium 235 dégage une énergie de 190 Millions
d'électrons-volts ( 190 Mev ). Sachant q'un électron-volt équivaut à 1,6 10-
19 joule, ceci représente 3 10-11 Joule. Chaque fission libère en moyenne 2
ou 3 neutrons. Chacun des neutrons émis parcourt statistiquement un
certain libre parcours avant d'interagir avec le noyau suivant ( réaction en
chaîne ). Si le diamètre d'une sphère d'uranium 235 est inférieur à ce libre
parcours les neutrons produits sortiront sans interagir et il n'y aura pas
réaction en chaîne.
La masse nécessaire pour provoquer une réaction en chaîne dépend
étroitement de la pureté du matériau, c'est à dire de sa richesse en matériau
fissible. L'uranium naturel se compose de 99,3 % d'U238, non fissible et de
0,7 % d'U235, fissible. Si on raffine cet uranium naturel au point d'obtenir
40 % d'U235 la masse critique est alors de 35 kg. Un mélange avec 80 %
d'U235 aura une masse critique de 20 kg, et celle de l'U235 totalement pur
est de 15 kg. Les bombes utilisent un uranium comportant de l'ordre de 90
% d'U235 où la masse critique est alors voisine de 17 kg.
Le plutonium n'existe pas dans la nature parce possédant une durée de
vie trop faible à l'échelle de l'âge de la Terre. On le fabrique en bombardant
de l'uranium naturel U238 à l'aide des neutrons rapides émis par un réacteur
fonctionnant à haut régime, par exemple un réacteur type surrégénérateur à
neutrons rapides ( "breeder" ). Il se forme alors du
Pu 239, puis du Pu 240 et du Pu 241. Seul le Pu 239 est intéressant. On
arrête donc le réacteur avant apparition d'une trop grande quantité des deux
derniers isotopes, typiquement au bout de trois cent jours de
fonctionnement. La masse critique du plutonium Pu 239 pur est de 4,4 kg.
Dans la pratique on utilise un mélange des différents plutoniums contenant
40 % de Pu 239. Dans ces conditions, une sphère conduisant à la réaction
en chaîne aura un diamètre de dix centimètre, ce qui correspond à une
masse de 11 kg ( la densité du plutonium est de 19,5 g par centimètre
cube ).
Il est possible de réduire cette masse critique en comprimant le métal à
l'aide d'un explosif chimique conduisant à des pressions de crête d'un
million d'atmosphères. Dans ces conditions la matière fissile peut être
comprimée de 3 à 5 fois. La masse critique de plutonium n'est plus alors
que de 2,75 kg. Cette masse, à la pression normale, correspond à une sphère
de 6,3 cm de diamètre ( une balle de ping-pong ).
Lorsque la réaction en chaîne débute, les noyaux fissionnent et ainsi, en
très peu de temps les neutrons émis ne trouvent sur leur chemin qu'un
mélange d'atomes fissiles et des débris de fission. Le nombre de fissions par
Les Enfants du Diable 1/j/aa
236
unité de temps décroît alors rapidement. Pour obtenir une explosion
puissante il faut donc réunir une masse initiale nettement supérieure à la
masse critique. Par exemple une sphère de 9 cm de diamètre, en dessous
du diamètre critique à la pression normale, mais correspondra, à l'état
comprimé, à trois fois la masse critique de 2,75 kg.
Il existe un rendement de fission, calculable. Ainsi pour cette masse de
2,75 kg de plutonium la puissance produite équivaut à 45 kilotonnes de
TNT. Une tonne de TNT équivaut à 1012 calories, soit à 4,18 1012 Joules.
La bombe envisagée correspond à 1,88 1014 joules.
Utilisant la loi E = mC2 on peut alors calculer la masse ainsi convertie en
énergie. Comme C = 3 10 8 m/s, un kilo de matière se transforme en 1016
joules. La bombe équivaut donc à la conversion en énergie de 19 grammes
de matière, soit un centimètre cube.
SUITE DU LIVRE EN VERSION COMPLETE : LES ENFANTS DU DIABLE PAR Jean-Pierre PETIT




LIVRE EN VERSION COMPLETE : LES ENFANTS DU DIABLE PAR Jean-Pierre PETIT (Spiritualité, Nouvel-Age - Editions, Livres)    -    Auteur : JP - France


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dernière mise à jour : 2007-05-06

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